Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: maison

La coutellerie

La solution pour offrir n’est pas toujours du côté du sucré ou de la cravate. Ici, on vend des objets pointus et saillants ; ceux pour lesquels la tradition oblige à rendre une pièce de monnaie, ne serait-ce qu’un centime. A premier regard, ce ne sont que des Laguiole et des Opinel, mais quand on s’y penche de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas que le local du boucher ou du baroudeur. Tout est en vitrine, ou presque. Pas de couteau en céramique ici ; attention, d’ailleurs, cela peut être dangereux, l’air de rien, ces machins.

Ici on vend pour les belles tables et les belles aventures ; le mondain le plus prestigieux côtoie les plus folles virées dans le désert—c’est comme si c’était d’un seul tenant—. Commençons par les arts de la table, comme on dit. Le plus impressionnant, ce sont les manches en ivoire de mammouth. De mammouth ? Oui, car la fonte du permafrost en Sibérie nous livre des mammouth entiers, et c’est pain bénit pour le luxe. Pas la peine d’abattre des éléphants, le climat nous livre leurs parents des neiges. Remarquez aussi les manches en bois d’olivier de tant de teintes différentes ; en définitive, les plus belles pièces viennent des parties les moins soupçonnées de la nature et des vergers. On n’y pense pas, aux couteaux, mais qu’ils sont beaux, alignés les uns à côté des autres ! Ca doit durer toute la vie, et ça va en machine, enfin parfois. Vaut mieux éviter avec les manches en bois et en corne. Et si on arrêtait la corne ? se demande un visiteur. Ils sont déjà morts, de toute façon. — Ce n’est pas une raison pour en encourager l’élevage, répond le végétarien.

Le débat continue. Du côté de l’aventure, un grand raffinement se dégage des couteaux de poche, des couteaux pliants, des aventuriers et des randonneurs. Je ne savais pas qu’on pouvait avoir autant de goût en mangeant son casse-croûte en forêt. Vous savez, certains marcheurs mettent un point d’honneur à n’employer que des belles choses. Peu mais plus beau, en quelque sorte.

Heureusement qu’on est en rez-de-chaussée à même la rue, dans un coin sombre ; si le soleil faisait face à la vitrine, on n’y verrait plus rien, certains soirs.

Quelques nouveaux modèles avec des couleurs fluos. Quelques modèles qui ressemblent à des jouets pour enfants, avec des couleurs de bonbon, de Smarties. Est-ce bien raisonnable ? C’est une autre marque,  c’est nouveau. Mais cela ressemble à un jouet, cela n’est-il pas dangereux pour les enfants ?

Pas de réponse…

Paris, le 1er février 2015.

A Sebastião Salgado, pour son travail sur les damnés de l’extraction.

Le coiffeur antiquaire

Dans le magasin, on écoute beaucoup de musique ; euh, je veux dire, dans le salon. Ou le magasin. (Ou le salon…)

La vitrine est, décidément, bien celle d’un coiffeur. Dedans, il y a bien des éviers, des chaises (anciennes, en bois, forcément) et un présentoir avec des shampooings de professionnel, que vous pouvez rapporter chez vous à bon prix. Il y a les miroirs coutumiers, et au fond, l’arrière-boutique où vous vous asseyez pour qu’on vous lave les cheveux. Les serviettes. Les photos de modèles désuètes, vous indiquant les bonnes coupes de cheveux des années 80 et 90, qui peuvent vous donner l’inspiration de votre prochaine coupe à la Etienne Daho. Remarque, ça revient à la mode ; peut-être que ça tombe bien. On a aussi un vieux tourne-disque ; ici, on écoute ce qu’on veut, mais on préfère sans la FM à deux sous qu’on entend dans les chaînes de coiffure. Dites-nous si vous avez une préférence. Quoi de plus normal, pense-t-on ici ? mais le normal, vous savez, ça dépend d’un endroit à l’autre. Les patrons sont d’abord coiffeur, et coiffeuse-esthéticienne, double compétence, elle-même doublée par trente ans de métier. Mais ils sont aussi passionnés de choses anciennes, et peu à peu, leur passion a envahi leur espace, s’est apposée sur leur vocation. Que vend-on ici ? de tout. Au départ, il y avait des bibelots de notre appartement, et peu à peu, on y a pris goût, raconte-t-elle. Moi, je collectionne depuis l’enfance. J’aime les bijoux surtout, les vases, les belles choses. Lui, il collectionne les affiches. (Sur le mur au fond, pas de photo de modèle d’autrefois, mais deux trois affiches de cinéma : Marcel Carné, Jean Cocteau, Jacques Tourneur—vous avez vu la Féline ? c’est un bar aussi maintenant, à Ménilmontant—).

