Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: Autrefois

La boutique de robes de mariée

 

La vitrine doit vendre du rêve à petits prix.

Elles se succèdent au magasin, des rêves plein la tête. C’est ici qu’ils doivent commencer à se réaliser. C’est quelque chose de très personnel, explique la vendeuse, qu’une robe de mariée. C’est une robe qu’on mettra une fois, qu’on montrera à ses filles, dans lesquelles, qui sait, on voudra peut-être mourir. Attachez-y ce que vous voudrez ; moi, je ne suis pas mariée, mais je respecte ça.

En vitrine, on a mis les modèles un peu tradi, c’est ce qui marche toujours le mieux, dentelles et robes blanches, traines et coiffes, voiles transparents. Derrière, dans l’espace ceint de miroirs et de penderies, on a disposé aussi des modèles plus contemporains, des modèles à jupes, des pantalons mêmes, et aussi des hauts. Certaines mariées préfèrent juste le haut et accorder ça avec un autre bas. Façon aussi de faire des économies. Les mariées ? un peu de tout, mais pas qu’un peu ; on revient plusieurs fois, on vient à plusieurs. Ici, on offre du café et des dragées (on nous en rapporte tout le temps). Il y a des canapés pour s’asseoir (blancs, oui, ok, on a fait dans les codes couleurs, tout comme pour la peinture, la caisse, et mêmes la couleur de la télé qui diffuse MCM depuis le plafond). Parfois les mariés viennent mais c’est dans l’ensemble un truc de filles. Parfois on a des couples de femmes qui viennent ensemble. On a même vu une mère choisir la robe sans sa fille. Bizarre, quand même ! a observé la gérante.

On a aussi les accessoires : pour les cheveux (ça passe de mode, dans une certaines mesure), pour les jambes, et puis, naturellement, les chaussures.

A l’étage, on ne fait que ça. La robe, c’est le produit d’appel. Depuis vingt ans, on a vendu plein de modèles ; ils changent avec les années, mais tout naturellement, ça reste les mêmes fondamentaux. Ca ne change pas tant que ça non plus hein. D’ailleurs, regardez les robes vintage. Certes, les impératifs d’un mariage rendent difficiles de reporter une robe déjà usitée, mais la copine de ma mère lui a emprunté sa robe pour son mariage, et ça a parfaitement été. D’ailleurs, le plus amusant, remarque-t-on ici, ce sont les vieux couples qui reviennent pour se marier, se remarier, tout amoureux, et souvent moins soucieux que les plus jeunes. Ils n’ont plus rien à prouver, observe-t-on. Quand on se rencontre à soixante-dix ans, c’est d’abord le plaisir d’être ensemble…

Paris, le 26 octobre 2014.

A Maurice Pialat.

 

Le pralinier

            C’est drôle, disait la patronne à une journaliste de la presse locale, l’autre jour, il n’y a pas encore eu de mode de la praline. On a eu le cupcake*, le macaron, mais pas encore la praline. Pourtant c’est tout le savoir-faire français, la praline ! C’est même une invention unique, à recette unique, si vous grattez un peu. Certes beaucoup prétendent la fabriquer, mais la vraie, la vraie praline, a son Jérusalem comme le gâteau de Bélem a son…Belém.

            Au temps pour les métaphores. Ici, c’est rose, pastel et délicat ; on se croirait chez Pompadour, deux cents ans après. En Belgique, la praline rime avec chocolat (on appelle ça praliné) ; et c’est, pense la patronne des lieux, le dernier conflit franco-belge. (On cherche les autres…). Qu’importe ; ici on vend les deux. Il y a donc, d’un côté, les pralines, stricto sensu, les pralines d’après la tradition (pas si ancienne que ça), enfin sans chocolat, et les pralines belges, enfin, les chocolats, les pralinés.

