Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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Le magasin de bérets

Quoi qu’on en dise, c’est le symbole du Français ; il est partout. Partout dans notre imaginaire, dans l’univers rêvé du bonhomme à la baguette en pull marinier. Il est sur la tête du gars au gros pif à qui la caricature fait refuser la réforme, peindre une Tour Eiffel ou manger du fromage. Le Monsieur-tout-le-monde de la Gaule éternelle, celle qui incorpore les nouveaux venus en leur mettant un béret sur la tête et en leur faisant jouer à la pétanque…. Hein ?!

Quoi qu’il en soit, ici c’est pas du béret de base qu’on vend. C’est du béret quali. Du béret de luxe, en quelque sorte. Le genre de béret qui ne se trouve pas sur la tête de votre grand-père. Oui, car ici, on a voulu le réhabiliter. Certes, il y en a qui s’y sont essayés dans les années 90. Vous vous souvenez des Kangol ? A n’en pas douter, la France reste l’un des premiers marchés au monde, et pour le créateur de cette boutique, il y a de la place sur le segment premium.

Mais passons sur le concept de marketing : décrivons le lieu. Ici, c’est parquet et fauteuil de cuir, ambiance Chesterfield. C’est étonnamment Nouvelle Angleterre pour un truc de franchouillard. Ou, disons, Cercle Inter-Alliés. Il y une jolie vitrine, une jolie boutique aux couleurs très masculines (« des sombres, c’est très masculin »). Les chapeaux sont exposés de manière éparse ; pas d’étagère.

Ils sont variés en couleur, du rouge au gris foncé, de la laine vermeille au tweed anthracite. Il y a de quoi faire. On vend aussi des cannes, mais c’est presque plus de la déco qu’autre chose. Il y a un tapis, rouge foncé, bordeaux, genre kilim, mais pas tout à fait. Ici, on n’épouse pas le genre, on l’essuie. De justesse. Pas la peine de s’y enfoncer, il faut être léger, il faut être partout mais n’être rien. Rien de caractérisable, rien qui puisse se nommer ; on échappe à la norme et à la définition. La moustache ancienne façon, nouvelle façon, du type qui s’assoit à la caisse. La typo années 50 de la vitrine (encore celle-là !). Les gants, les écharpes, les pull, entre le chic et le branché et le désuet, pour ne pas dire le ringard. Où est-on  ? Dans l’autre dimension, dans notre époque qui ne sait plus ce qu’elle est. On se croyait moderne, hein, on pensait ne plus vivre certaines choses, mais regardez le monde, finalement, on a l’impression de revenir au Moyen Age. Ca fait relativiser. Alors, les bérets osent les couleurs contradictoires, et jurer comme le rouge et le bleu. Ils peuvent être revisité ; ils peuvent même revenir à la mode. Dans ce monde incertain, on s’accroche à la tradition, en voulant la re-décorer, en espérant qu’en elle il y ait au moins du vrai. Les passants s’arrêtent peu car dans le quartier on met peu de bérets, mais on sait ici, qu’un jour, ils y viendront tous !

 

Paris, le 23 février 2015.
A tous les porteurs de béret, ancienne ou nouvelle façon.

Aux bières du monde

Il y a pas mal de bières sur les étagères de cette boutique, et elles viennent du monde entier. Bien sûr qu’on a les deux trois bières locales, look hipster branché, la typo années 50 qui s’impose. Bien sûr qu’on a ça, mais ça va beaucoup plus loin. On appelle comment une cave à vins… de bière ? La biérothèque ? La cave à cervoise ?

On dit que c’est bon pour la santé, le malt, le jus fermenté. Que ça entretient  la flore intestinale, que c’est nourrissant, qu’au moins c’est une eau qu’on peut boire, tout ça tout ça. On peut être santé et aimer la bière. D’ailleurs ça se prend aussi en cachets. Les magazines l’ont réhabilitée : votre partenaire, votre amoureux ou amoureuse avec son ventre rebondi, est en réalité un yogi. Vous découvrez la personne sous un autre jour. C’est elle qui avait raison…

Ici, on ne s’embarrasse pas de prétextes, on aime et c’est tout.