Et puis, ça a rajouté du chiffre d’affaires. Point de vue coiffure, on a de la concurrence depuis quelque temps ; juste en face ! une chaîne a ouvert ses portes. Mais on a nos vieux clients, depuis toujours, dit-elle en soupirant et en tirant sur sa cigarette. Ici, c’est pas pareil, on peut boire le café, et acheter un vase ! rit-elle en vous l’expliquant. Moi j’ai acheté des chaises et je les ai fait repeindre, explique quelqu’un d’autre à qui on taille la barbe. On va rajouter un forfait « barbe » dans la vitrine Ils sont tellement nombreux, tout à coup.

Dans le quartier, autour de la placette, on se retrouve à quelques commerçants fidèles ; le boucher, à droite, d’ailleurs, il est de droite ; le bistrotier ; le boulanger et sa femme (ils tournent bien) ; la nouvelle, qui vend des vêtements pour enfants, des « créations » (on se demande comment elle fait). Une commerçante ambulante, qui vend du linge ancien, s’installe parfois sur le parvis, devant le café. Les gens de la chaîne sont sympa, mais ils tournent pas mal. On est bien mieux ici. Les murs sont jaunis par le tabac et le passage du temps et on circule de moins en moins bien dans le salon, mais après tout, qui dit qu’un salon de coiffure doit ressembler à une salle d’attente à l’hôpital ? On en a assez du blanc stérilisé ! lui a confié une vieille cliente qui rentrait d’un séjour au CHU. Paiement chèque, ou espèces, s’il vous plaît ; ici, on n’aime pas trop la carte bleue. D’ailleurs, personne ne l’aime, parmi les commerçants ; vous avez vu les frais qu’ils prennent ?!

Où cela ira-t-il, pour nous ? dans l’avenir, entre une activité et l’autre ? Nulle part ! s’exclame-t-elle (lui parle peu). La retraite, j’espère ! reprend-elle en riant.

 

A Sonja Fercher, Stéphane et Michèle Gartner.

Vienne, le 25 janvier 2015.

Le magasin d’argenterie

L’avoir chez soi ou à la banque. L’exhiber ou la cacher. La sortir pour les grandes occasions ou la léguer en l’état.

            Moi, je vous conseille de la sortir et de vous en servir, conseille l’une des propriétaires de cette boutique, où les gens ne se précipitent pas pour rentrer. La vie est courte. On meurt et après ?

C’est affiché en écriture cursive, à la française, à l’ancienne ; Argenterie neuve et d’occasion. Toutes les maisons sont ici, Christofle, Villeroy et Boch, même les fabricants de cristal… Ces dernières années les grands designers et même les couturiers s’y essaient mais pas toujours heureusement. Ici, on filtre selon le goût des propriétaires. Les arts de la table, comme on dit, sont ici ; l’argenterie est centrale à ceux-ci. Les objets qu’on expose ici, dans des vitrines, des étagères (certaines grimpent jusqu’au plafond), sur les tables d’exposition vont bien au-delà du couvert. La corne, le bois, le cristal, l’or mêlé à l’argent, tout est là. Bougeoirs, chandeliers, candélabres, cafetières, plats, cadres, coupes, jusqu’aux suites de table faites en miroir, pour poser des lampes ou des bougies ou encore des plantes. C’est sans fin. On se croirait chez Ali Baba. Bien sûr qu’il y a une alarme et que c’est protégé. On se croirait dans un grand Noël de famille. On croit voir le rôti nager dans le plat. La lumière de l’halogène dore la pièce et fait briller certaines pièces, ajoutée au soleil qui fait iriser jusqu’à la rue lorsqu’entrent ici les derniers rayons du jour.

Chaque objet a une histoire ; il faut prendre le temps de regarder ; plaisir des yeux, plaisir de la connaissance. Ceci, c’est du Napoléon III ; ceci, c’est exactement ce qu’on trouvait à Versailles. Ca, c’était une pièce que l’on emportait quand il fallait fuir, tout laisser derrière soi.