Les pralines tradition sont là, plutôt roses, mais aussi vermeilles, et ils sont rassemblés dans de vastes plats sous des vitrines qui ceintrent tous les murs de la boutique et restreignent le champ de passage des clients. Ces vitrines sont couronnées de présentoirs, sur lesquels on a posé de petits paquets qui s’emportent et s’offrent ; tandis que pour les chocolats on peut prendre une boîte toute faite ou composer la sienne. Il fait toujours un peu frais, dans la boutique, histoire de ne pas laisser la chaleur abîmer les produits, en été ; en hiver, on chauffe peu, et les vendeuses préfèrent porter un chandail de plus. On est strict sur l’hygiène ; deux lavabos permettent de se laver les mains avant ou après avoir manipulé les produits. Regardons de plus près les pralines : on dirait des rochers échappés d’un bord de mer nordique ; on ne s’y promènerait pas ; c’est pour les mouettes. De la roche volcanique, aussi, avec cette couleur. Regardons par ailleurs ; au rang des chocolats, ce n’est que petits motifs exquis et formes particulières : triangles, carrés, rectangles, petits cubes.

L’ingrédient de base, derrière tout cela, ce sont les noix : amandes et noisettes principalement. De nos jardins et du sud de l’Espagne ou encore de Californie (on parle d’une sécheresse qui fera monter les prix l’an prochain) viennent ces petites roches comestibles (les Anglais disent stone fruit) qu’on écrase et qu’on monte en pâte ou encore en débris mariés à du chocolat (à la belge) ou à du sucre caramélisé (à la française). A l’arrière, on fabrique : il faut faire travailler plusieurs apprentis. Dommage que ce ne soit pas à la mode, se dit-on chez les patrons, parce qu’avec tout ce qu’on a comme coûts. La santé ? mais il faut bien se faire plaisir, c’est bon à la santé, répondent-ils. Et de fait, ils ne sont pas gros, ni l’un, ni l’autre. Je fais attention, vous savez, explique le mari de la patronne. Ca ne m’empêche pas de me faire plaisir de temps en temps. Après, on mange moins au fil des années ; c’est comme le chocolatier. Bien sûr, on y garde goût, mais avec le temps, on aime aussi manger une orange toute simple ou une pomme ; si j’en abusais, imaginez dans quel état je serais. Pour moi, pense une passante, les pralinés rappellent les mariages, avec leurs dragées et leurs pièces montées. C’est la même famille, répond, tout de go, le mari de…

Paris, le 21 septembre 2014.

A Perrine Benhaim : cool, je viens à Bruxelles demain.

* Lire aussi : le magasin de cupcakes

Chez le spécialiste du tennis de table

Les Asiatiques ont donné au sport sa noblesse ; oui, c’est un sport, même si pour vous c’est peut-être un loisir ou une obligation scolaire. Les Asiatiques ont poussé ça au rang de sport des grands, et forment chaque année des milliers de champions. Quant au loisir, il est à ce sport à la fois la source de ses vocations et la pire source de confusion.

Vous savez sans doute qu’il faut des chaussures spéciales, des lunettes, si possible, un petit short, une combinaison adéquate et légère. Vous savez sûrement que la qualité du bois, du manche, du revêtement font beaucoup varier la force de la balle et sa trajectoire. Vous n’ignorez pas que le l’humanité peut de tout faire une science, ou presque, et cela vaut pour le tennis de table. C’est un sport pratique, accessible même, car au fond, il suffit d’une table, et de beaucoup d’énergie et de discipline.

La vitrine n’est pas que composée de raquettes. Des accessoires vestimentaires en occupent la moitié : superchaussettes, bandeaux, ceintures, hauts et shorts pour femme et homme, chaussure adaptées de couleur fluorescente. Bien sûr qu’il y a des raquettes ; celle de votre scolarité, à revêtement rouge et noir, sauf qu’elles sont vendues sans celui-ci et leur noblesse n’en est que mise en valeur, rétro, élégante, à manches de liège et à ton gris, bleus, ou naturels. Les raquettes de ping pong ont un port que leur envie tout le monde de la raquette, tennis et badminton en tête. Plusieurs raquettes, donc, sont disposées en vitrine, comme des éléments de décoration, assortis à des jeux de balles dans de petites boîtes recouvertes de mention en idéogrammes, à des casquettes et même à des DVD.

