Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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La librairie engagée

 

            Des luttes des années 60, 70, et avant, et après, il reste des livres, et des souvenirs. Ici, le tout se mêle à du papier à cigarette sur fond d’espoir. La boutique est structurée comme suit : en vitrine, des thèmes : en ce moment, c’est l’Afrique, la Françafrique. Dans la boutique, on vend plus que du livre : de l’enregistrement audio (CD), des DVD (le documentaire sur Lumumba, tiens), des cartes postales, quelques affiches, des marque-pages, des livres pour les enfants (une approche qualitative). Et évidemment les ouvrages politiques : romans, littérature engagée, biographies, autobiographies. Mémoires et recueils. Remémoration. Il y a des responsables socialistes que vous avez peut-être oublié, mais sans qui vous n’auriez pas vos petits avantages d’Européen de l’Ouest : congés payés, semaine de travail limitée, protection contre la maladie… Il y a des responsables révolutionnaires des pays andins à qui on doit beaucoup ; avec le recul, c’était dommage de s’occuper autant de Mao.

C’est une curieuse chose que d’être une librairie engagée au 21e siècle. L’information n’est plus qu’ici :  à une époque, hors des librairies engagées, pour savoir quelque chose sur Trotski, César Chavez ou Rosa Luxembourg, point de salut. Mais maintenant tout ça est sur wikipedia, enfin pour les âmes qui se contentent de peu. Quel est l’intérêt ? On se vit comme un petit phare dans une brume de pensée unique ; une bougie tenace dans la pénombre grise. Politiquement, c’est devenu difficile de se situer : entre le Front de gauche, les écologistes critiques et la gauche alternative. Mais à mesure que les années passent ça se destructure. Quelques moments d’intérêt, comme Bové en 2007. Et pourtant ce n’est pas la pensée qui manque. Il y a tant d’intellectuels ! tant de livres qui s’écrivent ! tant de richesse à partager !

Librairie engagée, la librairie est aussi une librairie de quartier. En pénétrant, vous constaterez qu’on a gardé le carrelage beige et couleurs années 70. La caisse est un bureau sur la gauche, toujours surchargé, avec en plus des piles de livres, le terminal CB, un ordinateur avec un tableur grand ouvert (pour retrouver les clients, les numéros de cartes de fidélité, les coupures de presse…). Il y a peu de rayons ; deux sections, littérature à gauche, le reste à droite. Beaucoup d’ouvrages récents, quelques anciennes rééditions, une petite section où l’on vend quelques livres en seconde main, mais vraiment des choses qu’on a du mal à trouver ailleurs. Il y a quelques années, la maison a frôlé la mort, mais maintenant ça tient à peu près, bon an mal an, avec les différentes clientèles. L’avenir de la profession, personne ne le dira ; on continue. Il paraît qu’aux Etats-Unis les chaînes sont mortes et les indépendants sont restés, moins nombreux, et ça fournit une note d’espoir, car après tout si ça se passe en Amérique, dans quelques années, ici…

Paris, le 9 décembre 2013.

Note spéciale de l’auteur : je n’ai pas soutenu Bové en 2007, c’est de la littérature ! 😉

Le magasin de livres anciens

L’enseigne est un livre en bois qui pend et menace un jour de tomber, les jours où le vent la charrie un peu trop. Il n’y a pas vraiment de vitrine, car rien n’est mis en scène : on voit simplement à l’intérieur, comme une vaste fenêtre sur une bibliothèque, comme si on avait mis la salle des vieux grimoires dans un aquarium.

Dedans il y a homme d’âge intermédiaire qui vend les livres, d’âge mûr, disons, enfin on ne sait pas trop, car il fait partie de ces gens qui portent des vêtements un peu datés et qu’on ne sait pas dater : l’usure du temps a commencé sans prendre d’effet décisif, c’est comme un entre-deux hors du temps et du monde, et il y en a à qui la vieillesse ne vient jamais ôter cette ambiguïté. Le voisinage de l’ancien donne cependant à chacun comme un air solennel ; il nous situe dans les siècles qui passent, nous vieillit et nous rajeunit à la fois ; au fond, on ne plus trop où on est.