Il y a toujours moins dix pour cent sur tout le magasin ; à croire que cela fait partie du prix. Si vous cherchez une pièce particulière, je peux vous la chercher propose la patronne (son mari est absent aujourd’hui). Ils vont aux enchères, ils achètent au particulier ; la maison est établie depuis vingt ans. On travaillait mieux avant, mais ça va, on s’en sort. Ici, on parle anglais, allemand, et quelques mots de russe.

Les murs auraient besoin d’un coup de peinture fraîche, mais le parquet tient le coup. Dans l’ensemble, l’heure est à la vente, pas aux travaux. Est-ce que ça se perd chez les jeunes consommateurs d’Ikea ? On y reviendra !

 

Paris le 19 janvier 2015.

A cette dame qui m’a si gentiment accueilli et expliqué.

La miroiterie

Le miroir coiffé d’un navire est celui qui retient l’attention en premier, parmi tous les autres. De loin, les vitrines se signalent par les mentions flatteuses : MIROIRS, GLACES, SUR MESURE, DEPUIS 19…, ou encore, LE PLUS GRAND MAGASIN DU PAYS. Ca c’est de loin. Ensuite, on s’aperçoit, certains jours d’été, ou de grand soleil en hiver, qu’on a les yeux éblouis sans trop savoir pourquoi… ah mais oui, c’est un magasin de miroirs (Pardon Madame). La boutique fait le coin ; elle est jolie, car dans un ancien bâtiment de brique, et elle porte d’anciennes vitres encadrées de bois ancien et croisées comme autrefois. La porte est en bois, remarquablement ancienne pour une marchandise d’une telle valeur !

Le sol de la boutique, c’est une moquette parsemée de tapis d’Orient. On voit ça aussi, tout de suite, je ne sais comment ; peut-être parce qu’ici, tout se reflète. Mais tiens, à y songer, on s’attendrait à se retrouver dans la Galerie des Glaces, et ici, ce n’est pas du tout ce qu’on trouve. Et derrière le bazar d’une promotion annoncée en façade, qui laisse espérer de trouver le bazar à l’intérieur, on se retrouve dans un coquet espace tout bien rangé, bien pensé. Et bien sûr, il y a le miroir au navire. Le navire est en miroir, faut-il le préciser ; on dirait que ça vient du mobilier de la Ville de Paris. Poussant un peu, plus loin que le pas de porte, on entame la visite qui démarre avec un petit dressing. Style traditionnel sans être ancien, d’une époque et d’un style qu’on a du mal à situer : hôtel anglais ? chambre bourgeoise ? qui sait. Ensuite, des psychés, une table avec de petits miroirs entreposés, pour le matin et la toilette du soir, le rasage. Plusieurs grands miroirs posés les uns contre les autres à la zouave, adossés au mur. Et d’autres à hauteur d’homme, dorés, argentés, chromés, encadrés de bois. Rapidement, on perd de vue l’ordre des articles tant l’ensemble étonne : une petite commode toute recouverte de miroirs ; des horloges réveil ; des vases, également réfléchissants (cela ne dédouble pas les fausses fleurs qu’ils exhibent), d’autres miroirs encore accrochés au mur, traditionnels, carrés, ovales, ronds, à dorures, sans dorures, noirs façon années 1980, avec des carrelages de salle de bain design, ou au contraire des miroirs imitation vénitienne, grandioses. Contre un fauteuil de velours, deux petits miroirs ronds vous regardent de leur petit âge et avec de grandes prétentions. En fait, vous vous regardez vous-même. Contre un mur, un miroir expérimental fait de pièces diverses est assemblé ; patchwork de bris de miroir. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour avoir une excuse de se regarder ? et on a aussi un miroir classique en plusieurs tailles : 80cm, 1m, 1m20… Vous savez, on peut tout faire aussi sur mesure. Il y a un miroir dont le cadre est décoré de coquillages. Soudain, découvrez la variété des objets de ce monde. Ce que vous pensiez rare est venu vous hanter en nombre.

Du haut pendent des plafonniers ; candélabres en cristal et miroir, et imitation or. Là encore, tout ce qui contient des miroirs est ici (non, pas de rétroviseur, tout de même !). Dans tout cela, l’image reste la même ; pas une ride vous a dit le vieil ami hier, retrouvé après longtemps ; eh bien, ce n’est pas vrai.

Paris le 31 août 2014.

