Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : août, 2014

Le magasin de parapluies

« Parapluies et cannes, oui. Mais oui, passez à l’heure que vous voulez, Monsieur ! »

C’est ainsi qu’on reçoit ici, dans ce magasin, au téléphone, avant même que l’on vienne. Tout pour le client, c’est ce qu’on aime à dire. Les objets que l’on commercialise ici sont importants : les cannes servent à nombre de personnes infirmes ou temporairement ou de façon permanente, et pour cela, il faut être prêt à faire des efforts, car leur démarche est rendue difficile par la gêne qu’ils éprouvent à marcher. D’autre part, on se plaît à dire, dans ce décor dix-neuvième, derrière les vitrines gravées en lettres dorées à la manière d’autrefois, que l’on est dans un temple du luxe, mais d’un luxe subtil et élégant, presque caché.

Tant mieux pour nous, ronronne dans sa barbe le client ou le patron lui-même, en se caressant le bout des moustaches, et une barbiche qui paraît sortir de Balzac. Les cannes sont protéiformes ; elles sont couronnées de têtes de chien ou de chat, de cerf, généralement d’animaux masculins car pour une raison obscure on assimile la canne à l’homme là où les femmes en portent aussi. Tous ces bâtons sont regroupés, debout et en faisceaux, sur des présentoirs à droite et à gauche du magasin, qui est un vaste couloir en L, où l’on entre et où l’on déambule avant de tourner à droite, et de faire face à un comptoir où l’on peut se mirer dans la glace pendue au mur. Les miroirs sont partout, de toutes parts, sur presque tous les murs, et à hauteur de pied déjà jusqu’au plafond ; ainsi, on peut s’admirer, contempler sa démarche auguste.

Ailleurs, mais pas en un endroit précis ; un peu partout, à vrai dire : on trouve les parapluies. Avec les têtes d’animaux, ils forment des totems habillés, de petites colonnes, habillées façon Christo. On trouve aussi des pierres, des cristaux, des boules, au bout des anses. Les robes des parapluies rassemblées sont comme un étal de soieries : du rouge bordeaux et du vert foncé le plus élégant à des motifs à pois roses, voire à cœurs. Des fleurs de lys pour les plus ultra. Le tout se dispense mais ne s’essaie pas. On n’ouvre rien dans la boutique, c’est un principe ancien et cela porte malheur. On vend, en revanche, plein de tailles différentes, et l’on est indulgent avec les clients qui veulent essayer sur le trottoir ; personne n’est jamais parti sans payer. De toute façon, remarque-t-on au fil des années, le décor opère une sorte d’antisélection et filtre les bons parmi les passants. Et puis, on a nombre de clients fidèles, qui reviennent depuis des années, et qui initient leurs enfants, lesquels reviennent encore éprouver les lates anciennes et souvent cirées du plancher de bois, couleur dorée, comme tout ce qui se trouve ici ; que ce soit le bronze, le bois ou encore les différents éléments de décoration que l’on a gardé au fil du temps. Quelques parasols beige, blanc et pastels, rarement vendus mais jolis comme tout, en bois et en dentelle, rappellent le passage des années et tentent les nostalgiques.

Le changement climatique, les étés pourris ; c’est bon pour les affaires ! plaisante le vendeur-en-chef avec le patron, car on est de plus en plus mouillé.

 

Paris le 24 août 2014.

 

Le dépôt-vente vestimentaire

Chanel, Lagerfeld, Hermès… C’est ici que le monde de la récupe et le culte des marques se sont croisés. Avant, nous étions l’avant poste de la récupération ; mais maintenant, avec les vide-dressing, les sites de vente en ligne, etc., on n’est plus seul. Seulement voilà, quand il s’agit d’avoir un lieu physique… il n’y a que celui-ci. On ne se croise pas sur le site. On ne peut pas toujours aller dans un vide-dressing. Mais ici, dans cette boutique à l’enseigne années 20 et à la vitrine brune et or, avec ses trois mannequins et ses sacs à mains et colliers, vous pouvez venir quand vous voulez. Une petite clochette retentit à l’entrée et avertit la patronne de votre passage. Même si vous ne voulez qu’essayer, ou regarder, ce n’est pas grave, on est commerçant à l’extrême. Ca négocie un peu, mais pas au-delà des marges, car vous comprenez, il faut bien vivre. Mais on comprend que pour certaines dames, faire une affaire est une question d’honneur plus que de sous, et on s’en accomode par avance. Lorsque vous entrez, il y a face à vous un petit bureau de bois, sur lequel trône un petit ordi portable relié à deux haut-parleurs qui diffusent des musiques agréables, sympa, mais pas bruyantes. A droite une cafetière et quelques tasses, des petits gâteaux, et parfois, des Quality Street. Il y a un diffuseur de parfums aussi, enfin, d’huiles essentielles : thym, romarin, lavande. Tout autour, c’est le royaume de la sape. Des sacs Dior d’autrefois, des crocos… Des manteaux, des tailleurs, des chaussures sous les portants qui portent les tailleurs. Des chaussures à talon, des baskets un peu chic.

