Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : juin, 2012

La Maison du Canard

« Le Sud-Ouest en Fête ». C’est ce qu’on lit sur la vitrine de cette maison de Prestige, ouverte voici peu sous les bons auspices des régions Aquitaine, Poitou Charentes et Midi Pyrénées. Les Parisiens de la Capitale devront apprendre à distinguer graisse de canard et graisse d’oie. Point de végétarien dans nos contrées, chuchote-t-on. Cette vaine et terrible mode est venue, en réalité, comme Rolon l’envahisseur, des Etats du Nord, sempiternel paradis social-démocrate, et elle a débarqué à Paris. Elle évoque la cuisine anglaise sans goût. L’aneth. La soupe aux herbes. La famine. Tout ça est irrecevable, pas français.

Ici de vieilles dames friandes de cuisine gasconne ou de manchettes au piment d’Espelette croisent des bobos à lunette colorées, venus trouver une préparation commode pour agrémenter un dîner à salade et vin rouge. Viande et salade, c’est presque Dukan (si on excepte le vin). D’ailleurs, la graisse de canard est une bonne graisse, car il y a de bonnes graisses et de mauvaises graisses, et c’est aussi cela qu’on ignore au pays des blonds spartiates où tout est si parfait (la Suède). Au comité d’administration de la Maison du Canard, on s’accorde à dire que l’information de la population doit à tout prix être développée sur la relation positive entre Canard et Santé. Des campagnes sont à prévoir. On s’inquiète même d’une crise sanitaire à venir, car les Français, au rythme actuel de la consommation, finiront par manquer de graisse de canard. La graisse de canard, à en croire une ou deux clientes, ferait même maigrir. Mais le succès sur ce point n’est pas assuré.

Les étals sont merveilleux. Graisse de canard, graisse d’oie, saucisses, saucissons, foies gras, pâtés, confiture de canard, gelée d’oie, magrets séchés, magrets en conserve, cassoulets divers, aux gros haricots, aux petits haricots, au gros canard, au petit canard, à l’oie, et à la truite même ! Piments, herbes fines, moutardes qui conviennent : on n’hésite pas à faire appel au talent d’autres régions. Cela se fait au grand bénéfice du palais, autour des mets du Sud-Ouest. Boîtes, conserves, boîtes plates, boîtes fines, boîtes rondes, de l’aluminium, du verre, des paquets en carton plastifié avec du ruban, des lots cadeaux-promotion, sur des étagères, dans des bacs, des étals, tout cela décoré de paille et de quelques figurines aviaires.

Les couleurs : le rouge du Midi, le brun et le bois qui rappellent la ferme, et quelques photographies venant du Rouergue ou d’autres Périgord. Bucoliques et savoureux paysages photographiés, que respire la truffe, qui parfume le magasin plusieurs fois par an avec ses opérations : la semaine Truffe, par exemple. Quelques touches basques, un petit drapeau planté sur les pots de piperade.

Un autre grand Peuple de la cuisine, les Chinois, ont compris l’importance du canard. A travers l’histoire et la gastronomie, deux grandes nations se regardent.

Le canard, c’est la vie.

Quel dommage que l’emblème de la France soit le coq !

Le magasin de disques

Le disque vinyl est de retour. Des mixeurs aux mélomanes, une clientèle nouvelle et comme ressuscitée se presse à la porte du magasin de disques.

On voit même quelques collectionneurs, architectes de leur cabinet de curiosités, adjoindre aux squelettes et empaillés un vieux disque des Beatles ou d’une star de reggae trop méconnue. L’univers de la décoration, du hip, de la mode et du vieux hit nostalgique a rencontré les fêtards, les artistes du son et les jazzolâtres.

L’aspect extérieur du magasin est un peu « roots »; un peu foutrac, un peu jamaïco-brooklyn. Couleurs un peu délavées, vert et rouge version drapeau portugais. Enseigne façon Motown. DISQUES. On veut cet air, on voudrait peindre la devanture avec du jean. Ca doit donner une distinction bohème, le nouveau chic des quartiers huppés, qui ne savent plus à quelle classe ils appartiennent. Ces Cendrillon, dont les bobos sont les fées, usines, friches, se désenfument, verdissent, et blanchissent à vue d’œil. Il doit rester quelques hommes à casquettes pour que l’honneur soit sauf.

Mais quittons les dilemmes du progressiste contemporain. Revenons à la boutique, où sur le présentoir, Callas (enr. 1964) vient de succéder à Mozart par un chanteur seventies, trop méconnu (lui aussi). Le bon goût aujourd’hui, par distinction perpetuelle, guerre de mouvement du connu et de l’inconnu, est-il en définitive du côté de l’inconnu ? l’aiguille hésitante de la boussole du chic doit se situer avec précision entre l’anecdotique et l’universel. Tout repose sur les pionniers, les coureurs des bois de l’oubli industriel, ceux qui déterrent les pépites d’un Klondike d’archives de musique massivement produite et reléguée depuis l’avènement du disque. Il faut retrouver, documenter, numériser, remastériser, célébrer et partager avant que tout ça ne brûle dans les incinérateurs.

Le gars qui bosse à la boutique est un assidu devenu le compagnon des clients et le prêtre du lieu. Il étudiait la musico, auparavant. Il écoutait de tout, électiquement, du rock, du jazz, du baroque/classique dira-t-on aux mécréants. Oui le jazz et le reggae sont mal compris, mais il faut remonter aux sources, aux racines. De rares enregistrements sont encore à découvrir ; il est allé jusqu’aux archives de la Nouvelle Orléans et aux marchés de Trinidad pour les trouver, pour les écouter. Après Katrina, la Nouvelle Orléans était en ruines, flottait à surface du sol. Il y est allé pendant ses congés, tout de même, et il a aidé. Là il a rencontré de nombreux jeunes musiciens qui connaissaient moins bien que lui. Il parle de reprendre des études, en musique, ou d’écrire un livre sur les Sources, mais pour le moment, il écume les rayons, remet les disques en place, lutte contre la poussière de papier et de vinyl dans les bacs de bois. Il écoute, converse, fait son travail.