Tout pour la salle de bain

Vous savez, le confort, ça se construit. Et c’est ici que vous trouverez le plus beau des conforts : celui d’une toilette magnifique. La toilette la plus belle, c’est celle que vous avez prévu : douche, douche italienne, douche américaine, baignoire, italienne, belge, de Perse. Baignoire à l’allemande, avec des bulles, façon spa. Baignoire à l’ancienne, à pieds. Baignoire à la japonaise, dit-on en plaisantant, parce qu’elle est tout en miniature, qui pourrait être un gros bac de douche. Pourtant, je crois avoir vu ça en Allemagne… se dit le passant.

Les robinets sont les accessoires de la vitrine, qui montre sans trop de pudeur de belles cabines de douche accollées à des bouts de plomberie. Mais les belles images font rêver. On a démédicalisé, désimperméabilisé les salles de bains, ces dernières années, explique le vendeur au client curieux. On continue à faire de la céramique, des carrelages, et tout, disserte-t-il en vous montrant un bel ensemble baignoire, miroir et bois exotique (d’où vient-il…). Mais aujourd’hui, on n’hésite pas à poser une baignoire à l’ancienne sur un plancher et à intégrer un évier dans un meuble en bois. Comme autrefois ! s’exclame-t-il en riant. Ah, mais on y revient. On a détruit les traditions, et finalement, c’est pour mieux les retrouver, s’accorde-t-on toujours ici.

Tout, tout, tout, pour la salle de bain, chante la pub à la radio que le patron a payé. Sur la radio locale et sur une ou deux radios communautaires, car dans la ville, ça aide. Une portugaise et une en arabe, et la radio nostalgique que tout le monde aime bien. Dans les deux cas, le slogan revient toujours. Ici, on en est très fier. Fabrication maison, pas besoin d’agence de pub. Dans le magasin, on passe la radio nostalgique, ça met de l’ambiance, et on rentre à la maison avec des chansons plein la tête. Pour le déjeuner, il y a l’Intermarché en face, et sinon, une pizzeria et un truc à paella un peu plus bas. Le café c’est à côté aussi, bar PMU, on a viré un vendeur l’an dernier qui y gaspillait tous ses salaires et arrivait en retard. Un accro. J’espère qu’il s’est soigné depuis, soupire sa collègue.

En ce moment, ça tourne pas mal, mais on a connu mieux. A une époque, vous explique la vendeuse, les gens venaient ici et achetaient sans compter. Bon, ils se posaient moins de questions, concède-t-elle. Ca c’était avant. Mais maintenant, d’un autre côté, on a vraiment de belles choses à vendre. De moins en moins de pastel. On ne se croit plus du tout à l’hosto. C’est plus les salles de bain à Papa ! maintenant, c’est l’hôtel trois étoiles !

L’innovation court partout : dans ces lavabos qu’on peut mettre sur une cuvette de toilettes ; dans ses robinets qui font couler l’eau comme si elle tombait d’une roche, d’une cascade ; dans ces douches qui vous arrosent de partout, à ne plus rien y comprendre. Partout dans ces salles de bain, on se prend pour Cléopâtre ! on se prendrait pour une Vahinée ! on se croirait chez les Naïades ! ça tourne beaucoup, dans l’entrepôt. Les délais de livraison doivent être de plus en plus serrés ; les gens ne supportent plus d’attendre. Et les intermédiaires sont coriaces.

On a innové dans les délais de paiement, aussi. Six fois, sans frais. Ca a été compliqué au début, mais ça passe mieux auprès des clients. Et maintenant, on fait beaucoup, beaucoup d’accessoire. Car ça fait revenir, et puis, au fond, une salle de bain, c’est le projet d’une vie. Vous avez vu ces petits crochets à ventouse ? C’est pour accrocher les serviettes. Et ces porte-savons ? Oui, on a aussi ça pour les gels-douche.

Il faut toujours regarder ce que les gens font chez eux. Quand ils sont invités à dîner, le patrons et ses fidèles employés s’attardent toujours un peu dans les salles de bain, histoire de voir. Ceux-là, ils avaient des coquillages ! Eux, ils avaient le chien dans la baignoire ! raconte-t-on en riant le lundi matin au café. Parfois ça donne des idées, et parfois c’est écœurant. Vous savez, on en voit, de ces choses ! Dés que ça touche à l’intime…

 

***

Paris, le 14 avril 2014.