Vous savez, la taille n’est pas un problème. Ici on n’est pas chez Abermachin. Dites-moi ce qu’il vous faut et je chercherai. Même en 46 ? Oui, pas de souci, tout se trouve.

Du coup la dame n’achète plus neuf.

Le sol est un vieux parquet rayé de partout mais ça ajoute du charme ; il faut un peu de désuet ; il faut de l’ancienneté, car ici on vend de l’ancien. Au rythme ou va le monde, un peu plus de recyclage et de même de vétusteté, ça ne fait de mal à personne. Madame est toujours habillée avec sa propre marchandise ; vous comprenez, il faut en faire la promotion et en même temps il faut être élégante. Mais il y en a pour toutes, vraiment : garçonnes, grandes dames, décontractées, sportives. C’est important, chacun son style et pas de jugement ; de toute façon, on en change toutes un jour ou l’autre. Un fauteuil est situé à côté du miroir, lui-même installé à côté de la cabine d’essayage, pour calmer l’impatience des personnes qui accompagnent. J’ai des crayons de couleur et du papier, et deux trois jeux de société, pour les enfants qu’on ne peut tenir. Par contre, les chiens, c’est toujours limite. Même les Chihuahua.

On voit des gens de partout ici ; une fois, une dame d’Australie est venue et m’a invitée à aller la voir là-bas. Oh, j’aimerais bien, mais qui garderait le magasin…

 

Paris, le 16 août 2014.

Aux femmes de ma famille qui se reconnaîtront dans cette histoire.

Le magasin de partitions

Dans tant de vies ordinaires et quelquefois difficiles, il y a un petit peu d’aisance. C’est l’exercice quotidien d’un instrument de musique ; son jeu occasionnel, et son pendant, le travail de la partition pour s’améliorer.

Ici, le calme règne, car il faut que les clients puissent parcourir les notes et se les figurer, entendre le tintement des fa, la, mi, do, ré, sans qu’un bruit extérieur ne vienne les déranger. De toutes façons, au-dehors, nous allons et venons dans le bruit. C’est à ne plus entendre la musique, aux deux sens du terme, car les terribles erreurs de la musique pop donnée à tout bout de champ (aux courses, à la gare, c’est insupportable !) semblent nous poursuivre jusqu’à se neutraliser dans un brouhaha que nous n’entendons plus, sauf lorsque nous nous apercevons que nous avons retenu la chanson que nous n’aimons pas. Ici, rien de tout cela, pas même de musique instrumentale. Il faut pouvoir se concentrer ; et puis, rêver ; découvrir les notes ; en avoir envie ; regarder le livret… C’est tout cela qui se joue sur du papier à musique.

Plusieurs sections se font concurrence.

Beethoven est là, indique le vendeur. Si vous regardez bien vous trouverez les Variations. Oui, c’est cela. Ah oui, très ancienne. Mais vous savez, le pianiste de l’Opéra vient souvent et il a remarqué celle-ci. Ah, non, Liszt c’est par là-bas.

Le voisinage des compositeurs, c’est cela que cherchait à tout prix le jeune homme qui travaile ici. Tant qu’à faire de la musico, à n’être qu’un amateur—c’est tout à fait noble et tout à son honneur, disent les gens bien intentionnés—, autant ne pas être au chômage, autant rester dans le domaine. Je n’ai jamais très bien joué, de toute façon, mais j’aime la musique. Le voici. Il renseigne, et aide les débutants un peu trop ambitieux à se repérer parmi les phrases. Euh, Mozart, à ce stade, c’est un peu précoce : prenez plutôt le Clarinettiste débutant. Tentez le Piano à quatre mains, c’est un bon manuel pour progresser. Oui, cela vient avec un CD. Ah vous n’avez plus de lecteur. Tenez je peux vous le graver.

On peut désormais acheter des partitions en ligne, mais voyez-vous, ce n’est pas pareil. Avant de jouer, il faut travailler la partition. C’est comme un texte. Et même si elle se tourne toute seule, elle ne va pas se travailler toute seule. C’est pour cela que, chez lui avec son saxophone, notre jeune musicien employé de caisse fait les deux. Il prend les partitions papier puis la tablette, ça réunit le meilleur des mondes.