Dedans, l’espace est peint de couleurs légères et bien aéré. Déjà comme un air de gymnase ! Voici Les posters signés par les plus grands champions, malheureusement inconnus du grand public, côtoient les affiches publicitaires, quelques unes seulement, car dans l’ensemble l’espace est fort sobre. C’est que les produits sont colorés et parfois clinquants, comme ces petites boîtes de carton à revêtement plastique ou à colle, qui arborent fièrement les visages de champions chinois. De quel sport s’agit-il, pourrait-on se demander, si on ne voyait qu’eux. Quelques grands fabricants se partagent le marché, un Allemand, un Chinois, un Coréen. Des filets, du matériel indispensable à leur fixation, de quoi coller, décoller, nettoyer raquettes et tables, toute la technique est là.

Le savoir aussi : livres, manuels, DVD, et même des jeux vidéo (Table Tennis Warrior, Ultimate Ping Pong IV…).

Il y a les vêtements exposés en vitrine et davantage encore ; plusieurs modèles de basket dont le style audacieux ferait pâlir les standards issus de jeux plus télévisés. Etonnant que les ados ne l’aient pas encore découvert.

Enfin, il y a la table. Elle est un peu plus petite, elle est au fond dans le coin, et par sa seule présence, elle vous donne envie de jouer, d’oublier un peu le boulot et les gosses, ou de les parquer derrière la table, tiens, et de leur enseigner les automatismes d’un jeu qui va très, très vite. Car ici, on est accueillant et serviable, mais vous savez, au jeu, il faut avoir l’œil rivé sur la balle. On parle peu, et on se concentre, et comme ces Asiatiques qui viennent ici pour jouer et mettre à profit des années de labeur dans les clubs européens, comme tous les joueurs amateurs ou professionnels, il faut se fixer. La précision, c’est le secret des champions.

Le 7 septembre 2014.

 

Le magasin de parapluies

« Parapluies et cannes, oui. Mais oui, passez à l’heure que vous voulez, Monsieur ! »

C’est ainsi qu’on reçoit ici, dans ce magasin, au téléphone, avant même que l’on vienne. Tout pour le client, c’est ce qu’on aime à dire. Les objets que l’on commercialise ici sont importants : les cannes servent à nombre de personnes infirmes ou temporairement ou de façon permanente, et pour cela, il faut être prêt à faire des efforts, car leur démarche est rendue difficile par la gêne qu’ils éprouvent à marcher. D’autre part, on se plaît à dire, dans ce décor dix-neuvième, derrière les vitrines gravées en lettres dorées à la manière d’autrefois, que l’on est dans un temple du luxe, mais d’un luxe subtil et élégant, presque caché.

Tant mieux pour nous, ronronne dans sa barbe le client ou le patron lui-même, en se caressant le bout des moustaches, et une barbiche qui paraît sortir de Balzac. Les cannes sont protéiformes ; elles sont couronnées de têtes de chien ou de chat, de cerf, généralement d’animaux masculins car pour une raison obscure on assimile la canne à l’homme là où les femmes en portent aussi. Tous ces bâtons sont regroupés, debout et en faisceaux, sur des présentoirs à droite et à gauche du magasin, qui est un vaste couloir en L, où l’on entre et où l’on déambule avant de tourner à droite, et de faire face à un comptoir où l’on peut se mirer dans la glace pendue au mur. Les miroirs sont partout, de toutes parts, sur presque tous les murs, et à hauteur de pied déjà jusqu’au plafond ; ainsi, on peut s’admirer, contempler sa démarche auguste.

Ailleurs, mais pas en un endroit précis ; un peu partout, à vrai dire : on trouve les parapluies. Avec les têtes d’animaux, ils forment des totems habillés, de petites colonnes, habillées façon Christo. On trouve aussi des pierres, des cristaux, des boules, au bout des anses. Les robes des parapluies rassemblées sont comme un étal de soieries : du rouge bordeaux et du vert foncé le plus élégant à des motifs à pois roses, voire à cœurs. Des fleurs de lys pour les plus ultra. Le tout se dispense mais ne s’essaie pas. On n’ouvre rien dans la boutique, c’est un principe ancien et cela porte malheur. On vend, en revanche, plein de tailles différentes, et l’on est indulgent avec les clients qui veulent essayer sur le trottoir ; personne n’est jamais parti sans payer. De toute façon, remarque-t-on au fil des années, le décor opère une sorte d’antisélection et filtre les bons parmi les passants. Et puis, on a nombre de clients fidèles, qui reviennent depuis des années, et qui initient leurs enfants, lesquels reviennent encore éprouver les lates anciennes et souvent cirées du plancher de bois, couleur dorée, comme tout ce qui se trouve ici ; que ce soit le bronze, le bois ou encore les différents éléments de décoration que l’on a gardé au fil du temps. Quelques parasols beige, blanc et pastels, rarement vendus mais jolis comme tout, en bois et en dentelle, rappellent le passage des années et tentent les nostalgiques.

