Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: papier

Le magasin de reprographie

Le bruit mécanique des copieurs est constant dans cette petite boutique, située à proximité de l’université. Les étudiants se succèdent à longueur de journée, mâchant des barres de chocolat et buvant des boissons sucrées, parfois détendus, parfois anxieux, parfois terriblement pressés. Les clients dernière minute, ce sont les pires ; il faut un calme absolu pour les supporter, mais il le faut, car ils reviennent toujours. Il faut leur montrer que vous pouvez travailler avec leur névrose, leur retard, leur désorganisation, et ils seront à vous, toujours à vous, a pensé, un jour ou l’autre, un commerçant qui a pris le temps d’y réfléchir.

Il y a une couleur qui domine c’est le gris : le gris des machines si vite vieillies, usées par le passage quotidien de tant de devoirs, manuels, cartons d’invitation et pièces d’identité. L’odeur, c’est celle du papier et du plastique chaud : l’air est irrespirable à l’homme de grand air. C’est une atmosphère de rat ; un environnement fait pour les humanoïdes que nous sommes déjà.

La gestion du papier est un problème permanent : il y a des ramettes partout, entassées, empilées, calées sous les tables et sur les dessus de certains meubles. Le papier cramponné, en boules, est aussi partout, et les corbeilles n’y suffisent plus. Il faut sans cesse nettoyer ; ça, les clients ne le voient pas, et pourtant elle y passe un temps fou.

L’espace est réparti autour des photocopieuses, maîtresses des lieux, numérotées. Chacun doit en référer à la machine qui lui est prescrite par la patronne. Ensuite, vous allez la voir et vous lui indiquez votre numéro de copieur, et elle vous indique combien vous devez. Pour les impressions spéciales, pour les sodas, voir avec elle. Pour les commandes en nombre, même chose.

En Iran, cette dame était sûrement pharmacienne, docteure… Elle vous répond et vous accueille avec une courtoisie toujours renouvelée, et ne hausse pas le ton face à l’impertinente gamine de vingt ans qui veut tout relié en quarante exemplaires dans une heure. C’est rare à Paris !

Si vous décidez à prendre autre chose, vous pourrez choisir parmi les cahiers, les stylos et les boissons. Bientôt, elle « fera » aussi des confiseries.

Caen, le 1er décembre 2013.

A la famille Morice.

Le typographe

C’est la fin ! Le commerce va bientôt fermer. Malgré mes quarante ans de métier, je suis fatigué, explique le patron de l’affaire en accrochant son panneau A VENDRE. Ici, on sert encore les clients, pourtant, et on imprime toutes sortes de choses. Cartes de visite, cartes de vœux, invitations officielles, cartons de correspondance, armoiries, tampons…

Vous êtes ici dans le temple de Gutenberg, où l’on refait les mêmes gestes qui ont alimenté tant de pamphlets et de révolutions, de mouvements et de modes littéraires. Ici, on fabrique encore les cartes à l’ancienne, sur un papier raide, cartonné, d’un grain et d’une qualité que vous ne trouverez pas ailleurs. Ne trouverez plus du tout, d’ailleurs, sauf chez des confrères particulièrement minutieux (et il y en a de moins en moins). La carte de visite se remet encore, tous azimuts ! aux collègues, aux prospects, aux confrères, aux connaissances et aux cibles de la drague du samedi soir, voire aux cocos et cocottes des terrasses de café, à Saint Germain des Prés, ou dans les maisons bourgeoises des zones piétonnes des centres villes.

La carte de visite, c’est écrit noir sur blanc : cela vous pose, cela vous détermine et assoit votre crédibilité par la main divine du manuscrit révélé.

L’impression a encore cet effet, en nos pays de droit romain, dans nos autres cultures obsédées de l’inscrit et du précédent : si c’est écrit, c’est que c’est vrai. Alors, oui, je ne suis que moi ; ou bien je suis auteur, ou mieux (Maman aurait préféré) avocat à la Cour (notez toujours, « à la Cour »), ou Dentiste stomatologue, ou Monsieur et Madame (insérez un prénom masculin) de… . Toute cette variété de stèles en papier, minatures, dont regorgent nos porte-monnaies, c’est la beauté de la carte de visite, c’est la magie de l’imprimeur.

Dans la boutique, cette magie a marqué le sol de traces d’encre ; elle a décoré la vitrine de  nombreuses cartes d’exposition ; elle a constitué un grand livre de réalisations sur la table où l’on reçoit les clients ; elle a actionné d’impressionnantes (et rares !) machines que l’on aperçoit au fond de l’atelier. C’est comme si on entrait dans le fil du savoir, et de la correspondance, étalé au fil des siècles comme une suite de feuilles imprimées. Ici, on est dans le même pays que l’imprimante couleur, tout près de la rotative des journaux ; on presse, on relie, on expédie, on prépare : c’est ici que se joue la civilisation de l’écrit. Hammourabi, déguisé en araignée, nous guette d’un coin du plafond.

Le patron est un type jovial, habillé en bleu de travail, accueillant, et qui aime les belles choses. La fameuse table où vous vous asseyez, c’est du noyer massif, c’est de l’ancien, et il cultive cette antiquité, car dans l’impression il y a quelque chose de désuet, et cela, il l’a accepté, et c’est pour cela qu’il ferme. Ca et la fatigue des années ; ça va bien aussi,  il faut bien s’arrêter un jour ; passer à autre chose… D’ailleurs, la table est à vendre, voyez ça avec ma femme, précise-t-il, c’est elle qui l’a achetée.

Lille-Paris, le 16 octobre 2013.