Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: cosmétique

L’institut de beauté

C’est ici qu’on vend la fameuse crème allemande. Créée par un médecin bavarois spécialiste des plantes, il y a un siècle, les femmes et les hommes se l’arrachent.

Pour une peau aplanie, pour des rides effacées, même le temps d’un soir ou d’une application, pour une main rajeunie…

L’ambiance est feutrée. Elle se doit d’être le contraire sensoriel et visuel à tout votre quotidien, à tous notre quotidien. Une petite fontaine coule, car le bruit de l’eau apaise. On a privilégié les tons légers. Blancs et pastels. Et on a mis de la verdure : ainsi, vous êtes dans une oasis, une zone polaire adoucie, un endroit retiré du brouhaha comme un refuge de bien-être. Vous qui n’allez pas à l’église ou dans les lieux de culte, ici ce doit être votre lieu de recueillement alternatif. Ca se paie, mais qu’importe. Le calme, donc. La sérénité. Dans la voix de ces hôtes et hôtesses, on entend poindre cette conscience des temps, qui sait qu’il faut nous prendre avec douceur, vous soigner rien que par le ton et par le son des mots. La musique en est le prolongement : c’est une variation celtoïde qui tourne au ralenti. Harpe remixée. Easy.

Ca se présente ainsi : il y a un mur d’étagères pour les produits, à votre droite de l’entrée. Le bois est clair. La gamme y est présentée, mais chaque crème est isolée, comme au  musée. Les crèmes visage, de jour, de nuit. La crème « mains »—autrement dit pour les mains—. La lotion du soir, le baume après-rasage, l’huile de massage. Tout cela en notes florales, en variations végétales. Tournesol, rose, violette, calendula, thym. Vous n’imaginez pas ce que les plantes peuvent faire pour vous.

Derrière le comptoir, des tiroirs pleins d’échantillons, qu’on vous remet en remerciement de votre chère et docile fidélité. Derrière tout ça, il y a l’espace bien-être, où vous pouvez vous faire masser, dorloter, épiler. Encore l’antidote furtive d’une vie trop affairée. Et à travers cela, un doute : en m’occupant ainsi de « moi », est-ce que j’éteins le feu, ou est-ce que je le propage, en lui laissant, pendant quelques instants de repos, l’air d’une combustion nouvelle ?

Une heure de massage alors, en attendant le prochain burn-out.

Paris, le 17 mars 2014.

La superette bio

             L’abord de la boutique, c’est une devanture sans façon, avec un écriteau qui a été démodé à peine inauguré. Mais ce n’est pas important ; car de toute façon la clientèle ne vient pas pour ça. D’ailleurs elle vient depuis longtemps et de plus en plus nombreuse.

            Le bio, est-ce plus cher ? demande un journaliste à une cliente, dans un micro-trottoir. D’un côté c’est plus cher, d’un autre côté c’est moins cher.  Comment ça ? On mange moins.  Manger moins, c’est toute l’idée. Moins de chips, moins de sucreries, plus de légumes (plus chers c’est vrai, mais pas si vous ne mangez que cela, et sans viande). Ca c’était au départ. Sauf que la superette bio ressemble de plus en plus à une superette classique ; et la superette classique, à côté, ressemble de plus en plus à la superette bio. C’est à ça que serviraient, selon certains, les alternatives : à imaginer l’évolution de la masse, du mainstream, à faire de la « R et D ». Ici, pendant vingt ans, on a testé de nouvelles choses qui sont maintenant déployées dans la chaine d’à côté, dans la chaîne bio, dans la chaîne qui a repris la chaîne bio. Ici, on n’a pas l’âme altruiste, quand il en vient à nourrir le système. On nourrit contre le système, mais le système nous a rattrapé. Témoin les barres de chocolat, les chips « bio » aux patates douces (ce sont des chips quand même !), les plats cuisinés, à réchauffer au micro-ondes (micro-ondes !?). Mais voyez-vous, personne n’est exempt de contradictions, dans ce monde, et sauf à être moine trappiste, et à vous retirer du commerce des autres, vous n’existez que dans l’impureté. Alors oui, nous vendons de tout, parce que voyez-vous l’écologie c’est un chemin, et si vous continuez à grignoter un peu, personne ne vous en voudra. D’ailleurs, grignotez des betteraves !

…Ces débats quotidiens sont le lot des boutiques bio, solidaires, équitables, et de toute volonté de changer le système… de l’intérieur, de l’extérieur, ou de toutes parts. Ici, on a organisé les rayons comme suit : FRUITS ET LEGUMES, au milieu, et merci de peser (on n’en peut plus des gens qui oublient, ça énerve tout le monde). LAITAGES ET SUBSTITUTS : au fond, sur la droite, dans des réfrigérateurs où on trouve aussi des salades pour le midi. JUS, EAUX MINÉRALES (là il y a controverse). CONDIMENTS : pour accommoder tous ces légumes, découvrez le pesto aux algues, les algues tout court, ou les diverses tapenades. Voyez-vous cette pâte à tartiner ? A base de champignons, elle vous fera redécouvrir le pâté. C’est cela, ici, que l’on fait. Réinventer les aliments. CEREALES, GRAINES : tout au long du couloir, et en fait, partout ailleurs. Mode ou pas mode, les graines font partie intégrante d’un magasin bio. C’est au magasin bio ce que le biscuit LU et la promo lessive sont à l’  « hyper ». VINS : Savourez-les sans souffre, goûtez l’Alsace sans migraine, tentez le Bordeaux, etc. COSMETIQUE : oui, femmes, hommes, hommes, femmes, peu importe, cessez de vous intoxiquer. Badigeonnez-vous de crèmes bio, contre les agressions de la pollution et contre la fatigue. Rejoignez la grande lutte contre l’âge, la bataille du rajeunissement, la guerre contre le vieillissement. Si Bush fils avait déclaré cela à la place de la guerre contre le terrorisme, murmure une cliente…  Crèmes en tout genre, donc, masques à l’huile de lin, au chocolat, à l’avocat gras (précisez : « gras »), à de nouvelles plantes. Shampooing taille familiale, couleur de miel. DIVERS : c’est près de la caisse. Papiers en tout genre. Essuie-tout, fournitures, choses diverses.

Vous êtes à la caisse. Vous avez le choix entre un sac de toile et un sac de papier.

Paris, le 18 novembre 2013.

A Cyril Royer, merci pour l’idée.