Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: électronique

Le magasin de sono

Pour qu’il y ait musique, il faut qu’il y ait silence. C’est donc souvent calme ici, car pour faire la démonstration de ces baffles de luxe, il faut qu’on entende une mouche voler. C’est le prix de la précision, dit-on fièrement. Ici, on vend des machines hors du commun, qui sortent du super. Ici, c’est pour les mélomanes, les adeptes du son parfait, celui que l’électronique vous fait croire vrai.

Il y a des fils qui pendent dans la vitrine ; ce sont des casques ; ce sont des baffles d’un genre nouveau, design, esthétiques, beaucoup plus que les cubes noirs de nos parents. Il y a aussi des cornes au bout desquels vous pourrez brancher votre iphone ; tout ça, dans toutes les couleurs. Le magasin est beau : il ressemble au produit. Il est lisse ; il est clair ; il résonne bien. De la vitrine, on aperçoit toutes ces merveilles technologiques : rendez-vous compte ! les grands du design et de la technologie, la beauté et l’industrie sont réunis pour vous. Acheter un appareil haut de gamme, en pointe, c’est comme se payer un tour en hélico, c’est une gloire vaine. Ca dure un instant. Peu après, quelque chose d’autre arrive, de plus nouveau, et pour une raison ou une autre, de plus séduisant. Cette course sans cesse est un jeu de surclassement. Mais le temps de quelques semaines, le temps que les 400, 500, 1000, 2000, 10 000 euros soient débités de votre compte, c’est vous le roi. C’est votre installation qui sera la plus belle, la plus au goût du jour ; et de toute façon, lorsqu’elle ne le sera plus, vos voisins, vos cousins et vos amis de la fac n’y verront que du feu. Pour eux c’est pareil ; pendant longtemps on dira de vous que vous avez investi, que vous êtes féru de technologie, que vous êtes toujours d’avant-garde, que vous êtes décidément en avance, que vous ne comptez pas, mais que vous en comptez sûrement beaucoup, mine de rien. Cela produira même une dispute chez votre meilleur copain ; s’il (si elle) a investi autant, alors pourquoi pas nous ? Mais tu as vu le prix, tu es devenu fou (folle), etc. etc.

Retour à nous. Il y a des gens qui aiment passer, voir les nouveautés, s’informer, et quand on annonce une sortie, une nouveauté, ils reviennent pour acheter. Ils sont toujours au courant. Et il y a les mères de famille, les pères de famille, les bandes d’amis qui se sont cotiser pour acheter…. un casque. Il doit être beau, car il est le heaume de l’homme moderne. Il est court nos rues et peuple nos lignes de métro. Il est le moyen par lequel nous sommes tous baladés tout le jour par des mélodies fabriquées, des émissions de radio baladodiffusées ou des vidéos que l’on mate dans le tramway. Le dernier untel (c’est un comédien). Ha ha, c’était trop, j’en ris encore. Le dernier clip de untel (c’est un chanteur). T’as vu la BM.

Ce public-là n’est pas le même ; il y a plusieurs classes de client, mais le patron et son fidèle employé, passionné de musique électro mais aussi de Bach (ça vous en colle une, hein) les traitent tous comme la première. Normal, avec les prix qu’on pratique…

 

Paris, le 30 mars 2014.

A nos amis Turcs qui votent aujourd’hui.

 

AUX CIGARETTES ÉLECTRONIQUES

Sur le boulevard en bas de chez vous, la boutique a ouvert voici peu. Dans une ambiance musicale de boîte de nuit ou de salon de coiffure branché, elle vous vend l’antidote à des années d’accoutumance, la fin d’une servitude, d’un tribut, la perspective d’une haleine rafraîchie et de la paix des ménages.

Votre collègue, votre beau-père, puis votre femme…l’étrange porte-cigares a fait son apparition puis s’est répandu dans votre entourage comme les insignes d’une nouvelle religion. L’électrification et l’informatisation de nos vies jusqu’aux gestes les plus simples s’est portée jusqu’à la drogue. Drogue adoucie, ceci dit ; drogue pure, nicotine moins les saloperies, disent les clients, qu’on trouve dans les cigarettes que tout le monde soupçonne d’être trafiquées. Ils rajoutent des trucs, disent certains, et chacun a son opinion sur la marque la plus coupable.

Dans ce magasin, on est bien décidé à vous aider à vous en sortir. Sortez du gouffre pour gagner le précipice. C’est déjà un progrès. La vitrine est peu en objets et toute en lettres. Il faut savoir de l’extérieur ce qui se vend ici, et promouvoir le produit, car la culture n’est pas faite. Dedans, derrière les lettres incitatives et les promos, il y a le magasin, organisé autour de présentoirs latéraux, le long des murs, et d’un comptoir en verre, au fond, au centre. Là vous trouverez à discuter les nouveaux modèles, que voici, prenez-le en mains. Différentes couleurs. Les liquides. Les recharges. Les petites trousses, les accessoires. (Les adaptateurs, c’est là-bas.) Tout ce qu’il vous faudra pour essayer. En général, on ne revient pas en arrière.

Et vous respirerez mieux.

Le patron au comptoir de verre a flairé le filon. Il est venu directement de la téléphonie mobile, et d’ailleurs, comme ça se fait en Chine, il rêve de faire les deux. L’innovation, c’est d’abord le concept. Il passe des journées entières à lire la presse spécialisée : Franchises magazine, Commerces et Boutiques, Retail Today, ou même à lire ce blog. Faut regarder ce qui se fait à New York, à Dakar, à Shanghai, explique-t-il. C’est eux qui vont nous apprendre. La France, on est en regard, eux ils sont en avance.

Ca fleurit partout. Sept cents boutiques en France, et ce n’est qu’un début. En un an, des chaînes sont apparues, mais connaissez-vous le nombre de consommateurs ? La taille du marché ? On en parlait sur Capital la semaine dernière. C’est une mine d’or, qui profite souvent aux Asiatiques, nous là-dedans, on est con, on devrait fabriquer. Peut-être avec les imprimantes 3D. Ce disant, il fait des nuages, vapote, comme si c’était un narguilet. Comme la chenille d’Alice au pays des merveilles ; si Lewis Caroll avait vu ça, il aurait imaginé une chenille artificielle branchée sur une prise, brillant de toutes parts en polychromie.

Derrière le comptoir,  une insigne religieuse ; ici les préceptes et les hygiènes se côtoient. Nous sommes entrés dans l’âge de la drogue mécanique.

Paris, le 3 février 2014.

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