Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : août, 2012

Le magasin de bicyclettes

Par terre, il y a de la graisse et des pneus de vélos. Dans ce magasin, l’atelier et la vente ne font qu’un.

Dans une rue peu passante mais connue des cyclistes, ce magasin propose réparations et modèles neufs, les plus à la mode. Le vélo désormais est un accessoire ; c’est un objet de luxe et d’envie. Jadis, les bourgeois s’achetaient de grosses voitures ; pour certains, désormais, c’est un beau vélo. Le mieux, c’est le nec plus ultra, le vélo hollandais. La bicyclette est le nouveau drap des Flandres : solide, agréable, ergonomique. Le plus beau, à mon sens, c’est sans doute le jaune : le jaune est new yorkais, parisien, londonien. Il a quelque chose de Google, de très à la mode, d’insolent et de terriblement séduisant, actuel. Mais il y a aussi le noir, le vélo hollandais, l’indémodable batave, qui n’a pas besoin de design à force d’être lui-même. Il est un dessin à lui tout seul, et semble surgir du fond des temps d’avant même l’invention de la bicyclette.

Bien sûr, il y a les occasions. 100€ le hollandais. Un peu cher, disent certains. Le vieux Peugeot de collection, vélo de course, ne se solde pas à moins. Il y a dans le monde du deux-roues des races, des castes, des classes, des états. Un siècle déjà. C’est comme un millénaire, dans le monde de la technologie ; le temps de fonder une civilisation.

Le patron est un réparateur de vélos qui vend. Il a commencé chez Peugeot cycles, comme ouvrier. Le voici à son compte, trente ans après. Il s’habille en bleu de travail, ses mains sont toujours grasses comme celles d’un mécano (ça sent la graisse et le caoutchouc), mais son métier est noble, il est artisanal, il est musculaire là où les voitures trichent. Le vélo c’est comme l’équitation : il élève l’homme à la hauteur des chevaliers. Assis sur un vélo, un cycliste professionnel est comme un oiseau, une hirondelle, un guépard. Quelle beauté ! Ses tempes grisonnent comme le rayon d’une roue. Enfin, c’est ce qu’il aime dire (il parle cycles). La bicyclette, c’est un monde, avec ses légendes (le Paris Roubaix), son jargon (le Shimano), ses héros (Indurain ?). Ici acheter veut dire entrer dans une culture. Une communauté. Celle qui, militante, promène sa cause sur les boulevards tous les (…) soir (Critical mass, vélorution, etc.). Celle qui, familiale, emmène les enfants dans de petits sidecar ou brouettes incorporées. Celle qui va vite, celle des coursiers à plusieurs vitesses, des formes de lévrier. Celle qui, bourgeoise, libérale, va au cabinet en Gazelle noire. Toutes ces communautés se côtoient, car la circulation à bicyclette est collective, communautaire, politique. Là où les parois et les vitres des voitures protègent leurs pilotes de l’haleine et des paroles de leur voisin, à vélo, on peut se frôler, on peut se toucher ou se serrer la main au feu. Cela change. Cela ramène en société. Est-ce un hasard si l’individualisme va toujours de pair avec le moteur ? Paris, Pékin, Saïgon, par exemple, ont bien changé.

Mais cela va revenir. Le vélo est à la mode, et ici, de nouveaux clients se pressent. Au départ, c’est un loisir, une lubie (le dernier vélo jaune canari), mais progressivement, on s’y fait mordre. Le vélo électrique arrive, le Solex new age. Pour les pentes et les feignants c’est la porte d’un monde qui s’ouvre. Et c’est chic. Plus ça va, plus il faut ajuster les selles, en prévoir pour les obèses (un peu plus larges), apprendre à gonfler, voir les voir revenir quinze jours après pour un pneu plat. Le service, ça devient la moitié du métier. Ca, et les accessoires : pompes, dynamo, paniers, cadenas en toutes sortes (à code, à clé, avec chaîne de fortification médiévale ou simple fil plastique), et bien sûr, le casque.