C’est drôle de voir les amateurs se succéder. Il y a les rockers, les Allemands exilés, les Russes, Tchèques, et Brésiliens (vous seriez étonnés, d’ailleurs on vend de l’Antarctica). Des Asiatiques mais ils ont déjà accès aux marques chinoise et japonaise assez facilement ; ce qu’on trouve plus difficilement, ce sont les marques thaïes, par exemple, ou coréenne. Car ici, on a vraiment de tout. Des spots à la lumière jaune, presque comme dans un théâtre, mettent ça en valeur : on dirait une collection de musée.

La bière est universelle, non il ne faut pas choisir entre elle et le vin, elle et le jus ou entre la bière et le bien-être. J’ai un client qui adore la bière et qui boit de l’eau de coco après son jogging. Ca n’empêche.
La variété est là : bières rousses, blondes, vertes ( à la spiruline, ça vient des Vosges !… les bouteilles, grandes, petites, moyennes et de toutes les couleurs avec une myriade d’étiquettes de toutes fantaisies, depuis l’allemande et la belge décorées de moines à la bière énergétique en passant par la mexicaine frappée d’un cactus. S’il fallait refondre les Nations Unies, on pourrait faire appel aux bières, a pensé le diplomate fatigué. Mais l’intérêt réel, dit la vendeuse, de tout ce manège, c’est la conversation permanente que l’on a avec les clients. Ils adorent en parler, et partant de là, on parle de tout : de leurs pays, de leurs origines, de leurs aspirations et projets de voyages. De leurs souvenirs. De leurs ruptures et de leurs amours, de leurs amis et de ceux qui l’aiment ou la détestent. Moi, y a rien à faire, quand c’est amer, je n’aime pas, explique-t-elle en rangeant quelques bouteilles dans les cageots qui servent d’étagère. Le bois fait du bruit ; il travaille en permanence, surtout le parquet, un peu vieilli, un peu rayé, un peu grisé par les pas et les livraisons. J’ai beau être vendeuse de bière. Du coup, je préfère celle-là. Faut assumer. Pas de figure obligée.

Paris, le 16 février 2015
A Alex, qui aime bien la bière.

Le magasin de fruits secs

En Californie, les fruits secs c’est un mode de vie : en rando (sachets santé), au petit-déj (granola), enrobé (raisins au yaourt), en vrac (sur le marché de producteurs). En Allemagne aussi, ça se vend au grand public dans une parure sportive, un peu comme si c’était des chaussures Adidas (vous savez, ces paquets jaunes qu’on emmène en montagne…). Le fruit sec, c’est la rencontre du randonneur bio et de l’Iftar. De l’Atlas et de Big Sur. De la tarte pomme amandes et du brunch au soja. C’est là que ça se passe, aux rayons du soleil qui dorent cette denrée de l’avenir (enfin, quand c’est fait à l’ancienne), nourriture des astronautes et des stations spatiales, des Dieux grecs et des Pharaons (on retrouve des figues séchées dans les pyramides), tendance délicieusement chic qui a débarqué dans nos restaurants branchés… Le magasin, lui, n’est pas branché, mais on s’en fout, car les gens qui y entrent le sont. Y a pas de fioriture sur la devanture, la police d’écriture est banale, en fait il n’y a rien d’écrit sur la vitrine. Ici, on n’a pas vraiment de vitrine : elle donne sur les rayons et tout est vendu en vrac.

Le truc avec le fruit sec, c’est qu’il passe partout, l’air de rien, avant de se faire remarquer : sucré, salé (en tarte ou en salade, ou avec le gibier, tout ça – voire le livre de recettes sur le présentoir). Le dimanche, le patron vend au marché, rive gauche, car autrement, il ne fait pas son chiffre.
Il faut voir que s’il a une « base » de clients adeptes, il y en a aussi qui s’y arrêtent, l’occasion d’en faire un goûter. « Ici, pas de pub ni d’emballage, que du bon produit ».

Pour attirer le passant, il multiplie les initiatives. Certes, on a la banane, l’abricot et la figue, mais maintenant, j’ai aussi de la mangue, du kiwi, des airelles, du goji, tiens, goûtez ça, c’est super bon à la santé, comme il dit… (Il est Vosgien, là-bas on dit « à la santé »…) Une dame, convaincue que le fruit sec est l’avenir de sa forme, repart avec une variété de petits sachets en papier. Son fromage blanc ne sera plus jamais le même.