A Perrine Benhaim, bon anniversaire.

Le magasin de bricolage

Depuis quelque temps, cette enseigne a ouvert en centre ville et la clientèle afflue.

C’est ici que viennent les trentenaires qui emménagent, les grand-parents qui améliorent, les familles qui aménagent, les célibataires qui choisissent et s’installent. Plusieurs étages s’offrent à votre découverte. Plusieurs niveaux de magasins. Plusieurs hangars en un. Le génie de la Chine industrielle se déploie devant nos yeux.

L’entrée est grise. La lumière vient de néons. Le sol est gris-noir, couleur de poussière. Ca sent le plastique brûlé, la peinture, le caoutchouc, le bois, la cire, les produits de nettoyage. De partout, ça pend : luminaires, fils, objets en vente, panneaux, flèches, prix, indications de sécurité. Pourtant, c’est vivant, et plein de personnes enthousiastes. Dans l’achat il y a l’avenir, les espoirs et les attentes des clients, ou leur soulagement : enfin, on va changer ce parquet ! finalement, l’épouvantable lunette de toilette s’en va ! il est temps aussi de se débarrasser de cet évier… L’ampoule qui pend du plafond va pouvoir être parée. L’adolescente un peu brouillonne va pouvoir se choisir une déco au grand plaisir de ses parents conservateurs. L’étudiant un peu attardé s’achète enfin un canapé digne de ce nom, signe qu’il a évolué. Ici, on a de tout, du meuble jusqu’au morceau de meuble. En gros, l’amélioration de sa demeure, le home improvement, c’est ici qu’il trouve son haut-lieu, et disons-le, nous y aspirons tous. Georges Pompidou lui-même commanda une antichambre à l’Elysée à Yaacov Agam. Ce n’est pas une question de classe ou de catégorie sociale, pas tout à fait de personnalité : vous qui avez un nid, vous voudrez y travailler sans cesse, comme ces oiseaux qui ramassent branchages et brindilles pour renforcer chaque jour la structure de leur demeure, jusqu’à composer ces immenses nids de cigognes, d’aigles ou les cottages suspendus des hirondelles. Voyez-vous, nous ne sommes pas si différents, mais nos brindilles sont ici, fabriquées en Chine, disais-je, et prêtes à changer notre façon d’ouvrir une porte, d’allumer la lumière, de nous allonger, de reposer notre tête, de nous asseoir, peut-être de faire l’amour. Cette passion de la demeure, c’est l’œuvre d’une vie dont le produit ne sera plus la maison pétrifiée des anciens. Il y a un siècle, on trouvait quatre cents objets dans une maison, aujourd’hui, dix mille. C’est ici que vous comprenez pourquoi. Venez pour une poignée de porte, vous repartirez avec une lampe. Venez pour un clou, vous prendrez aussi le marteau. Vous voyez, vous avez beaucoup vous consacrer au moindre achat à l’économie et à l’efficacité des ressources, ici tout se perd, votre maison se transforme en château de Louis II qu’il faut édifier.

Ensuite, il faut la transformer, tout le temps, comme Pompidou à l’Elysée. Votre salon était rouge : il passe au jaune. Il était jaune : il passe au rouge. Remplacez la salle de bain, changez la baignoire. Avant ça durait ; maintenant, un intérieur, c’est comme un iPhone, ça se jette et ça se remplace. Il faut bouger, il faut être dans le mouvement, regarder de l’avant. Et donc, vous voici de nouveau ici. Ca a cassé. Ca s’use. Ou tout simplement, vous vous êtes lassé. Quand vous voulez changer de vie, c’est idiot, mais au fond, vous avez le choix : changer de coupe de cheveux, redécorer votre appart’, ou partir à Tahiti. A Shanghai. A New York. En province*. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Et au final, vous voilà revenu au magasin.

Pour changer justement, pour bâtir, on donne des cours de bricolage. Qui n’est plus marqué socialement ; bricoler, c’est très bien. Comme il y a un siècle, en 14-18, les classes aisées s’approprient les codes des autres. A l’heure des gym et du sport quotidien, tous l’avouent : c’est sexy de mettre la main au plâtre !

Regardez tous ces autres citoyens, réunis. Ce ne sont pas vos collègues. Ce ne sont pas vos voisins. Ce ne sont pas vos amis. Vous les voyez à la fête de la musique peut-être, au 14 juillet. Ce sont les gens qui comme vous, sont venus au magasin de bricolage. Une immense communauté humaine qui réaffirme son pouvoir, le pouvoir de faire soi-même.

