Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: Boulangerie

Le fromager

De Suisse, on commercialise un fromage à pâte dure, qui vient d’une vallée. Tal, en allemand, signifie val : Emmenthal, Dieffenthal, Neanderthal, il s’agit toujours de vallées.

Le fromage se mange mieux, et c’est pour cela qu’on le recommande, accompagné de bon pain, et ça tombe bien, car il y a une bonne boulangerie en face. Les deux enseignes se font écho : BOULANGERIE, avec une baguette de pain, ancienne façon, dessin années 70 ; FROMAGER, avec un gruyère, années 80, stylisé à la va-vite.

Oui, oui, on l’a assez dit, le fromage, c’est la France, et la France, ce sont x fromages. Le fromage a quelque chose de français par élimination : ailleurs, on ne sait pas le faire. Soit, soit, la Suisse, encore, l’Italie, la Hollande, les Basques. Aux régions, les fromages sont comme des blasons lactés, affichés à un tournoi, comme par folklore, comme on peint les blasons communaux sur les locomotives des trains, comme on suspend les armoiries en tissu au-dessus des zones piétonnes. Aux hommes, ce sont des habits odoriférants. Si vous raffolez du fromage fort, c’est que vous êtes viril. Mais au fond, qu’est-ce que cela veut dire, d’en raffoler ? Car enfin, c’est pourri, moisi, bactéries et germes ! et encore, tout le monde aime, enfin presque. Pourquoi aimer cela, précisément, plutôt que le hareng putrifié d’Islande, ou le soja fermenté du Japon ? C’est comme si cela montrait, dans la force de l’odeur, la force de l’homme, l’audace de la femme. Laissons cela.

Le fromage vient de partout, même d’Ile de France. Ici, c’est producteur. Le chèvre, des Parisiens, partis il y a trente ans à la campagne et qui s’en sortent bien. Les chèvres, c’est un passage, un passeport pour une vie plus simple. La façon la plus facile de se faire paysan. Pour le client, le chèvre, paroxysme du fromage, c’est une bouée. Achetez du fromage, et sauvez-vous de l’aliénation chimique qui est notre lot de consommateurs intoxiqués. Chaque portion, chaque triangle ou rectangle est un morceau de salut. Port-Salut. Ici, les polémiques sur le fromage au lait cru trouvent un écho commercial : on se jette dessus. Pourtant, c’est de plus en plus rare. Les magasins le retirent. Il faut venir ici, par conséquent. Plus c’est fort, plus cela a l’air frais, plus c’est jaune, brun, plus c’est massif, plus cela semble jaillir d’une cave aux tonneaux de bois, où raisonnent les meuglements des vaches, mieux c’est. Les petits fromages frais, ronds, et recouverts d’herbes semblent débouler d’une pente verte, chargés de rosée et de petits épis. D’ailleurs, au mur, il y a des posters de prés et de sommets (Vosges, Alpes, Pyrénées).

Néanmoins, plus ça sent, plus il faut être nickel. Tout vous montre que vous n’êtes pas au supermarché, plutôt dans un hôpital, et même mieux : un fromage sort presque directement de la fromagerie, moyennant un ou deux camions. Tout est blanc. Immaculé. Odeur de lait et de sel, propres. Vitres impeccables. Fromages nettements posés sur de petits paillassons dans les vitrines réfrigérantes, bien à l’écart les uns des autres. Pantalon blanc. Sabots en plastique.

Emballage : en damier rose, mi-ciré, qui entoure votre tranche, votre morceau de beurre frais (vous avez failli prendre un litre de lait, mais vous n’aimez pas ça), que vous mangerez, chez vous, en famille, que vous ferez avaler à vos enfants, pour leur montrer le bon goût.

Paris, le 4 mars 2013.

A Pierre Gartner, qui buvait du lait de chèvre (!).

La boulangerie


Et quatre et quatre qui font huit. Et huit et deux qui font dix.  C’est ainsi que la boulangère rend la monnaie, scandant la chanson des chiffres et des pièces sonnantes et trébuchantes, reprenant le refrain des commandes par une redondance délicieuse et idiote. Un petit pain, Madame. Un petit pain, reprend-elle avec la même énergie. Madame est gourmande aujourd’hui dit-elle à la vieille qui prend deux Paris-Brest. Brest est sa ville mais elle en est loin sur le boulevard de la capitale. Les bateaux sont les voitures, les camions poubelle verts de la Ville et les scooters bruyants qui passent à toute vitesse comme des libellules sur une eau de revêtement noir. C’est cela qu’on voit depuis l’autre côté du comptoir.

Les gâteaux sont disposés par rang et présentés en diagonale, aguichant leurs flancs comme des voitures de collection. Un néon jaunâtre illumine d’une couleur suggestive les pâtisseries façon ancienne lampe. Des étiquettes sur de petits chevalets annoncent quelques prix et quelques noms, avec variantes régionales et fautes d’orthographe. En Alsace, le pain au chocolat est un croissant au chocolat, dans d’autres arrondissements, dans le Sud-Ouest, à Toulouse, à Bordeaux, cela peut être nommé chocolatine ; en Belgique, on dit couque.  Paris est une contrée à lui seul. Il peut faire beau à un endroit et pleuvoir à cordes dans l’autre. Les clients se succèdent et la porte ne ferme jamais, et le vent s’engouffre parfois dans le local que contrent, hors de la vue des clients, quelques chauffages d’appoint. La fantaisie ne cesse de se dessiner dans les cuisines, ces ateliers secrets où de jeunes apprentis et le patron préparent les choses que l’on mangera, qui gagneront peut-être des prix : le Prix de la galette, le Prix du Croissant, le Prix du Paris-Brest. De plus en plus de sandwichs, de yaourts, de pré-fabriqué, dit-on. Des pâtes fraîches. A ce rythme, la boulangerie finira par être un restaurant. D’ailleurs à la Fédération, on songe à l’appeler boulangerie et restauration de qualité à emporter (RQAE). Même si la boulangerie est une appellation contrôlée par la loi. N’est pas artisan boulanger qui veut. Heureusement qu’il reste un peu de décence. Les clients seraient les premiers fâchés. La baguette est-elle désormais industrielle, derrière les apparences chaleureuses des vitrines d’antan ? De nombreux brainstorms à la Fédération nourissent de belles plaquettes qui parviennent aux artisans tout prêts à entrer dans la marche du siècle.

A cinq heures, les enfants, bruyants, gais et querelleurs s’empressent dans le petit corridor qui sépare le mur du présentoir, pour acheter des bonbons.