Paris le 8 février 2015

Le coiffeur antiquaire

Dans le magasin, on écoute beaucoup de musique ; euh, je veux dire, dans le salon. Ou le magasin. (Ou le salon…)

La vitrine est, décidément, bien celle d’un coiffeur. Dedans, il y a bien des éviers, des chaises (anciennes, en bois, forcément) et un présentoir avec des shampooings de professionnel, que vous pouvez rapporter chez vous à bon prix. Il y a les miroirs coutumiers, et au fond, l’arrière-boutique où vous vous asseyez pour qu’on vous lave les cheveux. Les serviettes. Les photos de modèles désuètes, vous indiquant les bonnes coupes de cheveux des années 80 et 90, qui peuvent vous donner l’inspiration de votre prochaine coupe à la Etienne Daho. Remarque, ça revient à la mode ; peut-être que ça tombe bien. On a aussi un vieux tourne-disque ; ici, on écoute ce qu’on veut, mais on préfère sans la FM à deux sous qu’on entend dans les chaînes de coiffure. Dites-nous si vous avez une préférence. Quoi de plus normal, pense-t-on ici ? mais le normal, vous savez, ça dépend d’un endroit à l’autre. Les patrons sont d’abord coiffeur, et coiffeuse-esthéticienne, double compétence, elle-même doublée par trente ans de métier. Mais ils sont aussi passionnés de choses anciennes, et peu à peu, leur passion a envahi leur espace, s’est apposée sur leur vocation. Que vend-on ici ? de tout. Au départ, il y avait des bibelots de notre appartement, et peu à peu, on y a pris goût, raconte-t-elle. Moi, je collectionne depuis l’enfance. J’aime les bijoux surtout, les vases, les belles choses. Lui, il collectionne les affiches. (Sur le mur au fond, pas de photo de modèle d’autrefois, mais deux trois affiches de cinéma : Marcel Carné, Jean Cocteau, Jacques Tourneur—vous avez vu la Féline ? c’est un bar aussi maintenant, à Ménilmontant—).

Et puis, ça a rajouté du chiffre d’affaires. Point de vue coiffure, on a de la concurrence depuis quelque temps ; juste en face ! une chaîne a ouvert ses portes. Mais on a nos vieux clients, depuis toujours, dit-elle en soupirant et en tirant sur sa cigarette. Ici, c’est pas pareil, on peut boire le café, et acheter un vase ! rit-elle en vous l’expliquant. Moi j’ai acheté des chaises et je les ai fait repeindre, explique quelqu’un d’autre à qui on taille la barbe. On va rajouter un forfait « barbe » dans la vitrine Ils sont tellement nombreux, tout à coup.

Dans le quartier, autour de la placette, on se retrouve à quelques commerçants fidèles ; le boucher, à droite, d’ailleurs, il est de droite ; le bistrotier ; le boulanger et sa femme (ils tournent bien) ; la nouvelle, qui vend des vêtements pour enfants, des « créations » (on se demande comment elle fait). Une commerçante ambulante, qui vend du linge ancien, s’installe parfois sur le parvis, devant le café. Les gens de la chaîne sont sympa, mais ils tournent pas mal. On est bien mieux ici. Les murs sont jaunis par le tabac et le passage du temps et on circule de moins en moins bien dans le salon, mais après tout, qui dit qu’un salon de coiffure doit ressembler à une salle d’attente à l’hôpital ? On en a assez du blanc stérilisé ! lui a confié une vieille cliente qui rentrait d’un séjour au CHU. Paiement chèque, ou espèces, s’il vous plaît ; ici, on n’aime pas trop la carte bleue. D’ailleurs, personne ne l’aime, parmi les commerçants ; vous avez vu les frais qu’ils prennent ?!

Où cela ira-t-il, pour nous ? dans l’avenir, entre une activité et l’autre ? Nulle part ! s’exclame-t-elle (lui parle peu). La retraite, j’espère ! reprend-elle en riant.

 

A Sonja Fercher, Stéphane et Michèle Gartner.

Vienne, le 25 janvier 2015.

Aux ampoules LED

De temps en temps un produit sort et quelqu’un le repère et veut être le premier à se lancer sur le filon. Il en est ainsi des LED. La réglementation arrive, prédit le propriétaire, bien informé. Ca va être obligatoire. Et là…

Et là, rira bien qui rira le premier. Et là, les clients entreront par milliers dans la boutique spécialisée ; et là, les LED éclaireront le monde ; et là, qui sait jusqu’où nous irons avec les LED, promet le propriétaire à son épouse mi-rêveuse mi-sceptique. Tu n’aurais pas pu te lancer dans le commerce de bouche ou la banque comme tout le monde ? lui a soufflé un jour son beau-père après quelques verres de trop.