Notre artisan-réparateur et vendeur a peine à convaincre, dans ses murs gris décorés d’affiche du Tour de France, que le casque a son utilité. Qui le croirait ? Les accidents c’est les autres. C’est un truc d’Américain, de Hollandais, de Britannique. Ca fait neuneu, vert, social-démocrate à gosses blonds. (Pour certains, c’est un argument commercial.) Se couvrir la tête… on n’est pas aux croisades. Sauf que d’après les médecins, on voit de plus en plus de cyclistes aux urgences, à mesure que tout le monde s’y met. Lui sait que tous ces bleus ne sont pas prêts d’éviter tout accident. Alors, Madame, pensez à vos enfants, dit-il, casquez-les. Et même pour vous, vous êtes jeune, un accident est si vite arrivé. Le chignon y passera certes, mais pas la tête…

Oui, oui, je prends la carte.

Saint-Clément-des-Baleines, 27 août 2012

Aux coques de smartphone

Motif libellule ou coccinelle. Rose fluo, bleu marine, rouge vif. Bleu-blanc-rouge, Union Jack ou Stars and Stripes. Soleil levant.

La moitié des Français possède désormais un téléphone intelligent, aux mille et une fonctions merveilleuses : réveil, boîte aux lettres, télécommande, lampe torche, (téléphone), messager, cartographie satellitaire, boussole, réseau social, chien de chasse…

Il faut le protéger. Voici donc les coques d’iPhone, Samsung, et autres Dokia. Vous avez sûrement aperçu ce modèle noir, terriblement banal. Le noir. Oubliez-le ici, car sur les rayonnages vous trouverez, pour 2, 5, 10 ou 15€, voire plus (certains modèles incrustés de cristal), la clé de votre personnalité retrouvée. De tous les tons, de toutes les textures, de tous les styles, pour tous les goûts, pour tous les âges. Vous êtes plutôt Beethoven ? Prenez la clé de sol. Plutôt champêtre ? Prenez le modèle vache. Sans compter la coque à piques qui doit dissuader les voleurs et attire les Goths.

Cela fait peu de temps que le métier existe, mais la concurrence s’intensifie, venue d’internet, ou des magasins de téléphonie ou d’électronique qui tentent maintenant de tout vendre. On y vend du produit de base ; ici, c’est pour ceux qui veulent aller plus loin. Généralement les clients ont le dernier en date, alors on ne s’embarrasse pas de vendre pour les modèles précédents. De toute façon, le téléphone, ça va vite.

Les produits pour les connaisseurs, les collectionneurs et les aficionados,pour ceux qui ont du goût, qui suivent la mode voire la précèdent et qui ne se contentent pas du moindre effort, la coque pour client exigeant, c’est ici. On a des centaines de modèles, mais une vitrine contient les trésors : des coques incrustées de strass en crystal, des coques recouvertes d’argent, même d’or. Des coques en bronze. Etc.

Bien sûr, il y a aussi le genre vulgaire. Hello Kitty. Superman. Madonna. Rasta. Jamaica.

La Chine est maîtresse du produit et de son commerce ; c’est de là que tout vient. Il faut s’y approvisionner d’une manière ou d’une autre.

Deux vendeurs, jeunes, branchés, travaillent debout ; leurs cheveux sont gominés. Parfois, ils vous renseignent. (Généralement les produits parlent pour eux-mêmes.) Ils écoutent de la pop toute la journée. Rihanna, Madonna, Shakira. Par moment, l’un d’entre eux se demande si à la longue ça rend débile, mais bon, ils ré-écoutent toujours l’album d’avant. Ca sent le plastique. Ca sent aussi le gaz d’échappement, voitures et mobillette, car la rue est étroite et très passante.

