Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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Le typographe

C’est la fin ! Le commerce va bientôt fermer. Malgré mes quarante ans de métier, je suis fatigué, explique le patron de l’affaire en accrochant son panneau A VENDRE. Ici, on sert encore les clients, pourtant, et on imprime toutes sortes de choses. Cartes de visite, cartes de vœux, invitations officielles, cartons de correspondance, armoiries, tampons…

Vous êtes ici dans le temple de Gutenberg, où l’on refait les mêmes gestes qui ont alimenté tant de pamphlets et de révolutions, de mouvements et de modes littéraires. Ici, on fabrique encore les cartes à l’ancienne, sur un papier raide, cartonné, d’un grain et d’une qualité que vous ne trouverez pas ailleurs. Ne trouverez plus du tout, d’ailleurs, sauf chez des confrères particulièrement minutieux (et il y en a de moins en moins). La carte de visite se remet encore, tous azimuts ! aux collègues, aux prospects, aux confrères, aux connaissances et aux cibles de la drague du samedi soir, voire aux cocos et cocottes des terrasses de café, à Saint Germain des Prés, ou dans les maisons bourgeoises des zones piétonnes des centres villes.

La carte de visite, c’est écrit noir sur blanc : cela vous pose, cela vous détermine et assoit votre crédibilité par la main divine du manuscrit révélé.

L’impression a encore cet effet, en nos pays de droit romain, dans nos autres cultures obsédées de l’inscrit et du précédent : si c’est écrit, c’est que c’est vrai. Alors, oui, je ne suis que moi ; ou bien je suis auteur, ou mieux (Maman aurait préféré) avocat à la Cour (notez toujours, « à la Cour »), ou Dentiste stomatologue, ou Monsieur et Madame (insérez un prénom masculin) de… . Toute cette variété de stèles en papier, minatures, dont regorgent nos porte-monnaies, c’est la beauté de la carte de visite, c’est la magie de l’imprimeur.

Dans la boutique, cette magie a marqué le sol de traces d’encre ; elle a décoré la vitrine de  nombreuses cartes d’exposition ; elle a constitué un grand livre de réalisations sur la table où l’on reçoit les clients ; elle a actionné d’impressionnantes (et rares !) machines que l’on aperçoit au fond de l’atelier. C’est comme si on entrait dans le fil du savoir, et de la correspondance, étalé au fil des siècles comme une suite de feuilles imprimées. Ici, on est dans le même pays que l’imprimante couleur, tout près de la rotative des journaux ; on presse, on relie, on expédie, on prépare : c’est ici que se joue la civilisation de l’écrit. Hammourabi, déguisé en araignée, nous guette d’un coin du plafond.

Le patron est un type jovial, habillé en bleu de travail, accueillant, et qui aime les belles choses. La fameuse table où vous vous asseyez, c’est du noyer massif, c’est de l’ancien, et il cultive cette antiquité, car dans l’impression il y a quelque chose de désuet, et cela, il l’a accepté, et c’est pour cela qu’il ferme. Ca et la fatigue des années ; ça va bien aussi,  il faut bien s’arrêter un jour ; passer à autre chose… D’ailleurs, la table est à vendre, voyez ça avec ma femme, précise-t-il, c’est elle qui l’a achetée.

Lille-Paris, le 16 octobre 2013.

Le kiosque

Dans cette station souterraine, le passage est continu. Quand il y a des travaux, ou une grève, le chiffre d’affaires baisse, subitement. Autrement, il faut faire attention aux vols.

Surveiller. Savoir tout faire à la fois : la caisse, les renseignements, la vente. Pour se simplifier la vie, une consœur, commerçante à Auber a accroché une pancarte à l’entrée de sa boutique :

NO CHANGE. NO INFORMATION.

Marre des touristes.

Ici, on vend pourtant des journaux pour eux : The Guardian, El Pais, le Herald Tribune. Pour tous, l’Officiel et le Pariscope (depuis le temps, on se demande comment ils ont fait pour ne pas se bouffer le nez). C’est le Coca et Pepsi de la presse spectacles. Les gens qui achètent ça pour avoir de la monnaie…. (NO CHANGE.) Femme Actuelle. Ca m’intéresse. La presse spécialisée. Sciences. Ordis. Spéléo. Catcheurs. Etc.

Des mouchoirs, des briquets, des cartes cadeaux iTunes. Les petits objets se vendent bien. Petits guides : les livres faciles se vendent bien. Suppléments (ça quadruple les prix et ça fait râler les clients, dans certains cas même ça décourage la vente). J’y suis pour rien, vous comprenez. Ils arrêtent pas d’en rajouter, ils savent plus faire un journal mais ils vendent des DVD.

L’odeur de papier glacé et d’encre hante l’air de derrière le comptoir ; il plane au-dessus des publications. Pourtant des millions de pas, de souffles se succèdent, dans ce couloir, jour après jour, heure après heure, année après année. Dans la lumière grise, blanche, les titres et les couvertures blanches ou blanc-grises ressortent bien. Mais la patronne du kiosque voit peu le jour. Travailler dans le métro, c’est comme être chauve-souris, vampire ou mineur. Ou, si vous préférez, quelque chose de mieux.

Il y a quelques habitués fort caractéristiques : une dame avec des cernes qui vient pour ses mots croisés, plusieurs matins par semaine. Un homme distingué qui achète Le Monde. Pas de commentaire sur le porno, mais il y en a un peu. Des ados qui s’achètent les magazines de jeux vidéo, de jeunes hommes qui prennent des revues d’informatique…

Les gens s’arrêtent parfois plus qu’il ne faut. Y en a qu’il faut toujours chasser : ils liraient tout sans payer. Curieusement, quand une personne fait halte, d’autres aussi : c’est fort mimétique, les humains. Suivent aux cohues de grands blancs, des moments calmes où pas une âme ne se montre, même dans ce métro, ou ne s’arrête. Ou bien, c’est qu’à force, on ne les voit plus.

Avec la crise de la presse, pas une année sans grève, sans livraison : que ce soit rédaction, imprimerie, etc., c’est pareil, maintenant, ce n’était pas mieux avant.

Paris, le 30 novembre 2012.