Cela ne l’a pas mortifié. Il était employé d’assurance ; il s’ennuyait. Il a lu Quarante Recettes du Succès du grand coach américain Jonathan T. Rogers II (je ne sais pour quelle raison les Américains ont cette soif de dynasties de classe moyenne). Ca m’a fait un choc. J’ai tout basculé à partir de là. Démissionné de son travail, et appliqué les recettes choc de Rogers, dont il a les trois tomes et quatre audio-livres, et même un portrait avec le grand maître pris lors d’une conférence à Houston. Un rêve de gamin, pour moi. Le portrait trône au-dessus de la caisse. Je lis dix minutes par jour, je fais du sport, je me soigne. Je ne laisse pas mes comptes à la dérive. J’anticipe, je prévois l’avenir. Je fais le point avec ceux que j’aime. Il répète ces enseignements clés à qui veut l’entendre ; il a déjà vendu quatre bouquins du maître. Il faut répandre cette science, la science de la réussite, du perfectionnement de soi : en France, on est en retard. Vite, vite, rattrapons-le. Vite, vite, Gauloises et Gaulois, vite, grenouilles et franchouillards, vite, les hexagonaux de toutes sortes, dépêchez-vous. Moi, ça a changé ma vie, alors, si ça vous intéresse pas, c’est votre problème. La réussite, ça ne tient qu’à un fil ; ça ne dépend que de nous. Il a économisé, concentré son énergie, défini son projet. Quelques mois après l’Académie de Rogers à Houston (ça a été un point culminant, quinze jours de congés, dont une semaine entière de congrès), il s’est lancé. Comme tant d’autres. Je me lance, et c’est du pur bonheur. Les LED, parce qu’il a lu un article. J’ai vu que ça montait. Et maintenant nous y sommes. Une superbe boutique pleine d’ampoules. Ici, on vend ce qu’il y a de mieux. Le meilleur matériel, le plus dur à trouver, et pas qu’avec les particuliers. Les professionnels, ça marche bien mieux. C’est pourquoi tout est fait pour leur faciliter la vie. Paiement par compte, à-comptes, accueil spécial, horaires aménagés s’il le faut, commande spéciale et livraison hors norme. Ca c’est le service. Ca se mérite. De toute façon, si on veut qu’ils choisissent le LED, faut aussi le mériter.

C’est ce qu’on essaie de faire. Ici, on a privilégié un look américain : moquette grise, murs blancs, efficace. Ce qu’il faut. Là-bas, ça rigole pas ! tout est étudié ! c’est ça qu’il a voulu faire aussi. L’an dernier, il a écrit une lettre à Rogers, avec une photo de la boutique, tout fier. Le grand homme lui a répondu, très gentiment, et il a encadré la réponse, dans le salon à la maison (pas dans la boutique, c’est personnel). Il a calculé, le patron, qu’il faut 500 ventes et 1250 visiteurs pour atteindre son objectif. En rythme de croisière, ça peut se faire, mais là, on n’y est pas encore. Alors pas de vendeur, pas de personnel, que de la détermination et de l’huile de coude. Du travail. Il va y arriver. En attendant, toutes les LED ne sont pas branchées : c’est là aussi qu’on se distingue, car ici, on veut incarner l’économie, l’efficacité. Pas besoin de faire cramer quatre cents lampes. Et puis la LED, pour la déco, ça peut s’étudier, et ce côté déco, ça va être l’axe sur les mois qui viennent. Car il faut un axe.

L’observateur posté devant la vitrine transparente, sans décoration ni appât, sent quelque chose de méthodique, alors qu’il regarde l’intérieur dans cet univers électrique, bien ordonné. Dans cette petite rue calme, d’une ville provinciale, où passent d’abords pharmaciens, ouvriers et employés d’administration, une petite révolution se prépare.

Londres, le 24 novembre 2014.

Le magasin d’affiches

OK, c’est culcul, mais ça se vend.

La vendeuse et le patron parlent de l’affiche Titanic que l’on retrouve fièrement arborée en vitrine. Oui, c’est culcul, mais ça vend. Et à côté, pour la peine, on a mis du Metallica, pour la dureté masculine, et Les Visiteurs, pour le côté franchouillard. Tout est affaire d’équilibre. Le patron, fasciné par la philosophie asiatique (yin et yang, tout ça) en est persuadé. Savez-vous comment on dit crise en japonais (c’était en japonais, déjà ?) ? Problème – opportunité. Fascinant. Ils ont tout compris.