Toute la journée, de la caisse, on voit des bacs et des rayons de partitions et des passionnés fouiller à travers tout cela. A l’occasion, rompant le silence, on joue de la musique rare, lorsqu’on a une partition à promouvoir et qu’on trouve que telle ou telle composition a été trop promptement oubliée. On s’amuse ; avec cela, si l’entreprise pouvait marcher, ce serait parfait. Malheureusement les temps sont durs ; il faut compter sur la relance (des cours de musique ?), ou peut-être sur le chômage : si tout le monde est au chômage (dit un client) nous n’aurons plus que la musique ! Cela ne rassure pas notre vendeur. Ce qui est heureux, c’est que les passionnés, qu’ils soient débutant, amateurs, professionnels, professeurs du Conservatoire… râlent peu sur les prix. Pour un vendeur, c’est confortable.

Le prix c’est le prix.

 

Aux amis dont la musique illumine la vie.

A Daniel Jost.

A Anne Dewees.

Paris le 8 août 2014

Le magasin de jouets anciens

La ville, songe le propriétaire de cette boutique installée dans une vieille et charmante rue pavée de briques, devrait me rémunérer en tant que musée !

En effet, les passants s’arrêtent nombreux les weekend et en été pour admirer les jolies choses qu’il vend, interpelés par le pittoresque de la vitrine ancienne, et de la devanture en bois, dans ce cadre si authentique. Et tels les visiteurs d’un musée, ils n’osent, ou osent trop peu, toucher. Ils se postent devant la vitrine et entrent avec un peu d’hésitation (l’hésitation annonçant généralement qu’ils ne feront que regarder). C’est à vendre voudrait-il leur dire quelquefois lorsque les sourires d’un promeneur charmé ne suffisent pas à apaiser son agacement. Pourtant il est fier d’être dans les guides, les brochures, et au fond, le succès du commerce est le passage. Quelques personnes dont le cerveau a été miraculeusement relié au porte-monnaie et aux facultés consumériales (une partie des neurones qu’il nous reste à découvrir…) procèdent à offrir à leurs enfants certains des magnfiques jeux que l’on trouve ici. Oui, c’est cela ! emmenez le musée chez vous ! Notons que certains adultes collectionneurs n’ont même pas pris la peine de fonder une famille pour devenir de fidèles clients et entretiennent ainsi l’univers de leur propre enfance. De qui d’ailleurs, se demande-t-on, en parcourant les rayons du regard, ces jouets sont-ils encore le souvenir ?

Car il y a des illustrations de 1900, des clowns en bois d’une taille désuète (trente centimètres ; plus personne ne fabrique de figurines de cette taille !)… Dans un meuble à niches, également en bois, peint de représentations de cirque, on trouve des animaux exotiques, derrière des barreaux (autrefois, on montrait les choses telles qu’elles étaient…)… Une quantité de poupées peuple aussi l’espace, mais rien d’excessif : ce n’est pas un magasin de poupées ! elles sont jaunes, apprêtées et habillées. Arlequin, dans ce dispositif, tient une place toute particulière, tout comme Pierrot. Quelques livres, mais surtout du bois, du métal et du papier plié. On trouve aussi de jolis bancs anciens pour les petits ; des boîtes ; des jeux de boule (on n’oserait plus jouer avec de peur d’abîmer la peinture). Et des chevaux, en bois aussi, qui nous font penser à un manège, sur lesquels vos enfants pourront faire tourner des X-Men. Tout est plaisant au regard. Deux sentiments se chevauchent : l’émerveillement, et pour le relativiser l’étrange impression de permanence, dans les jeux, dans l’enfance elle-même, dans l’expérience humaine enfin. Quelque chose qui nous rapproche dangereusement du passé : qu’est-ce qui nous distingue au fond ? C’est peut-être pourquoi le patron n’est en rien impressionné par les pièces qu’il vend ; du moins, pas en public. C’est dur à trouver, c’est vrai. Il faut faire des kilomètres, négocier avec de vieilles dames, et savoir renoncer. Mais ce ne sont après tout que des jouets, et peut-être que si nous osions encore nous en servir, nous aurions l’intelligence du jeu que les enfants dévoreurs d’images ont, ou n’ont pas, perdu.

Des enfants déboulent chaque jour devant la boutique ; sur le chemin de l’école, en jouant ou propulsés à toute allure sur différents véhicules à roues. Certains lorgnent, curieux, et retracent en rêvant l’étrange antécédence d’ancêtres du même âge, ou repartent avec une idée de jouet à fabriquer de leurs mains.

Amsterdam, le 3 août 2014.