Le changement climatique, les étés pourris ; c’est bon pour les affaires ! plaisante le vendeur-en-chef avec le patron, car on est de plus en plus mouillé.

 

Paris le 24 août 2014.

 

Le dépôt-vente vestimentaire

Chanel, Lagerfeld, Hermès… C’est ici que le monde de la récupe et le culte des marques se sont croisés. Avant, nous étions l’avant poste de la récupération ; mais maintenant, avec les vide-dressing, les sites de vente en ligne, etc., on n’est plus seul. Seulement voilà, quand il s’agit d’avoir un lieu physique… il n’y a que celui-ci. On ne se croise pas sur le site. On ne peut pas toujours aller dans un vide-dressing. Mais ici, dans cette boutique à l’enseigne années 20 et à la vitrine brune et or, avec ses trois mannequins et ses sacs à mains et colliers, vous pouvez venir quand vous voulez. Une petite clochette retentit à l’entrée et avertit la patronne de votre passage. Même si vous ne voulez qu’essayer, ou regarder, ce n’est pas grave, on est commerçant à l’extrême. Ca négocie un peu, mais pas au-delà des marges, car vous comprenez, il faut bien vivre. Mais on comprend que pour certaines dames, faire une affaire est une question d’honneur plus que de sous, et on s’en accomode par avance. Lorsque vous entrez, il y a face à vous un petit bureau de bois, sur lequel trône un petit ordi portable relié à deux haut-parleurs qui diffusent des musiques agréables, sympa, mais pas bruyantes. A droite une cafetière et quelques tasses, des petits gâteaux, et parfois, des Quality Street. Il y a un diffuseur de parfums aussi, enfin, d’huiles essentielles : thym, romarin, lavande. Tout autour, c’est le royaume de la sape. Des sacs Dior d’autrefois, des crocos… Des manteaux, des tailleurs, des chaussures sous les portants qui portent les tailleurs. Des chaussures à talon, des baskets un peu chic.

Vous savez, la taille n’est pas un problème. Ici on n’est pas chez Abermachin. Dites-moi ce qu’il vous faut et je chercherai. Même en 46 ? Oui, pas de souci, tout se trouve.

Du coup la dame n’achète plus neuf.

Le sol est un vieux parquet rayé de partout mais ça ajoute du charme ; il faut un peu de désuet ; il faut de l’ancienneté, car ici on vend de l’ancien. Au rythme ou va le monde, un peu plus de recyclage et de même de vétusteté, ça ne fait de mal à personne. Madame est toujours habillée avec sa propre marchandise ; vous comprenez, il faut en faire la promotion et en même temps il faut être élégante. Mais il y en a pour toutes, vraiment : garçonnes, grandes dames, décontractées, sportives. C’est important, chacun son style et pas de jugement ; de toute façon, on en change toutes un jour ou l’autre. Un fauteuil est situé à côté du miroir, lui-même installé à côté de la cabine d’essayage, pour calmer l’impatience des personnes qui accompagnent. J’ai des crayons de couleur et du papier, et deux trois jeux de société, pour les enfants qu’on ne peut tenir. Par contre, les chiens, c’est toujours limite. Même les Chihuahua.

On voit des gens de partout ici ; une fois, une dame d’Australie est venue et m’a invitée à aller la voir là-bas. Oh, j’aimerais bien, mais qui garderait le magasin…

 

Paris, le 16 août 2014.

Aux femmes de ma famille qui se reconnaîtront dans cette histoire.

Le magasin de jouets anciens

La ville, songe le propriétaire de cette boutique installée dans une vieille et charmante rue pavée de briques, devrait me rémunérer en tant que musée !