Donc la vitrine est quasi entièrement occupée par les affiches et les posters. Des cadres aussi, de la photographie « originale » (comprendre, qui change) avec des photos d’enfants et les inévitables chats. Il en faut vraiment pour tous les goûts. A l’intérieur, les murs sont eux aussi couverts d’affiches : Matrix (celle-là se vend assez cher), Tina Turner (une cliente l’a rencontrée une fois), Mylène (une icône), Johnny, Un Indien dans la Ville (beaucoup d’aficionados).

Quelques affiches d’occase, aussi ; il faut bien en reprendre, certaines ont de la valeur ! Ici, c’est le temple de l’affiche. On ne discrimine pas. A un moment, on a vendu des affiches de chevaux, mais ça ne se vendait pas tant, et il a fallu revenir aux fondamentaux. Chanteurs, films, et chats. Cadres photos. Tout ce qui décore, car en ces temps de signal culturel et de classisme, il faut pouvoir dire à l’autre qui vous êtes par l’affiche que vous avez. Ce sont toutes les mêmes structures, les mêmes reproductions grand format, les mêmes fabricants…, mais selon que vous ayez accroché Céline Dion ou Metropolis, vous n’êtes pas la même personne.

Alors croyez en vous, croyez en vos goûts. Ca fait beaucoup, la première nuit, de s’épargner les mots inutiles. Toi aussi tu aimes… ? C’est fou, on était vraiment fait pour s’entendre.

Il faut regarder ce que les gens rapportent parfois. Des affiches dégueulasses, hors d’usage, mais une fois, on en a acheté une vieille, déglinguée, et pour cause : c’était Les enfants du paradis. Ca aussi, c’est le rêve du patron. Arlety. Paris est si petit pour deux êtres qui s’aiment tant…

Ca tombe bien, on est en province, et une parole mythique comme celle-là vaut bien d’acheter une vieille ruine.

La concurrence s’intensifie, néanmoins : des sites proposent de faire des reproductions de vos photos de famille en grand ; du coup, on s’y est mis, aussi, via un confrère imprimeur. Et il y a les grandes surfaces, qui proposent, outre les fourchettes et le canap’, l’affiche qui fera sensation et cultivé. C’est pour ça qu’on dit aux gens : faites ce que vous voulez, mais si vous voulez de la qualité et du service, et surtout, un conseil de connaisseur, c’est ici qu’il faut venir. Sur la rue pavée dehors, la tête de Céline Dion se mire parfois sur les pavés mouillés, les soirs de pluie.

 

Rennes, le 10 novembre 2014.

A mes élèves.

A M.

Le magasin de foulards

Foulards, cravates, châles, spécialiste soie.

Les indications sommaires font l’économie de quelques centimètres de vitrine, juste ce qu’il faut pour faire tenir les grandes lettres visibles de loin. Sous elles se sont dressés des mannequins qui portent autour de cous esseulés des cravates et des foulards ; sur le plancher de la vitrine on a disposé de nombreux foulards à motifs variés.

La soie a trouvé ici son débouché, qu’elle vienne de Lyon ou d’Asie ; la soie est une merveilleuse matière, s’accorde-t-on à l’unanimité, vendeuse et clients, mais gare aux mites. La boutique est organisée simplement ; écharpes, châles, foulards, cravates ont chacun leur section. Les foulards sont à gauche de l’entrée, les écharpes, en face ; les cravates, à droite sur des portants qui longent tout le mur, d’un bout à l’autre, posées sur des tiroirs incrustés couleur noyer dont on ne voit pas la contenance…  Les châles et les foulards sont ensemble, partout ailleurs. Ca a du sens de tout vendre ensemble. Monsieur et Madame viennent le samedi ; elle s’achète un foulard, lui une cravate. Vous pouvez les accorder. His and hers. Oh, il y en a qui trouvent ça charmant, qui s’aiment tant ou pas assez pour souhaiter s’unir par les liens de la monochromie.