Ici, il y a des livres pour les collectionneurs, rarement pour les chercheurs. Des Dumas, des Balzac, des Voltaire, des Dickens. Des traités de botanique. Des traités de pédagogie. Des essais politiques, des cartes du monde, des annuaires, des volumes en latin ou en grec. De l’allemand. Du russe. Un peu d’anglais. Surtout des livres pour se sentir dominer le monde et l’histoire, des livres pour se retrouver à parcourir sa bibliothèque comme un Merlin l’enchanteur, comme un Newton ou un Vinci, comme un Voltaire, justement, ou un Holmes, comme un Mitterand, etc. Des livres pour se donner des airs, des livres pour les passionnés du vieux papiers, des livres qui font voyager ; dans le temps, remonté au fil des pages. L’espérance de découvrir un secret ou un tour de magie ; d’un destin basculé ! qui sait où le livre peut nous emporter. Notre vendeur y croit encore un peu, car à ses heures, quand le ménage (assez sommaire) ou les comptes (peu mirifiques) le lassent ou ne le requièrent pas, il parcourt les livres qu’il vantera lui-même aux clients, de rares collectionneurs qu’il connaît bien, dont il connaît les goûts et les désirs. Peu de gens passent la porte sans être déjà venus, d’ailleurs la rue est assez calme. Cela n’est pas important, ce qui compte c’est que la clientèle régulière soit au rendez-vous. On vient ici du monde entier, d’ailleurs : il y a une cliente russe, une cliente américaine, qui vit à Bruxelles, un Anglais, qui vit à Londres, de tout le monde, en d’autres termes, et cela fait plaisir de parler d’autres langues et de voir d’autres cultures. A vrai dire, les clients étrangers ne sont pas comme les Français, ils sont parfois plus exigeants mais aussi plus sympathiques, se plaît à expliquer notre vendeur, qui croit voyager en laissant la porte en bois avec son petit écriteau à chaîne légèrement entre-ouverte (l’écriteau vous le confirme : vous pouvez entrer).

Il faut garder un œil sur les enchères en ligne. Aller aux marchés, aux salons, aux foires, de temps en temps. Recevoir les particuliers qui viennent proposer de vieux bouquins aux allures de codex (on ne prend pas tout, loin de là). Les lampes ne datent pas d’hier et la lumière est parfois chancelante. Elle est complétée par une ou deux ampoules précaires qui pendent du plafond, dans le cagibi qui sert de dépotoir et qui donne sur le cabinet de toilettes, que ferme une porte couverte de vieilles coupures de presse, et même au-dessus du bureau (il le fallait bien). Le sol est en tommette car ça se lave plus facilement (quand on y pense, et de toute façon il y a des livres sur les côtés, par terre, qu’on ne voudrait pas mouiller). Les murs sont jaunis, mais les rayonnages et les cadres le cachent bien. L’espace est rare. On dirait que tout va s’écrouler sur les faibles endroits où on peut encore circuler. Mais à la longue, on s’y sent bien. On se fait au risque, au Vésuve des ouvrages, en se laissant couler dans le fauteuil de cuir qui est couplé avec la petite table en bois qui sert de bureau et de caisse. Le vieux patron de la boutique fumait beaucoup, ici, autrefois. Il y recevait pas mal, dit-on. On le comprend au vu des quelques traces de vin que peu de labeur n’a pas fait partir. Dehors, à quelques pas, un parc permet d’aller se détendre, s’aérer le midi en mangeant un sandwich. Tout un petit monde, où le temps passe si lentement, tandis que dans la rue les modèles de voiture changent, avec les années.

Paris, le 18 mars 2013

A Tobie Mathew, au collectionneur, et pour le pot à Camden.

A Léah Charpentier, la collectionneuse de Bruxelles.

Le magasin d’articles religieux

La vitrine est un concentré d’église, de monastère et de couvent, de télé-religion et de vieilleries pourtant toutes neuves. On y trouve des crucifix de tailles différentes, des portraits de la vierge ou de saints, façon Lourdes, ou façon orthodoxe, à l’italienne ou à la polonaise, à la française. Un drapeau du Vatican. Des scènes bibliques en images, idéales pour les enfants et les écoliers. Entrez, et découvrez un monde de Dieu.