Paris, le 12-13 janvier 2014

A Thomas A. pour un moment glamour au magasin de bricolage.

A mes fantastiques amis, merci et très belle année !

Matelas, literie, sommiers

De l’extérieur on dirait un esemble de plaines polaires, coupées au carré, enrobées de plastique, de plateaux blancs sur lesquelles on pourrait faire atterrir des drones. Il y a dans les vitrines de grands matelas blancs à l’air moelleux et invitant, de petits nids qui n’attendent que vous, votre moitié, et vos souris. Confort, et modularité.

Songez à votre santé ! Et si vous dormiez mieux ! Pensez à votre dos ! peut-on voir écrit, sur les vitrines, sur les murs, peut-on entendre dans les discussions menées par les vendeurs. Aux esprits désireux d’acheter la paix du ménage avec un matelas plus grand, ces arguments viennent renforcer le désir d’achat, justifier le geste. Motiver l’investissement. Un divorce, ça coûte tant. Un matelas, ça coûte beaucoup moins. Et ça, sans compter les emmerdes.

Mais un matelas, un sommier, le tout ensemble, c’est onéreux ! alors il y a toujours des promotions et des affaires à faire. D’énormes panneaux jaunes vous le signalent dès la vitrine. C’est écrit au marqueur, rouge, noir, impossible de rater. -15, jusqu’à 40%. Solde exceptionnelle. Tout doit disparaître, à nouveau. Liquidation finale, cette fois. Vraiment, maintenant, on ne plaisante plus. C’est ce mois-ci ou jamais. Profitez-en, il reste quelques jours, quelques heures. Et en plus, en ce moment, c’est sommier, sangles, oreillers, offerts. La livraison, c’est autre chose, mais on peut reprendre, on peut faire un prix, ça dépend de la saison et des autres commandes. Vous savez, dormir c’est comme manger et boire, on n’investit pas assez. Savez-vous que c’est pendant le sommeil que le cerveau se vide de ses toxines ? Non, vous ne le saviez pas. Et que le crâne doit être incliné de la bonne façon ? Non plus. Tenez, on vient de rentrer ce nouvel oreiller, c’est une merveille ; un très bon produit. On a coutume de dire qu’il favorise l’élimination cérébrale, ici, chez nous. Allez vérifier, si vous voulez, mais c’est ce qu’on dit, nous. Et en plus, il est ultra-léger, et anti-acariens.

Les néons éclairent l’ensemble de manière uniforme et presque douce. Si vous regardez bien, vous verrez des nuances : jour, nuit, pénombre. Le tout dessine des ombres fort différentes sur le faux parquet et les murs blancs, que décorent quelques cadres de photos génériques, Caraïbes et Alpes. Le néon vous présente différemment selon qu’il est seul ou allié à d’autres éclairages. Songez-y, et pour mieux vous y faire penser, on a disposé quelques lampadaires imitation cuivre autour des lits.

Un lit, c’est aussi un premier investissement pour un jeune couple ; le ciment d’une relation, sans mauvais esprit ! Alors payez en plusieurs fois, car on est conscient que c’est un investissement ; mais considérez : c’est un investissement ! bien dormir, c’est être bien éveillé ! Bien travailler, bien se dépenser. Vous vous êtes vu quand vous êtes crevé ?

Quelques fausses plantes parcourent le magasin, comme pour ponctuer l’espace autrement bien plat, fort horizontal, avec les lampadaires. Ca fait des années qu’on est dans le métier, et ces derniers temps, les affaires sont moins bonnes, car les gens essaient de prolonger la vie des matelas, voire achètent des occases (on trouve ça dégoûtant), voire vont dans les zones industrielles chez le Suédois. Ca n’empêche, la population augmente, les ménages aussi, et avec eux, la demande en logement, et au final de matelas. On a su évoluer avec la demande. On fait le style futon. On fait aussi du matelas « sur mesure » (on commande, quoi). Du matelas en tout genre, car de nos jours, on voit de tout, en matière de modes de vie. On est là pour rester, en d’autres termes. Le sommeil, en principe, ça restera !

Paris, le 16 décembre 2013.