L’année a ses grands temps, ses points d’orgue : Noël, Pâques, la fête des mères et celle des pères, les soldes, d’été comme d’hiver, la Saint Valentin, la rentrée… Les gens achètent moins depuis quelques années ; on voit qu’il y a la crise. Certaines pièces plus frivoles ne se vendent plus, ou au contraire, se vendent davantage. En vrai, il n’y a pas de règle, si ce n’est que le client semble avoir moins d’argent, semble angoissé par les conséquences de son achat. Certaines personnes y réagissent paradoxalement en se repliant sur le superflu au détriment du nécessaire. Qui suis-je pour juger, pense la patronne en pliant les châles. S’ils pouvaient éviter de me les froisser. Le magasin dépense une fortune chaque année en pressing. Oui, car certaines pièces doivent être nettoyées par un professionnel, et même si on a une centrale à l’arrière, ça ne suffit pas, on ne peut pas tout traiter.

Les impôts cette année ont augmenté, raconte chacun, mais, répond la patronne, les pièces défectueuses aussi. Ils ne se rendent pas compte que la qualité c’est moins de gaspillage et d’ailleurs ça vaut pour vos achats. Rendez-vous compte : vous achetez un châle de moindre qualité dans une enseigne à bas coût. Certes, vous allez payer moins. Mais quand ça craquera ou que ça trouera au mauvais moment, que ferez-vous ? c’est comme les frigos, il faut prendre ce qui tient. Et puis, regardez-moi cette belle qualité. Sentez comme c’est doux. Increvable ça. Mon mari en a un, le même tiens, il l’use et ça ne bouge pas ; il l’a depuis vingt ans.

Oui, acheter c’est penser à soi, bien sûr ! ânonne-ton ici. Les lainages sont magnifiques cette année ; au niveau couleurs, ils ont assuré ! on a de belles marques, et ça donne presque envie d’être en hiver, tant on a envie d’en porter ! il règne dans la boutique une certaine odeur de lavande, l’arme utile contre les mites. Les huiles essentielles flottent dans l’atmosphère fraiche (autre astuce anti-mites, la température…), tandis qu’une musique douce est diffusée, tantôt par RFM tantôt par une playlist concoctée par le fils de la patronne (Ambiance repos, clients heureux : tu as un avenir dans le marketing ! lui-a-t-elle dit). Car vous savez, le client est roi, nous, ici, on reprend toujours. Ah le châle c’est personnel, d’ailleurs ça se porte autour du cou, et idem côté cravate ou écharpe, c’est quelque chose qui doit plaire, donc si ça ne va pas, revenez.

Le 26 décembre, il y a généralement du monde. Si seulement les gens se connaissaient un peu mieux, pense-t-on derrière le comptoir…

Paris, le 3 novembre 2014.

L’épicerie fine japonaise

La boutique est en travaux, c’est peu habituel, mais du coup, certaines animations régulières comme la cérémonie du thé ou les lectures du vendredi après-midi n’auront pas lieu. Nous sommes dans une boutique d’objets et de comestibles du Japon, mais comme souvent c’est toute une culture qui s’exprime dans le détail de minutieux emballages et de biscuits emblématiques. A la châtaigne ? Curieux, cela a un goût de sauce soja, on dirait des fortune cookies, mais pourtant c’est fort différent, c’est brun doré, c’est dur, cela croque comme du nougat d’Espagne. Les rayons, fait peu caractéristique, ce nous semble, du Japon, sont un peu un bric à brac : vers l’entrée, et plutôt sur la gauche, trouvez la vaisselle, la porcelaine plutôt, posée sur des tables et des étagères qui dans leu prolongement se transforme en bureau de caisse. Au fond, des thés en tout genre. Derrière le fameux bureau, on trouve des sauces, des condiments ; du Miso de plusieurs couleurs (c’est un champignon, c’est un peu comme un Maggi naturel)… de l’autre côté, vers la droite, plein de produits séchés, lyophilisés, à longue conservation. Des pâtes, des nouilles, des biscuits encore, des produits en boîte. Le passant curieux se transforme, pourvu d’avoir quelques euros, en consommateur avide de découverte. Rien n’est prémédité. L’accueil est agréable, mais économe : on est concentré, on travaille, on agit, on range, on coordonne les travaux. Là on va peindre, là on vient de finir. Ah oui, quand ce sera fini, ce sera très joli. Mais vous savez, ce que ça dure, les travaux… On n’en finit plus. A la fin, on est ruiné et content d’en être débarrassé. Mais oui, par-dessus le marché, quand vous pensez que vous arrivez au bout… il y a toujours quelque chose.