En effet, les passants s’arrêtent nombreux les weekend et en été pour admirer les jolies choses qu’il vend, interpelés par le pittoresque de la vitrine ancienne, et de la devanture en bois, dans ce cadre si authentique. Et tels les visiteurs d’un musée, ils n’osent, ou osent trop peu, toucher. Ils se postent devant la vitrine et entrent avec un peu d’hésitation (l’hésitation annonçant généralement qu’ils ne feront que regarder). C’est à vendre voudrait-il leur dire quelquefois lorsque les sourires d’un promeneur charmé ne suffisent pas à apaiser son agacement. Pourtant il est fier d’être dans les guides, les brochures, et au fond, le succès du commerce est le passage. Quelques personnes dont le cerveau a été miraculeusement relié au porte-monnaie et aux facultés consumériales (une partie des neurones qu’il nous reste à découvrir…) procèdent à offrir à leurs enfants certains des magnfiques jeux que l’on trouve ici. Oui, c’est cela ! emmenez le musée chez vous ! Notons que certains adultes collectionneurs n’ont même pas pris la peine de fonder une famille pour devenir de fidèles clients et entretiennent ainsi l’univers de leur propre enfance. De qui d’ailleurs, se demande-t-on, en parcourant les rayons du regard, ces jouets sont-ils encore le souvenir ?

Car il y a des illustrations de 1900, des clowns en bois d’une taille désuète (trente centimètres ; plus personne ne fabrique de figurines de cette taille !)… Dans un meuble à niches, également en bois, peint de représentations de cirque, on trouve des animaux exotiques, derrière des barreaux (autrefois, on montrait les choses telles qu’elles étaient…)… Une quantité de poupées peuple aussi l’espace, mais rien d’excessif : ce n’est pas un magasin de poupées ! elles sont jaunes, apprêtées et habillées. Arlequin, dans ce dispositif, tient une place toute particulière, tout comme Pierrot. Quelques livres, mais surtout du bois, du métal et du papier plié. On trouve aussi de jolis bancs anciens pour les petits ; des boîtes ; des jeux de boule (on n’oserait plus jouer avec de peur d’abîmer la peinture). Et des chevaux, en bois aussi, qui nous font penser à un manège, sur lesquels vos enfants pourront faire tourner des X-Men. Tout est plaisant au regard. Deux sentiments se chevauchent : l’émerveillement, et pour le relativiser l’étrange impression de permanence, dans les jeux, dans l’enfance elle-même, dans l’expérience humaine enfin. Quelque chose qui nous rapproche dangereusement du passé : qu’est-ce qui nous distingue au fond ? C’est peut-être pourquoi le patron n’est en rien impressionné par les pièces qu’il vend ; du moins, pas en public. C’est dur à trouver, c’est vrai. Il faut faire des kilomètres, négocier avec de vieilles dames, et savoir renoncer. Mais ce ne sont après tout que des jouets, et peut-être que si nous osions encore nous en servir, nous aurions l’intelligence du jeu que les enfants dévoreurs d’images ont, ou n’ont pas, perdu.

Des enfants déboulent chaque jour devant la boutique ; sur le chemin de l’école, en jouant ou propulsés à toute allure sur différents véhicules à roues. Certains lorgnent, curieux, et retracent en rêvant l’étrange antécédence d’ancêtres du même âge, ou repartent avec une idée de jouet à fabriquer de leurs mains.

Amsterdam, le 3 août 2014.

 

Le magasin de bibelots chinois

Soixante siècles d’histoire vous contemplent du bas de ces étagères. Concentrées, miniaturisées, reproduites à l’infini, toutes les grandes œuvres sont ici, au détour d’un boulevard parisien : la grande muraille, les Bouddha de plusieurs styles et époques, les multiples chats souriants (Lewis Carroll serait-il allé en Chine ?) qui vous narguent de leurs vœux de bonheur, les pendentifs rouges, les lampions, les statuettes soldatesques du mausolée de l’empereur Qin, comme surgies de Terre et rétrécies par le voyage. Tout est là, et plus encore : les grands monuments, certes, mais aussi l’art de vivre, les arts de la table (de délicieuses baguettes, le plein de théières à la façon kaolin, de la vaisselle), de petits objets (des tigres, des panda, des baguettes d’encens).

