Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : novembre, 2013

La chapellerie

Parce que la mode est un éternel retournement, à l’époque où la provocation et la modernisation semblent peiner à se loger, le chapeau a resurgi. Il n’était jamais parti, me direz-vous : il s’était insidieusement mu en casquette de sport et en bonnet. Voici revenus les casquettes à l’ancienne et les chapeaux ronds des dames ; ça fait fureur à Montmartre ; et d’un look un peu saltimbanque (le haut de forme qui singe l’antique bourgeois), le couvre-chef est passé au dernier chic. Le béret n’a plus rien d’une opération de com’ nostalgique d’éléphant socialiste. C’est même un complément utile face au froid ; la signe d’une loi naturelle de l’habillement, victorieuse toujours : le besoin de se couvrir la tête. Et donc, nous nous la couvrons, et nous ressemblons toujours plus aux années 30 ; pincez-moi si je suis le seul à ne pas apprécier… Comme on aspire, du coup, à retrouver le soleil ! Met-on des chapeaux, dans les émergents ?

En tout cas, la boutique se présente ainsi. Une belle vitrine pleine de bustes masculins et féminins ; des chapeaux anciens, des chapeaux neufs. Une immense rangée de bérets et de casquettes de tradition, et de qualité. Ayez l’air gentleman farmer, chasseur du dimanche, bon père de famille, joueur de pétanque, à peu de frais, et sans prendre le frais sur votre tête bien polie ou bien garnie. A droite, donc, les hommes. Au-dessus de vos têtes, et à gauche, les dames : de magnifiques chapeaux pendent même du plafond comme des oiseaux que l’on aurait attaché à des fils…… A gauche, choisissez parmi les modèles simples à la Coco Chanel (pas de plumes), ou bien, allez plus loin dans la fantaisie : tropical, et même, carnaval brésilien ! Qui oserait la banane et les fruits ?!

S’il est une survivance irrépressible du chapeau en France, elle se trouve dans les mariages, enfin de certains mariages, et c’est pour cela qu’ici aussi vous pouvez pourvoir à vos besoins en vue de ces moments uniques, accommoder la robe, ou même le costume queue de pie que vous n’avez pas manqué de choisir ailleurs. Quelques confrères et consœurs, bons collègues, savent envoyer les clients ici, parce qu’après tout, ils n’ont rien pour se coiffer. Qu’ôterez-vous de votre crâne, ou que garderez-vous au contraire, en entrant dans l’église, ou la synagogue, ou la mosquée, ou le temple… ? Comment marquer son respect ? Comment le cacher des regards d’une ou deux personnes incommodantes ? Comment vous abriter de ce pigeon dont le vol intempestif vous expose aux pires pollutions à la sortie des lieux?

Les bustes qui servent de base aux chapeaux sont en polystyrène ; une matière « merveilleuse », à en juger le patron, artiste à ses heures. Vous en faites ce que vous voulez, et c’est pour ça que parfois il conçoit lui-même ses propres bustes, cubiques, comme des sculptures de César. On l’en complimente ; aussi, il a vendu un ou deux bustes à des dames désireuses de décorer différemment leur cagibi.

Il faut tout de même poser un peu, ou vouloir jouer un peu, ou vraiment tenir à se couvrir, pour venir ici ; aussi, le chapelier s’amuse beaucoup avec sa clientèle, qui a toujours des histoires intéressantes à raconter, et qui parfois lui paraît sortie d’un roman. C’est ainsi qu’il aimerait voir sa boutique, un roman, une jolie vitrine  à l’ancienne, où il est écrit Chapeaux, en écriture cursive française classique, avec des fleurs. C’est presque anglais, au fond, presque victorien, mais heureusement, pas tout à fait. En réalité, c’est incommensurablement parisien !

Paris, le 25 novembre 2013.

A T. le chapeau vous va si bien.

La superette bio

             L’abord de la boutique, c’est une devanture sans façon, avec un écriteau qui a été démodé à peine inauguré. Mais ce n’est pas important ; car de toute façon la clientèle ne vient pas pour ça. D’ailleurs elle vient depuis longtemps et de plus en plus nombreuse.