Ne doutez pas que la coque d’iPhone est une protection, une assurance-vie, pour un produit qui vaut cher et qu’il faut protéger. Déjà qu’on vole ça comme des petits pains, si en plus vous le faites tomber, et qu’il se casse, vous êtes mal. Vous êtes ici ? Bien. C’est que vous vous en rendez compte.

Le magasin de cuir

Je n’ai besoin de personne…

Brigitte Bardot, vêtue de cuir, en moto, torride et dangereuse, chantait la liberté.

Le cuir est une liberté au sens figuré. Car au sens littéral, c’est de d’abord l’inconfort. Fesses enserrées, poils hérissés à l’enlevage… Le pantalon de cuir ne va pas à tout le monde. Il sied aux motards, car il les protège. Et il va bien aux vedettes rebelles. La veste, elle, sied aux gangsters, car elle les décore. Une armure symbolique, mais  pas que : contre couteaux et chutes, ça n’est pas du luxe.

A la longue, on s’y fait, et le cuir finit par vous aller…comme un gant. Une seconde peau, en quelque sorte.

Et pour cause ! le cuir vient d’une vache épluchée. D’une carcasse tannée.

Le cuir a une odeur particulière. Celle de la mort polie, cirée et malaxée. Mais au bout du compte, c’est une sorte de réincarnation. Dans la nature, rien ne se perd, tout se transforme : le noir et blanc de votre vache laitière devenu botte. Qu’est-ce alors que le parfum du cuir ? Vous pensez que vous savez ce que c’est mais vous êtes au défi de trouver. Emanait-il des ruelles humides des tanneurs du passé, où dans un ruisseau sanglant et sale des hommes travaillaient la peau ? (On dit qu’il y en a encore, en Inde.)

Ce magasin-là est spécialisé : cuirs, daims. Vous y trouvez des cuirs et des daims de toutes sortes. La patronne aime bien : elle-même s’habille de daims, bleus, rouges, orange. Elle aime les jupes de cuir noir, touche SM mais pas trop. La vague SM n’est pas arrivée jusqu’ici. On a pourtant consacré le cuir et les cravaches, comble du chic, dans les défilés de mode, les campagnes publicitaires, les clips des chanteuses.

Ici viennent des gens de partout, d’ailleurs plutôt des bourgeoises. La boutique ne fait que de la femme.  On y trouve de très belles choses, vraiment. Une belle matière. Un travail d’orfèvre. Une élégance “nature” qu’on ne trouve qu’ici. Dans la boutique de bois, aux poutres d’époque et au parquet bien ciré, bois clair ; couleurs chaudes ; rodéo et bronco ; Arizona ; cavaliers Marlboro ; outback. Le désert revisité par la mode, parsemé de cow-boy, à cheval dans les cactus, ou dans la rue piétonne, cela se tient. Au magasin, on se croirait au ranch.

La boutique est petite, plutôt bas de plafond : les deux vitrines autorisent chacune un mannequin à peine. Dedans c’est bien organisé : étagères séparées par des miroirs, deux-trois penderies, un comptoir et un tabouret haut, façon bar, en bois peint. Ordi portable, papiers à reçus, les machins électroniques de circonstance—iPad pour jouer de la musique (plutôt cool, on n’est pas chez Pimkie)—, stylo, bouquins et beaucoup de magazines.

La maison accepte les cartes bleues à partir de 30€, les chèques des clientes, oui, mais les faux arrivent, et donc, méfiance ! Le cash, aussi, un peu.

Comme tout le monde, chacun ses hobbies, et les Cosmo qui s’empilent sur le comptoir cachent une passion pour le théâtre ; dans toute la région, notre commerçante ne rate pas une pièce, même si les clientes ne savent pas toutes en parler…

Pour autant, elle l’assure :  je mourrai dans mon magasin.

Paris-Bruxelles, le 4 août 2012.

* A M-A.