Il y a les pendentifs de jade et de bois précieux, situées dans une petite vitrine qui fait aussi comptoir, à droite de l’entrée. La surface du magasin ne fait pas plus de vingt mètres carrés ; elle est achalandée comme pour quarante ; une dame d’un certain âge trône derrière la vitrine et vous accueille d’un sourire. Essayez-le, Monsieur, vous dit-elle nonchalamment (vous avez peut-être envie, Monsieur, de porter un collier de jade, et puis qu’est-ce que ça lui fait). Ca vous irait bien Madame, dit-elle à votre amie. Le jade nous fascine.

Plus loin, sur le mur qui face à l’entrée, il y a quantité de calendriers chinois. Curieux comme le calendrier chinois a survécu à l’iPhone. Il n’en est pas tout à fait de même du calendrier des pompiers, si ? C’est joli, en tout cas, et décoratif, et cela montre, au-dessus d’un reposant paysage de collines, un dragon ! D’ailleurs, des dragons, il y en a en quantité dans cette boutique ; gonflables, illustrés, en figurine ; il y a même des bouts de costume pour le Nouvel An. De même que vous n’avez plus besoin de voyager pour voir (Google vous emmène en visite virtuelle partout), vous n’avez plus besoin de voyager pour vous acheter des souvenirs. Pour ceux à qui le souvenir marque le voyage, cela cause une sorte de trouble. Si on peut s’acheter la babiole partout, à quoi bon voyager ? Surtout, comment montrer qu’on y était vraiment ? Il faudra se reporter sur les objets d’un artisanat plus rare et précieux, qui sont assurément introuvables chez soi. Ces beaux objets sont à trouver dans les boutiques design et les villages reculés ; c’est pourquoi, s’il est chic d’acheter dans la boutique de babioles en bas de chez soi, sur place, il vous faudra opter pour l’artisanat d’art, ou, rien du tout : voyager léger, et rapporter de là-bas, croquis, objets rares, ou expériences à raconter. Ce dernier point implique une plus grande témérité culinaire, une plus grande propension à essayer la ruelle sale qui recèle peut-être un trésor d’authenticité, ou enfin, à emprunter ce sentier escarpé que personne d’autre n’a vu, près de la Muraille, et qui vous fera déboucher sur une véritable scène locale, avec de petits vieux qui jouent aux échecs, ou au jeu de go, que vous prendrez en photo, et qui vous fourniront par leur seule présence une vision que vous ne trouverez nulle part ailleurs.

Pour revenir à notre affaire, vous trouverez tout de même ici d’originaux cadeaux d’anniversaire, petits objets à offrir à vos invités, ou décorations de salle de bain. Les étudiants adorent : c’est moins loin qu’Ikea, et plus exotique que la petite ville dont on vient. Quelques années durant, ils seront de grande valeur ; un jour, ils auront valeur sentimentale ; et dans un futur incertain, la maladresse d’un enfant joueur, ou la lasse malveillance d’un conjoint faisant place nette en aura peut-être raison.

Procida, le 30 juin 2014.

 

A Bertrand Gartner ; à sa deuxième jeunesse.

A Vanessa et Benjamin Miler-Fels.

La friperie

Connaissez-vous l’odeur d’une friperie ? C’est comme un tissu mouillé et séché entre-temps, comme un amas de draps. Dés qu’il y a des tas et du désordre (inévitable, même dans le plus soigné des établissements), l’odeur réapparaît. La boutique existe depuis dix ans et ne désemplit pas. S’y mêlent les populations les plus différentes. Une des France d’aujourd’hui, la fédération des alter et des fauchés. Des mères de famille de toutes les couleurs, en habit divers, super mode un peu osée, en boubou, en caleçon de supermarché, qui montre tout des formes, ou en voile, avec leurs enfants. Des dandy qui mettent des chapeaux melon, des costumes d’autrefois, et portent des moustaches excentriques. Des filles aux cheveux rouges, étudiantes, qui viennent s’habiller et « délirer », laisser libre cours à leur fantaisie pour pas cher. Elles prennent souvent des pièces que les autres n’osent pas mettre. Les robes à 1 euro, les articles au kilo dans un tas, sur une grande table au milieu. Il y a de l’homme, de la femme, de l’enfant. Il y en a pour tous, en d’autres mots. La boutique pour tous. Parfois, on y retrouve une chemise qu’on a jetée autrefois, et qu’on serait content de reporter : à force de mettre les mêmes vêtements, les uns et les autres, on se rend compte dans le dépotoir d’une friperie qu’on n’est pas si unique face à la mode, malgré son message qui voudrait nous faire croire que nous sommes tous différents. Think different, disait la pub…