Dieu se manifeste en de multiples objets, outils, œuvres d’art et d’artisanat, et produits dérivés. Tout cela est réparti en sections : il y a la section croix, la section cierges, la section tableaux, la section messe… A la section messe, découvrez un autel, divers vins spéciaux produits au Portugal, en Italie. Un pupitre. Des nappes vertes.  Des bougeoirs. Je n’oublie pas la partie sculptures. Différents saintes et saints, mais aussi des rois mages, des agneaux s’y retrouvent enrobés de plastique dans un attroupement tout ecclésiastique. Une Vierge en bleu et blanc, à la mode antique, tient une banderole : Gloria in excelsis Deo. Une autre est agenouillée : son haut rose pastel est assorti à sa robe bleu pastel. Plus loin, des rayons remplis de figurines, du sol au plafond, où se côtoient toute la Bible et toutes les superstitions, tous les apôtres des carrefours ruraux, et des chemins vicinaux. Au mur, derrière les sculpture, la Passion de forme naïve en six cadres de bois sculpté, bas-relief pour votre vestibule. Un petit pan de mur a été décoré d’une dizaine d’oiseaux étoilés. C’est le coin du Saint Esprit. Plus loin, les tableaux, dont on ne sait s’ils sont issus de photographies ou de peinture (il s’agit bien sûr de peinture), représentant la Crucifixion, le Christ ressuscité, ou d’autres scènes familières. Ces tableaux n’ont pas changé en un siècle ! achetez-les aux puces, achetez-les ici. Mais ici au moins ils sont neufs, et il faut entretenir la production. Et si vous vous entêtez ou que vos vieilleries sont belles (ça n’est pas automatique) nous faisons aussi de la restauration : RESTAURATION D’ART SACRÉ.

L’industrie des religiosités trouve ici son comptoir, son débouché, sous ces néons blancs, sur ce carrelage blanc impeccable, pour ne pas dire immaculé, sous le regard vigilant de deux vendeuses aussi dévouées que dévotes, et que le sens du travail bien fait a fait donner à ce lieu un aspect particulièrement soigné. Le bric-à-brac, le choc des matières et des couleurs vives (bronzes, plastiques, bois…et rouges, roses, pastel, jaunes, bleus, verts….) côtoient la netteté des gens à la tâche. Chaque chose à sa place, et tout est bien dans le règne de Dieu.

Parce qu’on doit pouvoir trouver tout ce qu’il faut, il y a aussi de l’encens liturgique (de marque « Benedictus »), sur un petit présentoir. Cet endroit tient lieu de source d’approvisionnement universel, à la façon de Metro pour les restaurateurs. On n’y trouve pas d’hosties, mais presque. La section multimédia est un peu en baisse avec internet, mais à un moment donné, on vendait beaucoup de cassettes, de DVD pédagogiques. Ca s’écoule encore.

Il y aussi de quoi se parer : petits colliers et pendantifs, croix à porter, médailles, images de la Vierge, toujours elle, etc.

La démission du Pape, ici, a eu aussi des conséquences. Plusieurs biographies, mais aussi de petites assiettes commémoratives, des verres et des gobelets sont en cours d’arrivage ou de ré-achalandage. Il est difficile de ne pas céder aux modes, pardon, aux actualités du moment. Plus intemporellement, des articles à l’effigie de Jean-Paul II, de Pie XII, de Jean XXIII, de Paul VI… Mère Teresa, Notre Dame de Fatima, ou Notre Dame de Lourdes, tout cela ne cède pas. Cela continue, cela continuera. La dé-, la re-, la re-dé-christianisation a déjà eu lieu, plusieurs fois, mais l’Eglise est toujours là, les synagogues aussi d’ailleurs, et maintenant, les mosquées, les temples, enfin, les manifestations de Dieu, si vous voulez. Pour vos petits cadeaux, pensez Jésus.

Or ici, nous sommes au refuge du religieux, aux derniers avant-postes d’un continent virtuel de croyants. On vient ici pour acheter, mais on vient ici pour croire, se faire croire, et montrer qu’on achète parce qu’on croit, croire aussi qu’on vient chercher ce qu’il faut pour être plus donné à Dieu, donner parce qu’on veut croire, parler de ce qu’on croit, acheter parce qu’on est en communauté. L’ecclesia se réunit à l’Eglise, mais elle est partout : elle est ici aussi, elle est l’antre de la cathédrale, d’ailleurs, elle en est aussi le stock, la cave, le grenier, la remise. Le marketing du religieux marche bien, les valeurs aussi : on a besoin de valeurs. Les JMJ arrivent, ça tombe bien. On vend ici de quoi y aller coloré, fier et prêt, mais on vous donnera aussi des conseils pour le déplacement. Rio, ça vaut la peine, mais n’oubliez pas : c’est pour Dieu que vous y allez.