            Le bio, est-ce plus cher ? demande un journaliste à une cliente, dans un micro-trottoir. D’un côté c’est plus cher, d’un autre côté c’est moins cher.  Comment ça ? On mange moins.  Manger moins, c’est toute l’idée. Moins de chips, moins de sucreries, plus de légumes (plus chers c’est vrai, mais pas si vous ne mangez que cela, et sans viande). Ca c’était au départ. Sauf que la superette bio ressemble de plus en plus à une superette classique ; et la superette classique, à côté, ressemble de plus en plus à la superette bio. C’est à ça que serviraient, selon certains, les alternatives : à imaginer l’évolution de la masse, du mainstream, à faire de la « R et D ». Ici, pendant vingt ans, on a testé de nouvelles choses qui sont maintenant déployées dans la chaine d’à côté, dans la chaîne bio, dans la chaîne qui a repris la chaîne bio. Ici, on n’a pas l’âme altruiste, quand il en vient à nourrir le système. On nourrit contre le système, mais le système nous a rattrapé. Témoin les barres de chocolat, les chips « bio » aux patates douces (ce sont des chips quand même !), les plats cuisinés, à réchauffer au micro-ondes (micro-ondes !?). Mais voyez-vous, personne n’est exempt de contradictions, dans ce monde, et sauf à être moine trappiste, et à vous retirer du commerce des autres, vous n’existez que dans l’impureté. Alors oui, nous vendons de tout, parce que voyez-vous l’écologie c’est un chemin, et si vous continuez à grignoter un peu, personne ne vous en voudra. D’ailleurs, grignotez des betteraves !

…Ces débats quotidiens sont le lot des boutiques bio, solidaires, équitables, et de toute volonté de changer le système… de l’intérieur, de l’extérieur, ou de toutes parts. Ici, on a organisé les rayons comme suit : FRUITS ET LEGUMES, au milieu, et merci de peser (on n’en peut plus des gens qui oublient, ça énerve tout le monde). LAITAGES ET SUBSTITUTS : au fond, sur la droite, dans des réfrigérateurs où on trouve aussi des salades pour le midi. JUS, EAUX MINÉRALES (là il y a controverse). CONDIMENTS : pour accommoder tous ces légumes, découvrez le pesto aux algues, les algues tout court, ou les diverses tapenades. Voyez-vous cette pâte à tartiner ? A base de champignons, elle vous fera redécouvrir le pâté. C’est cela, ici, que l’on fait. Réinventer les aliments. CEREALES, GRAINES : tout au long du couloir, et en fait, partout ailleurs. Mode ou pas mode, les graines font partie intégrante d’un magasin bio. C’est au magasin bio ce que le biscuit LU et la promo lessive sont à l’  « hyper ». VINS : Savourez-les sans souffre, goûtez l’Alsace sans migraine, tentez le Bordeaux, etc. COSMETIQUE : oui, femmes, hommes, hommes, femmes, peu importe, cessez de vous intoxiquer. Badigeonnez-vous de crèmes bio, contre les agressions de la pollution et contre la fatigue. Rejoignez la grande lutte contre l’âge, la bataille du rajeunissement, la guerre contre le vieillissement. Si Bush fils avait déclaré cela à la place de la guerre contre le terrorisme, murmure une cliente…  Crèmes en tout genre, donc, masques à l’huile de lin, au chocolat, à l’avocat gras (précisez : « gras »), à de nouvelles plantes. Shampooing taille familiale, couleur de miel. DIVERS : c’est près de la caisse. Papiers en tout genre. Essuie-tout, fournitures, choses diverses.

Vous êtes à la caisse. Vous avez le choix entre un sac de toile et un sac de papier.

Paris, le 18 novembre 2013.

A Cyril Royer, merci pour l’idée.