La friperie c’est un art de vivre : l’art de vivre à la seconde main, sans dépenser, sans avoir le besoin que tout soit parfait, mais juste ce qu’il faut. Pour autant, les clients consomment, et ils consomment d’autant que c’est pas cher, qu’on empile. On repart plus facilement avec un sac plein qu’avec deux pauvres articles choisis minutieusement.

Il y a des chaussures aussi ; on repousse les limites de l’hygiène standard et de notre acculturation : oui, on peut partager des pompes. Un jour peut-être, on vendra des sous-vêtements, car après tout, si c’est bien lavé… chacun appréciera comme il l’entend.

La fripe, c’est un mouvement, et c’est une mode, et une tendance. Au départ il y a eu les marchés au puces ; maintenant il y a toute une gamme d’offres de recyclage de vêtement depuis les garde-robes ouvertes à e-bay en passant par ici. Savez-vous qu’on ne récupère qu’une toute partie du rebut, ici ? C’est tout à fait illusoire de penser qu’on pourra tout sauver. La plupart des vêtements finissent en moquette ou en fumée d’incinérateur. Alors, vraiment : est-ce encore la peine de produire plus, d’acheter ? Quand il y a de si beaux spécimens de la saison dernière, ou d’il y a quatre saisons, à portée de main ? Question existentielle pour les zélés comme les clients occasionnels ; les vendeurs répondent : la friperie, c’est un mode de vie. On entend Blondie, de la musique rock, punk, FIP et parfois France Inter ; on mange des galettes de riz bio au comptoir, et on fait du café pour les clientes habituées. C’est une sociabilité, parler chiffon, c’est un art de vivre. Oui, essayez-le, le t-shirt Disney, je vous l’assure, c’est rétro, c’est à la mode, c’est subversif, c’est psychédélique.

A Annie Ernaux, pour son dernier bouquin.

A Perrine Benhaim, qui aime bien la fripe.

A ma mère, qui m’y a un peu trop traîné.

Le magasin d’épices

 

De Marco Polo à Dune, le monde des épices est envoûtant, éclatant et lumineux ; l’épice une poudre mythique dont la terre d’origine s’éloigne toujours à mesure qu’on s’en rapproche. Un magasin d’épices est le droit héritier des comptoirs portugais et vénitiens ; des grandes expéditions ; des caravanes et des caravelles. Tout doit se ramasser en vrac comme de précieuses poudres réchappées du voyage et du désert. Idéalement, il faut ramasser ça dans un vêtement ample et ensuite laisser tomber des mains comme ferait Picsou avec son or. Dans leurs petits flacons, les épices ont gardé quelque chose de cette miraculeuse rareté. Le personnel, en noir et derrière de grands tabliers noirs, se tient à votre bienveillante disposition.

Tout est ainsi disposé : au centre de cette grande maison du condiment, des gousses de vanille classées par provenance et par force, nommées selon les îles (troublante est la nostalgie de leurs noms d’Ancien régime…). Sur les côtés, sur des rayons de bois clair posés sur des miroirs, qui glorifient chaque produit et couleur, il y a une myriade de petits flacons prêts à la commercialisation. On trouve aussi, en contrebas, et pour faire plus authentique, quelques sacs de sables jaune, rouge, ou noir, et de grandes jarres.

On vend les épices classiques : cannelles, curry, curcumas, poivres de toutes les couleurs. Mais aussi les choses auxquelles vous êtes moins habitués : les herbes, les racines, les baies. Il en vient de partout ; et aujourd’hui encore, le cours de l’épice est élevé. Aujourd’hui encore, les bonnes épices sont dures à trouver. Aujourd’hui encore, on doit importer bon nombre d’entre elles, sans quoi nos légumes tempérés ne se fieraient qu’à leur propre goût mouillé et vert. Avec l’épice, ils sont relevés, ils deviennent cosmopolites et différents. Même la vieille courge est transformée. Certes, à y regarder de plus près, bon nombre de légumes sont venus d’autres continents, et bon nombre de plats traditionnels sont en fait tributaires d’épices et donc de ces mouvements de caravanes d’autrefois et de cargos d’aujourd’hui. Témoins le pain d’épices, le vin chaud…