Au King-Sized Bed qui n’a pas pu tout sauver…

Tuyauterie, équipement de la maison, et autres joies

Il y a des magasins où l’on préfèrerait ne pas pénétrer un samedi après-midi. Mais le seau est plein. L’eau coule, goutte à goutte, du plafond ou de celui du voisin. Elle pisse impétueusement du conduit du robinet. Elle s’introduit insidieusement dans le mur, écrêtant la peinture nouvelle… Ici, où que l’on regarde, ce n’est que tuyaux, quincaillerie et métaux en toutes sortes. Mais, un jour de catastrophe domestique, de dégât des eaux, c’est aussi le Salut.

Caoutchoucs colorés ; anneaux de plastique ; sèves qui bouchent et contiennent. Mais surtout, toute la tuyauterie future est réunie ici ; de plusieurs sortes de métal, cuivre, aluminium.. Les néons plongent tout cela dans une mélancolie robotique, alors quelques spots viennent égayer les rayons et le petit espace d’exposition à l’entrée, donnant le sentiment d’être dans une armurerie, ou une salle de trésor. Cela brille, cela scintille. La fierté des patrons : toute cette quincaille, c’est à eux !

Les anneaux et les matériaux de colmatage sont stockés sur des étagères. De petites étiquettes jaunes indiquent leur prix en euro et leur prix passé, en francs. Qui aurait cru que cela coûtait autant, une si petite pièce ? Avec le prix de cet embout on aurait pu acheter un pain au chocolat, voire une pâtisserie. A ce compte-là, j’aurais pu aller chez Ladurée… Le tout emballé par d’inutiles montages de plastique transparent, censé s’accrocher, mais finalement entreposé sur les rayons ; ou au contraire, vendu en vrac, dans de petits bacs qui s’adjoignent les uns aux autres dans une grande fourmillère de pièces équipement. Du plafond pendent les gaines. En haut, et le long des murs, et par endroits, dans des bacs encore, les tuyaux, différents formats, couleurs, etc. La technologie s’introduit partout ; découvrons ces nouveaux tuyaux qui vont tout révolutionner. Conductibilité, sécurité, dites-le moi ! L’avenir s’écrit à coup de conduits.

Dans les tuyaux qui se croisent, qui tournent, se détournent, qui se lèvent et qui se baissent, il y a une annonciation. Celle de l’avenir ; celle de vos salles de bains sauvées ; celles de villes immenses où nous déboulerons dans des tubes, comme des enfants sur des tobbogans.

Songez à cette vision, et voyez que dans chacun de ces objets d’ingénieuses apparitions prémonitoires vous soufflent le lendemain de l’humanité. Songez qu’il ne faut pas trop tourner cette clé, pour éviter de vous éclabousser et de perdre le contrôle du flux d’eau. Mais avez-vous imaginé à quel point vous pouvez contrôler le monde à l’aide d’une clé ? Une clé fait plier les métaux ; elle broie le fer en d’invincibles nœuds. Elle ouvre la porte de tuyaux insondables. Elle casse le verrou des conduits.

Regardez, à droite des tuyaux, de l’enduit. L’enduit, c’est une pâte fondatrice. Avec cela, réparer les boyaux brisés de votre demeure est possible ; cacher les failles du carrelage ; c’est le baume des interstices. Notre imagination, dans chacun de ces magasins, peut se fabriquer les mondes les plus inatteignables, les moins avérés, les plus en devenir. Savez-vous que George Lucas s’est inspiré des grues d’Oakland pour concevoir dans la Guerre des étoiles ses grands chevaux de guerre mécaniques ? Il se trouve dans chaque petite pièce, dans chaque vis, chaque verrou, chaque clé, chaque tour, chaque joint, est un élément à réassembler autrement, en d’inconnues et formidables combinaisons ; et qu’un jour quelqu’un transformera en fusée, en gigantestque château spatial, en cathédrale interstellaire. Peut-être que vous, en ce samedi maussade, le pantalon humide de la pluie et souillé par les saletés de dessous l’évier, sous les coups agacés des voisins inondés, peut-être que vous avez vu, dans l’espace temps où vous avez acheté, chez ce Monsieur d’un âge intermédiaire, la ride effacée et la tempe grise, qui vous a vendu le joint qu’il faut, vu disais-je, un éclair d’un jour ultérieur, tombé comme une feuille d’automne.

Paris, le 10 octobre 2013.

A Ray Bradbury : voyez-vous Ray, j’écris une histoire par semaine.

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