Pin’s collector

Depuis les années 80, le pin’s n’a pas disparu. C’est comme un peuple qui après une glorieuse apogée, aurait continué à exister, subrepticement. Manifestement, la veste à pin’s de 1988 n’est plus. Mais les collectionneurs sont toujours là, et les jeunes savent l’employer  à mesure, avec le discernement du vrai chic. Un peu, pas trop. Une touche, une couleur, un slogan : c’est comme une broche, et sur un t-shirt ou un pull noir qui tombe de votre épaule, le pin’s saisit le regard.

L’artiste japonaise, Onishiro Yahayi, connue à New York et dans les bons milieux de Paris, dessine des pin’s de collection à valeur estimable. Mais le pin’s est éminemment démocratique. Pour une ou deux pièces, vous voici en mode….en mode. En mode séduction, chic, glam, street glam pour être exact. Qu’y montrer ? Que trouve-t-on, dans ce magasin, dans les paniers, les pots, sur les étagères ? Dans les vitrines pour les pins de collection  ?

Justement de tout. Du Renoir, des impressionnistes. Du Van Gogh. Du pin’s de collection, du pin’s d’art, du pin’s souvenir.

Du pin’s politique : Chirac, Nixon, Trudeau, Kohl.  Et aussi anti-nucléaire ; pro-vie ; et catho, slogans en tout genre, et anti-slogans, slogans officiels, slogans détournés, slogans sérieux, slogans satiriques.

Du pin’s d’affaire : I love finance, I love CPM, I love PNL, I love Bucket Consulting.

Du pin’s local : (…) New York, Bruges, Bratislava.

Et du personnage : Batman, Superman, Mickey Mouse, Astérix, Obélix, Lucky Luke, Tintin. Milou. Positions de combat, portrait comme portrait de ceux qu’on chérit (tiens voilà une idée, a-t-on remarqué plus d’une fois au magasin : des pin’s personnalisé avec photo d’être cher !).

Du pin’s en tout genre. Du neuf, du vieux. Venez vendre les vôtres.

Qui vient ? Tout le monde. Il y a heureusement une base de clients fidèles qui revient toujours. Puis, il y a les collectionneurs par curiosité, pour qui quelques uns suffisent. Les passants qui ont du temps à perdre, et qui s’en parlent au dîner (tu sais ce qu’il y a, dans la rue untel, un magasin de pin’s, etc.). Les touristes (artère moyen passante dans un quartier touristique à pavés et petites rues, cafés, galeries, tags d’intérêt certain). Les ados. Les étudiantes en art, toutes colorées, qui aiment les 80, parce qu’elles sont un prétexte à une fantaisie chromatique qu’avant cela le Moyen Age seul autorisa.

La patronne n’en met pas sur elle. Marrant, ça. Elle s’habille nature : une longue robe noire en un seul tenant, avec une chevelure blonde qui vieillit un peu, qu’elle brosse longuement le matin. La moquette est usée et tâchée de noir (café), et tant pis. Certains après-midi lorsque le soleil brille, la lumière envahit l’espace et fait tout scintiller. Madame a l’habitude : elle a des lunettes de soleil, sur une branche desquelles elle a fixé, seul endroit, un pin’s très rare, bleu, et rouge, comme un diamant, comme un rubis.

Dehors, ces jours-là, les passants sont éblouis, mais aussi les automobilistes. On a manqué l’accident, le piéton écrasé, à une ou deux reprises, et du coup, la commerçante a envisagé le store, mais elle y a renoncé, car c’est trop cher, et trop compliqué. Après tout, le pin’s se vend à des prix bas, en général, sauf les pin’s de collection, qu’on ne vend pas tous les jours : les fins de mois peuvent être difficiles. Difficile de vivre sa passion, d’être indépendant. Alors, non, pas de store, et pour le reste, advienne que pourra.

Bruxelles-Amsterdam, le 4 août 2012.