Le torréfacteur


            A plusieurs mètres de la boutique, dans la rue piétonne, on sent les vapeurs du café qu’exhale la porte ouverte du torréfacteur. Dedans, ce n’est que sacs de grains, bruns, en toile rêche, qui dégorgent presque (la magie du vrac, c’est une abondance qui ne déborde pas…), et tant la vapeur que l’odeur de ces grains. Le café, c’est plusieurs niveaux d’odeurs, pour qui vit loin des plantations : le grain, le café moulu, le café torréfié, le café préparé, l’odeur de la boisson, l’odeur du fond de tasse refroidi, le marc, la tâche sur le vêtement, le petit chocolat qui l’accompagne au restaurant, le nuage de lait, le petit sucre. Tout ça réuni. Ici, on a le grain et la vapeur. L’espace ressemble à une chaîne montagneuse : sacs de jute qui cachent des rayons de boîtes et de sachets, rayons couronnés de comptoirs, et au fond, de grandes machines professionnelles, industrielles, tout en métaux et en becs, en tubes, en crachoirs et en réservoirs, pour moudre, torréfier, et enfin pour déguster (debout). On fait aussi du chocolat, et même de la chicorée et deux trois thés. Pour montrer qu’on est ouvert d’esprit. Mais vraiment, ici c’est le café, et chaque sac a son pays : Colombie, Ethiopie, Guatemala, Brésil,… vous connaissez celui-là ?

Pas loin d’ici, un café américain, une grande chaine, a ouvert, ou plutôt, récupéré un local commercial. Mais voyez-vous, explique le patron, c’est pas pareil. Il n’empêche, plus on boit de café, plus on viendra ici, spécule un client. C’est une culture, chacun essaie d’atteindre ce sommet insurpassable du goût et du raffinement. A l’âge de la consommation ostentatoire, le lieu d’achat de votre café, la connaissance de son lieu de production, oserait-on dire de son terroir, pour ne pas dire de l’identité des producteurs…tout cela vous distingue dans la vaste exposition des exceptionnalités. Réunissez les ingrédients d’un individu original : choisissez cette cafetière-là, prenez ce grain-là, et dites ceci à votre rancart, lorsqu’elle ou il passera pour prendre un dernier café.

Mais revenons à ce sujet plus circonscrit. Le magasin est bondé, le samedi, car cette odeur magique plaît même aux enfants qui refrognent à considérer ce breuvage parental, sur la table du petit-déjeuner. C’est une étape authentique, et à défaut d’un Nature et Découvertes, ou en sus, au moins on a l’impression de retrouver quelque chose, ici, une odeur d’enfance, un archipel de parfum végétal, dans le monde commercial aseptisé de poulets javellisés et de fruits calibrés. Et ces sacs pleins procurent une sensation de richesse : les clients aiment ignorer les spatules et plonger les doigts dedans, comme un planteur vous montrerait sa récolte. Et si on allait là-bas, en Colombie, ouvrir une café ? s’est demandée un jour ou l’autre une cliente un peu désespérée. Et on vivrait de quoi ? lui a répondu son conjoint. Je ne sais pas, on trouverait, a-t-elle répondu, dans la grisaille automnale…

Dans notre grisaille européenne, où parfois nous peinons à repérer les lumières du ciel, une nuée de tasse fait parfois office de brume de rizière, de brouillard de mer tropicale, comme Catherine Deneuve, au milieu de la baie d’Along, dans ce film.

Retour à la boutique. Le sol est brun-noir : carrelage qui rappelle le thème dominant. Murs blancs. Couleurs de commerce de café au fil des siècles, gravures : bateaux arabes, galions espagnols, images du Brésil, de Martinique, photographies de femmes populaires et élégantes, images de grains sur fond d’herbe tropicale. Photos d’agriculteurs—ici, on fait pas mal d’équitable—. Des visages ridés, mais dignes. Beaucoup de noir et blanc, cela ennoblit.