Alors on a mis le meuble des bonbons au milieu : il est face à vous quand vous entrez, c’est tentant, c’est magique ! des confiseries au yuzu, à l’agrume, aux haricots rouges bien entendu (si, si, vous allez voir, c’est pas mauvais), au matcha, au thé vert. Des boules gluantes de pâte de riz fourrées avec différentes mixtures sucrées, fabriquées avec les ingrédients précités. Testez ! faites-en des cadeaux, vous allez voir que ça marche pour les invités et les petits gestes.

Les sacs sont en papier, et en réglant vous remarquez qu’on a mis des origami aux différents coins de ce fameux bureau sur lequel sont éparpillés un ordinateur portable, le terminal de carte bleue, la caisse, et puis des cartes de visite. Avant de partir, vous vous aventurez encore dans le rayon des petits cadeaux, au fond, où il faisait sombre et où vous n’étiez pas allé, et là il reste des cerfs volants, des masques de papier, de petites figurines, des poupées et des kimonos…

Il faudra revenir avec les enfants, cela va leur plaire, dit une dame à son mari. Mais qu’est-ce que tu veux encore qu’on s’emm…e à les promener par ici un samedi, lui répond-il. Bon, je viendrai toute seule, grommelle-t-elle tandis que la porte à clochettes se referme, laissant la patronne à ses affaires.

 

Paris, le 19 octobre 2014.

Le magasin d’articles pour chiens et chats

Le paradis des toutous et des minets, c’est ici. Les propriétaires un peu gaga s’y pressent, qu’ils soient célibataires en âge de travailler et de mener une vie active mais néanmoins solitaire, ou adolescents, ou enfants, ou familles. La phrase type : Mais oui, hein qu’il aime ça, mon ___, mais oui, c’est bien mon grand. Ou : Ah, mais elle adore. Quelle chatte alors. Trop la classe. Bref, ici, ça respire l’enthousiasme et décidément par ces temps difficiles, il fait bon être vendeur de croquettes…. Ou, de jouets. Ici, on trouve de tout, de l’alimentation aux produits anti-parasitaires, en passant par les jouets. Le rayon jouet, c’est le Toys’R’Us du chien : petits canards en plastiques, nonos en toutes tailles, balles, ballons, de quoi soi-disant protéger vos savates. En réalité, constatent certains propriétaires, certains chiens n’ont que faire des jouets désignés, et se jettent, anarchistes patentés, sur les meubles et autres souliers. Ne parlons pas des chats qui adorent les pelotes de laines et faux squelettes de poissons (rayon suivant !) mais continuent de s’amuser à déchirer vos rideaux et couvre-lits. Mais qu’importe, car ici, on est au royaume de l’animal-roi. C’est plus qu’un chien, explique un propriétaire à un vendeur. C’est un compagnon. Et à son compagnon, on offre des…jouets.

A la caisse de ce magasin grand (90, 100, 120 mètres carrés ?) on trouve diverses petites annonces imprimées sur de petits papiers. Donnez à la SPA. Donne chiots. Psy pour chiens. Oui, le psy pour chiens, étape suivante de cette course folle à l’anthropomorphisme ? Ce qui n’est pas pour dire que les chiens et les chats ne sont pas intelligents, qu’ils ne peuvent s’émouvoir, bien sûr… Retour en rayon. Cette semaine, c’est la promo anti-vermine. C’est de saison, car en ce moment, les chiens et leurs maîtres retrouvent la forêt, et avec ça les tiques et autres insectes. On a beau aimer son chat, quand la maison est envahie de bestioles qui piquent, on peut être amené à se demander pourquoi on n’a pas préféré la peluche. Pour l’amour des animaux de compagnie, il y a donc l’insecticide.

La vitrine annonce l’opération mais met aussi en scène les nombreuses possibilités de jeu ouvertes par tous ces produits : niche d’appartement, en coussinets, véritable niche (il y en a au fond du magasin, mais c’est un peu démodé), myriade de petites balles, et maintenant, jeux « intelligents », qui répondent et stimulent le cerveau il est vrai trop peu stimulé ( ?) de nos fidos et matous.