Sait-on les vraies conditions de consommation de ces trésors de goût et de senteur ? Tout l’enjeu est là de nos jours : savoir comment on boit vraiment le thé, comment on assaisonne vraiment les plats, comment on doit manger le piquant. Comme si nous ne pouvions, tout simplement, faire ce qui nous plaît. Témoin le curry wurst : qui aurait pu prévoir une telle monstruosité culinaire, pourtant si appréciée ? La querelle des Anciens et des Modernes, des puristes contre les fusionnistes, fait ici rage. Entre l’AOC et la Cuisine nouvelle, il vous faut choisir ? ou bien, ne serait-ce que savoir. A cet effet, des livres sur les épices sont disposés dans des casiers éclairés par des néons cachés, sur un fond miroir. EPICES. SPICES OF THE WORLD. EPICE MON AMOUR. On croirait des unes de Géo. Au fond, si vous ne pouvez partir en voyage, et/ou que Samarcand vous paraît trop loin, il vous reste toujours le magasin d’épices. Ce n’est pas qu’une affaire de cuisine, même s’il faut bien reconnaître qu’en matière de goût il y a bien épice et épice. C’est une affaire d’ailleurs, d’ici ; et d’ailleurs…

 

Paris, le 12 mai 2014.

Aux enfants des rues, encore une génération sacrifiée.

 

Le magasin de confitures

Pour faire un beau magasin de belles confitures, il faut d’abord de bonnes confitures, et pour cela, il faut de bons ingrédients. Des fruits, en premier lieu, qui devront venir de provenances bien marquées : Gascogne, Ile-de-France, Maurice ou Réunion, Kenya, Savoie, Gâtinais, Sologne… Il faudra préciser qu’ils sont tous bio ou d’origine familiale (on ne s’étend pas sur la définition de « familiale »…). Ensuite, du sucre : sucre de canne, miels de toutes sortes. Ca c’est la première étape.

 

La seconde, ce sera de mélanger et de surprendre : agrumes au basilic, chocolat au curry, trois fruits, quatre agrumes, deux bananes, quatre chocolats. Tout cela produit l’étonnement. Songez aussi aux fruits exotiques : ananas, kumqat, mais aussi la baie de l’églantier qu’on ne semble consommer que dans l’Est et les zones de montagnes. Maintenant, faites des duos, et testez sans cesse ! pourquoi pas églantier-banane d’ailleurs ?

 

Cela fait, il vous faudra songer à décorer les pots. Ceux-ci doivent refléter les valeurs de la maison : petits, parce que ce qu’on achète ici a de la valeur ; élégants, car nous sommes élégants ; simples, car nous sommes aussi simples. Il faut que l’étiquette exprime tout cela à la fois. Simplicité, élégance, et qu’elle fasse mention du privilège que vous avez, et de l’ancienneté de la maison. Une partie du plaisir de nos confitures, dit-on, c’est de les partager : comprenez aussi, de les montrer à vos convives et d’en faire un sujet de conversation pour petits-déjeuners de mariage et lendemain de fête (c’est justement à ce moment qu’on en cherche, alors que les esprits sont fatigués). Quoi de plus commode qu’un peu d’émerveillement pour égayer la tablée.

Maintenant, il vous faut présenter le tout : pour cela, des étagères en bois, une musique douce, des lumières qui mettent en valeur les produits. Séparez gelées et confitures, confits et jus, compotes et miels (oui, on fait aussi du miel, et des pâtes à tartiner). Les étagères couvrent les murs de toutes parts. Habillez le personnel en noir ; on est ici dans une grande maison, il faut un peu de standing ; et pour une raison qui nous échappe, c’est le noir. Maintenant, emballez tout ça en sac élégant à la caisse. Avec du ruban, et une anse en corde de couleur. Comme si vous aviez acheté des chaussures de marque. Vous y êtes. Quarante euros pour quelques confitures, mais au moins, avec ça, les convives seront contents.

 

Paris, le 28 avril 2014.