Il y a des livres, aussi, car il y a mille façons de boire le café, du microscopique ristretto à l’Américain du coin de la rue, en passant par le café turc, oracle des cafés au marc goûteux et prémonitoire, ou notre merveilleux café au lait. Vous allez voir qu’avec un peu de lait végétal et de chicorée, vous allez le redécouvrir. En Louisiane, il se boit encore comme ça : café, chicorée, lait et sucre. Mettez-y de la cardamome comme au Levant. Essayez. Les patrons sont prodigues, car ils aiment bien essayer. Les desserts aussi, avec le café : on vend des tablettes de chocolat et des grains enrobés. Mais vous pouvez aller tellement plus loin…

Les patrons aiment le café, mais ils boivent surtout de l’eau, et ne sentent plus rien, mais savez-vous, le halo aromatique du grain neutralise beaucoup de mauvaises odeurs ; ça vaut bien le bicarbonate de soude. « On le saura plus un jour ; le café, c’est sous-exploité en médecine. » Prenez-en pour les maux de tête. Le mot café, ça vient de l’arabe, et veut dire stimulant, entre autres.

***

            On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même.

Marc-Aurèle, Pensées

 

Paris le 11 novembre 2013

A tous les morts et aux rescapés des dernières guerres.

L’herboristerie

            Les usages des herbes sont infinis. A mesure que notre éloignement de la campagne originaire, nourricière, s’accentue, les herbes sèches et remèdes, plantes et tisanes, infusions, secrets et guérisons de la nature nous semblent toujours plus miraculeux. Ici, nous sommes au pays des bocaux et des fioles. La vitrine est une gloire faite au verre, au vrac et au contenant : bouteilles, boîtes en papier cartonné colorié de motifs asiatiques ou provençaux, bocaux en tous genres remplis d’herbes vertes séchées, de racines et de poudres en toutes couleurs.

A l’intérieur, on croirait que quelqu’un a dévalisé un marché de Samarcand ; volé sur les étalages d’une boutique à Grasse ; piqué dans la moisson d’une chaumière elfique, dans une forêt allemande. L’espace est organisé autour d’un immense meuble de bois à plein de tiroirs, l’air rustique, comme un grand tranchoir, au centre, et de rayons à bocaux et à dispenseurs de vrac, tout autour, le long des murs, à qui les sacs d’herbes et d’épices font office de bottes. La caisse, en bois aussi, est à gauche de l’entrée, et c’est là qu’officient les patrons, un couple entré de peu dans la cinquantaine, ou la jeune fille qui les aide, de temps à autre.

De toutes parts : herbes de Provence, thyms, basilic, poivres,…tout pour la cuisine. On trouve ici les épices et les arômes qui permettent aux plus grands chefs d’étonner sans fin leurs convives. En achetant au prix  fort, mais au kilo, quelques unes de ces herbes, vous aussi étonnerez par l’éclat multicolore d’un kaléidoscope de saveurs. Donnez ainsi de la profondeur à vos plats ; une profondeur aromatique, psychologique, imaginative ; faites évoquer l’enfance, la guerre, la paix, les promenades aux champs et en forêt ; les jours passés dans le désert ; un voyage en Inde ; des moments intimes dont seuls les invités ont la clé.

A la cuisine on a associé la santé, comme il se doit ; votre premier médicament, votre première prévention, c’est ce que vous consommez. D’ailleurs les propriétaires sont herboristes, et prodiguent les conseils adéquats aux clients : les plantes ont de la force ; il faut donc consommer avec modération et selon les indications souhaitées… Pour le mal de ventre, prenez cela ; pour les rhumatismes, prenez cela. Mettez un peu de ceci dans une tisane ; faites des infusions de cela : vous vous sentirez mieux, ça soulage. Ce ne sont pas des médicaments, mais ça aide.

L’enseigne unique marche bien, et on a souvent proposé aux fondateurs d’en ouvrir une autre, voire de vendre autrement ; mais cela ne les intéresse pas. Ils aiment les soirées tranquilles, et voyager.

Paris le 3 novembre 2013.

A Perrine Benhaim, qui m’a fait remarquer l’herboristerie de Bruxelles.