Dire qu’à un moment le patron a pensé à fermer ! Aujourd’hui, on le voit peu ; il prend des vacances, s’enferme chez lui. On se demande à la boutique s’il est devenu fou, petit à petit.

Amsterdam-Amersfoort, 31 mai 2012.

La casse

Au bout de la route, vers la fin de la ville (pas si grande), on trouve.

La casse.

Difficile de démêler les débuts de la casse et ceux du voisinage. La maison d’en face, la dernière du lotissement, a semé des poules sur le bord du chemin. Elles se dandinent dans les mauvaises herbes, et souvent se groupent au bon milieu du bitume troué. Elles jouent aussi à se jucher sur une ou deux carcasses de voitures et de machines à laver. Ce sont les cadavres que d’impatients ou coupables personnages ont laissé dehors, la nuit, sans tenir compte des horaires. Ils accueillent le visiteur comme les bornes d’un ancien sanctuaire. Le patron refuse de s’en occuper. C’est à la Ville de faire le boulot. Il en a bien assez comme ça.

On voit de ces choses, à l’intérieur : les gens jettent n’importe quoi !  Des modèles neufs. Des « Maserati de la Ford ». Tout part en pièces. Un jour, cela redevient de la matière première. Ashes to ashes, dust to dust. Le patron, pour lui, n’achète que du neuf. Une Smart, pêché mignon (pas d’enfants). Mais au fond il préfère le vélo, ou marcher vers les champs et les bois où les détritus se raréfient.

Dans la cour qui est à l’arrière, une maisonnette, et c’est là qu’il tient bureau. Au fin fond de la casse, le patron est prophète, ou haruspice. Dans les excréments de la société, dans le ventre du tunnel industriel, on lit l’avenir. Sombre. Toute la planète, pense-t-il, régresse de carosse à citrouille… Ou de citrouille à carosse, et après que mangera-t-on ?

Dans le bureau, un portrait de Géronimo avec cette phrase célèbre d’avertissement à la civilisation occidentale.

Notre patron a commencé par vouloir faire de l’argent : aujourd’hui il vendrait toute la possession du monde pour le jardin d’Eden. Du coup, il vote Vert. Il est végétarien. Il sert ses idées foisonnantes à chaque client, à des inconnus sur internet, à ses amis sur les réseaux, et à lui-même, à l’univers, en faisant les cent pas, et le tour de ses terrains. S’il avait à choisir, il serait yogi, façon ogre : il avalerait cette montagne de déchets et ferait de la lévitation.

Brûler ? Non, ça sent mauvais. Recycler ? ça reviendra ici de toute manière. Cela lui donne la nausée. Pourquoi continuer ? Que veulent-ils ? Il n’aime pas beaucoup lire, n’a jamais appris à aimer ça ; du coup il regarde des vidéos, regarde Ushuaia, décortique. Vend ses pièces.

Le mieux, c’est la Volvo. De la marque étrangère, rare, ça se revend bien. Les pièces sont dures à trouver, bien cotées. Tandis que des Clio, il y en a, en veux-tu, en voilà.

L’armurerie


Allure années 80. Aspect Rocky. Son Balavoine. ARMURERIE, au-dessus de la vitrine, sur un bandeau blanc, est écrit en lettres bleues, dans des caractères passés de mode.

La Révolution, lit-on, a commencé par la prise des armureries. Ce magasin contribue à l’équipement populaire. En Syrie, en Libye, et ailleurs, la révolution s’est faite par les armes. Encore. L’Inde est un contre-exemple, certes, idem la Tunisie, idem la Tchécoslovaquie….mais on remarquera que ce n’était pas une révolution.

Dans les vitrines, sur les étals, toutes sortes d’armes : automatique, semi-, mais aussi quelques armes de guerre, qui servent plus à attirer le chaland et le curieux dans le monde violent du refus de subir.  Couteaux, dagues, couteaux suisses même, opinels, haches, style chasseur ou para, mais aussi boussoles. Tous s’arrrêtent sur la kalachnikov. L’arme à feu s’adresse au chasseur, donc, au collectionneur, au fasciste et à la racaille envieuse. Le petit caïd vient baver son tour. Quelques mafieux, mais aussi des gens respectables, oui, le commerce des armes est un commerce respectable, qui emploie en France et soutient l’industrie. D’ailleurs acheter du pistolet c’est acheter Français. Sans la poudre, nous n’aurions pas conquis l’Amérique.

Des couteaux en toutes sortes, exposés comme des dents de requins chez un vieux loup de mer, ornent les murs supérieurs. Une tête d’ours empaillée, achetée chez un antiquaire. (N’est pas à vendre.) Des munitions, des balles, quelques curiosités pour les médiévistes, les néo-Druides et les simulateurs de batailles.

La vendeuse est très sympathique. Créoles, cheveux blonds avec extensions, marcel noir Métallica, mais parfois, elle vient en tailleur.

Une ou deux femmes désireuses de tuer leur mari ou leur amant sont déjà passées. Un ou deux beaux-pères. Un ou deux gendres pas tout à fait idéaux. On a soupçonné des hommes en noir qui semblaient bien sous tout rapport.

Heureusement la police surveille ; il y a des permis, tout va bien, tout est en règle, nous sommes en sécurité. Ici, au moins, c’est légal et contrôlé.