Quelques amateurs d’aquarium et de poissons rouges se sont aventurés ici, mais on leur a répondu sèchement : on n’est pas une animalerie. Confondre un poisson rouge et un chien ! s’exaspère une vendeuse passionnée. C’est fou ce que les gens peuvent s’imaginer. Comme si l’enseigne n’était pas assez claire, sans compter les vitrines, et les grandes portes vitrées toujours ouvertes qui laissent à voir le paradis du dressage et de l’interaction qu’on trouve à l’intérieur. Assurément, il y a de quoi ici offrir beaucoup au meilleur ami des hommes ; ceci dit, voyons aussi cela comme une expérience humaine formidable : en observant l’animal, on se voit aussi soi-même comme vivant et comme être différent ; décidément pour un chien une balle n’a pas exactement le même sens. Ca me détend, aussi, dit un propriétaire un rien détaché, pas du tout nunuche. On a de telles semaines…

Dans le coin, à gauche de l’entrée, à côté des caisses, un coin à moquette aménagée pour parquer son chien. Bien sûr, ils sont autorisés partout mais cela permet d’être plus tranquille, et à cet endroit, on a pensé à un revêtement plastique, qui, pensent certains, aurait été utile chez nous

Dans les Vosges, 5 septembre 2014.

La miroiterie

Le miroir coiffé d’un navire est celui qui retient l’attention en premier, parmi tous les autres. De loin, les vitrines se signalent par les mentions flatteuses : MIROIRS, GLACES, SUR MESURE, DEPUIS 19…, ou encore, LE PLUS GRAND MAGASIN DU PAYS. Ca c’est de loin. Ensuite, on s’aperçoit, certains jours d’été, ou de grand soleil en hiver, qu’on a les yeux éblouis sans trop savoir pourquoi… ah mais oui, c’est un magasin de miroirs (Pardon Madame). La boutique fait le coin ; elle est jolie, car dans un ancien bâtiment de brique, et elle porte d’anciennes vitres encadrées de bois ancien et croisées comme autrefois. La porte est en bois, remarquablement ancienne pour une marchandise d’une telle valeur !

Le sol de la boutique, c’est une moquette parsemée de tapis d’Orient. On voit ça aussi, tout de suite, je ne sais comment ; peut-être parce qu’ici, tout se reflète. Mais tiens, à y songer, on s’attendrait à se retrouver dans la Galerie des Glaces, et ici, ce n’est pas du tout ce qu’on trouve. Et derrière le bazar d’une promotion annoncée en façade, qui laisse espérer de trouver le bazar à l’intérieur, on se retrouve dans un coquet espace tout bien rangé, bien pensé. Et bien sûr, il y a le miroir au navire. Le navire est en miroir, faut-il le préciser ; on dirait que ça vient du mobilier de la Ville de Paris. Poussant un peu, plus loin que le pas de porte, on entame la visite qui démarre avec un petit dressing. Style traditionnel sans être ancien, d’une époque et d’un style qu’on a du mal à situer : hôtel anglais ? chambre bourgeoise ? qui sait. Ensuite, des psychés, une table avec de petits miroirs entreposés, pour le matin et la toilette du soir, le rasage. Plusieurs grands miroirs posés les uns contre les autres à la zouave, adossés au mur. Et d’autres à hauteur d’homme, dorés, argentés, chromés, encadrés de bois. Rapidement, on perd de vue l’ordre des articles tant l’ensemble étonne : une petite commode toute recouverte de miroirs ; des horloges réveil ; des vases, également réfléchissants (cela ne dédouble pas les fausses fleurs qu’ils exhibent), d’autres miroirs encore accrochés au mur, traditionnels, carrés, ovales, ronds, à dorures, sans dorures, noirs façon années 1980, avec des carrelages de salle de bain design, ou au contraire des miroirs imitation vénitienne, grandioses. Contre un fauteuil de velours, deux petits miroirs ronds vous regardent de leur petit âge et avec de grandes prétentions. En fait, vous vous regardez vous-même. Contre un mur, un miroir expérimental fait de pièces diverses est assemblé ; patchwork de bris de miroir. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour avoir une excuse de se regarder ? et on a aussi un miroir classique en plusieurs tailles : 80cm, 1m, 1m20… Vous savez, on peut tout faire aussi sur mesure. Il y a un miroir dont le cadre est décoré de coquillages. Soudain, découvrez la variété des objets de ce monde. Ce que vous pensiez rare est venu vous hanter en nombre.

Du haut pendent des plafonniers ; candélabres en cristal et miroir, et imitation or. Là encore, tout ce qui contient des miroirs est ici (non, pas de rétroviseur, tout de même !). Dans tout cela, l’image reste la même ; pas une ride vous a dit le vieil ami hier, retrouvé après longtemps ; eh bien, ce n’est pas vrai.

Paris le 31 août 2014.