Colmar, le 18 février 2013.

La librairie

Les affaires vont mal, et comme chez de nombreux confrères, il n’y a plus de carte de fidélité. On ne peut pas se permettre de lâcher les 5% sur tous vos achats. La marge est serrée. Oui, bien sûr, le prix unique. Mais vraiment, est-ce encore cela qui fait la différence ? Pourtant la librairie c’est toujours un « lieu de vie » (l’expression est neu neu, mais efficace). Ici, ça drague (l’employée du mardi au jeudi a un vif succès), ça parle de l’actualité littéraire et de l’avenir des lettres, ça parle de choses et d’autres à partir de là, et à la fin, c’est un commerce comme un autre : comment va Madame, comment va Monsieur, ah vous vous mariez, ah vous divorcez, ah vous aimeriez bien, vous attendez la loi. Les chiens des dames, aussi petits soient-ils, font du bruit et parfois pissent contre les étagères. Heureusement aucun livre n’est à même le sol. On se diversifie, pourtant, contre la crise : DVD de films de qualité, de films d’auteur. Audio-livres sur compact disque, marque-pages, cartes de vœux, un peu de papeterie de luxe (les fameux cahiers noirs à 9€ et plus que tout le monde s’arrache et s’imite)… What’s next ? Les livres pour enfants ont fait leur apparition, suivi des livres pour bambins. Avant les livres de cuisine, de remise en forme, de psychologie, on n’en vendait pas, maintenant, on s’y est fait, et on trouve ça aussi (il a fallu virer des romans italiens, Malaparte, Moravia). Une vraie foir’fouille.

Il reste toujours le présentoir, les conseils du libraire et la possibilité de commander. Oui, oui, même le privilège de la commande n’existe plus. Le patron essaie de ne pas s’énerver quand il voit les gens prendre les références pour aller ensuite sur Amazon. Tout ça n’est rien. n’est rien. Parfois il se prend à lire les livres pour déstresser qu’il a mis sur les étages du haut, tout à droite face à l’entrée—loin—. Le métier de libraire indépendant cependant mérite réflexion, au fond qu’est-ce que c’est, l’indépendance ? Sûrement pas de se bagarrer ainsi et de devoir faire tant de compromis. Bientôt ce sera un Monoprix, au rythme où va la transformation du fond de commerce. L’indépendance, ne pas être une FNAC ? Soit.

Revenons à la boutique. Les vitrines sont toujours joyeuses, et mettent en scène des formes d’exposition autour d’un thème : le roman italien, justement (il a bien fallu les caser quelque part), le livre de Noël, le livre sur les religions, le conflit israélo-palestinien, ah oui, car c’est une librairie engagée, ce qui n’arrange pas les choses). Les vitrines attirent du monde. Pour en attirer, c’est chose complexe : il faut à la fois avoir l’air sérieux et accessible, traditionnel (le libraire indépendant, n’est-ce pas ?) et moderne (un peu comme une mini-FNAC, et où il y aurait tout, comme un site internet). Un vrai casse-tête. Autre astuce : faire monter les rayonnages jusqu’au plafond, ça rentabilise l’espace de vente. L’angoisse du libraire est de savoir si ça tient. Vous ne vous demandez jamais, vous, si ça tient, en entrant dans une librairie ; mais pour le libraire, c’est toute une affaire, et il ne faut rien laisser au hasard. Il faut aussi avoir quelques livres en langue étrangère, qui ne se vendent jamais, sauf à des touristes ou à quelques bilingues et prétentieux de la maîtrise linguistique. Quand on a été au lycée et qu’on prend des cours du soir en russe, non, on ne peut lire Dostoïevski. Mais qu’importe, c’est de la déco, ça fait des années que c’est là. Oui, généralement, les livres tournent, et ils sont renvoyés, et les distributeurs les reprennent ; l’industrie du livre, c’est un vrai roman de complexité. Allers-retours dans tous les sens, camions et production, importation, impression, et mondialisation ; qu’est-ce que vous croyez ?

Paris, le 19 novembre 2012.

A moi-même, car c’est mon anniversaire.

A Linda Blanchet, car c’était aussi son anniversaire.