Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : septembre, 2014

La boutique du musée

C’est drôle que les touristes veuillent tous acheter cet aimant à frigo frappé d’une Joconde, pense la jeune femme qui travaille en caisse. Aucun goût ! la Joconde, c’est ringard ! et nous avons tout de même des pièces exceptionnelles dans nos collections, et on les trouve presque toutes en carte postale !

C’est comme en musique ; il n’y en a que pour les hits.

Ce magasin de musée n’est pas un magasin digne de ce nom, pense la vendeuse. Ici, c’est un couloir. Franchement, quand vous voyez la boutique du MOMA, ou de la Tate ! Bon, ici, c’est bien pour le passage, et qui dit passage, dit ventes (Loi fondamentale du commerce, article un). Ce musée n’est pas, pourtant, le plus fréquenté. C’est un musée de second rang, répète avec mépris et désolation la Directrice de la Com. Quand on voit le Centre Pompidou ! Toutes les deux se lamentent souvent ensemble à la machine à café.

Du point de vue des recettes, la boutique produit pas mal, sans avoir jamais satisfait aux espoirs du directeur. Cependant, elle propose un éventail de cadeaux et de souvenirs qui, placés avec intelligence à la sortie des expositions (le fameux passage !), savent trouver preneur. Détaillons un peu. D’abord il y a les présentoirs où on a rangé les livres : de grands livres d’art pour se remémorer les expositions, des années après, et montrer à ses convives qu’on y était. Le genre de livre qui traîne au salon. Il y en a déjà pour beaucoup ; on a les livres des expositions d’ici : les plus visibles sont les expositions récentes. Mais on a aussi les livres des vieilles expos, et les livres d’art des grandes expositions parisiennes (Louvre, Jeu de Paume, Grand Palais…). Oui, on aime les beaux livres, et on a ça en français, en allemand, en anglais, en italien.

Puis il y a les cartes postales : deux pans de mur entiers avec en particulier les œuvres du musée, mais pas seulement (décidément, la Joconde…). Et ailleurs, partout, sur des étagères, sur de petits présentoirs, à la caisse, on entre dans le royaume de l’anecdote. Il y a de petits porte-clefs représentant ou une œuvre particulière reproduite sur un petit cadre de plastique, ou le logo de l’institution, qui de toute façon changera sûrement avec l’arrivée d’un nouveau directeur. Il y a aussi des t-shirts, notamment ceux du Musée d’Orsay avec les impressionnistes (ici, on ne s’est pas encore essayé au t-shirt). Evoquons aussi la papeterie : les agendas (ça se vend de moins en moins), les stylos, les cahiers, les gommes. Et même les sacs à main (personne n’en veut, sauf les Anglaises et les Italiennes), les porte-monnaies (on se demande), les mugs (ça, ça a un succès fou, on ne comprend pas pourquoi ils n’en commandent pas plus).

Il faut répéter quatre cents fois par an qu’on ne prend pas l’Amex pour de telles petites sommes. Il ne faut pas être ridicule. Il y a un bureau de change dans la zone piétonne. Oui, ou un distributeur au coin de la rue. Non, vraiment ce n’est pas si compliqué. Ah, vous ne comprenez pas le français. It’s over there. Chinese ? No. Désolé.

On a aussi des châles, et ils sont jolis, c’est vrai. Des bijoux, qui laissent plus circonspects. Et avant de quitter le couloir, de grandes affiches stockées dans des chevalets que de jeunes intellectuels parcourent pour décorer leur chambre. Plus tard, ils passeront aux cadres, mais en attendant, ça fait joli et ça permet de se démarquer du petit frère à motos.

En fait, c’est ça qui est amusant dans le métier ; de toujours se réinventer. De lancer les nouveautés qui arrivent, comme le service en porcelaine, les tasses design, ou les baguettes chinoises. De magasin de marque, on devient un vrai magasin concept, presque un magasin de déco. Comme au Whitney ! Et ça apporte de la nouveauté, qui fait passer de longues heures sans visiteur, dans le son continu de la radio jazz – classique – branchée.

 

Paris, le 28 septembre 2014.

A Hannah Arendt.

Le pralinier

            C’est drôle, disait la patronne à une journaliste de la presse locale, l’autre jour, il n’y a pas encore eu de mode de la praline. On a eu le cupcake*, le macaron, mais pas encore la praline. Pourtant c’est tout le savoir-faire français, la praline ! C’est même une invention unique, à recette unique, si vous grattez un peu. Certes beaucoup prétendent la fabriquer, mais la vraie, la vraie praline, a son Jérusalem comme le gâteau de Bélem a son…Belém.

            Au temps pour les métaphores. Ici, c’est rose, pastel et délicat ; on se croirait chez Pompadour, deux cents ans après. En Belgique, la praline rime avec chocolat (on appelle ça praliné) ; et c’est, pense la patronne des lieux, le dernier conflit franco-belge. (On cherche les autres…). Qu’importe ; ici on vend les deux. Il y a donc, d’un côté, les pralines, stricto sensu, les pralines d’après la tradition (pas si ancienne que ça), enfin sans chocolat, et les pralines belges, enfin, les chocolats, les pralinés.

Les pralines tradition sont là, plutôt roses, mais aussi vermeilles, et ils sont rassemblés dans de vastes plats sous des vitrines qui ceintrent tous les murs de la boutique et restreignent le champ de passage des clients. Ces vitrines sont couronnées de présentoirs, sur lesquels on a posé de petits paquets qui s’emportent et s’offrent ; tandis que pour les chocolats on peut prendre une boîte toute faite ou composer la sienne. Il fait toujours un peu frais, dans la boutique, histoire de ne pas laisser la chaleur abîmer les produits, en été ; en hiver, on chauffe peu, et les vendeuses préfèrent porter un chandail de plus. On est strict sur l’hygiène ; deux lavabos permettent de se laver les mains avant ou après avoir manipulé les produits. Regardons de plus près les pralines : on dirait des rochers échappés d’un bord de mer nordique ; on ne s’y promènerait pas ; c’est pour les mouettes. De la roche volcanique, aussi, avec cette couleur. Regardons par ailleurs ; au rang des chocolats, ce n’est que petits motifs exquis et formes particulières : triangles, carrés, rectangles, petits cubes.

L’ingrédient de base, derrière tout cela, ce sont les noix : amandes et noisettes principalement. De nos jardins et du sud de l’Espagne ou encore de Californie (on parle d’une sécheresse qui fera monter les prix l’an prochain) viennent ces petites roches comestibles (les Anglais disent stone fruit) qu’on écrase et qu’on monte en pâte ou encore en débris mariés à du chocolat (à la belge) ou à du sucre caramélisé (à la française). A l’arrière, on fabrique : il faut faire travailler plusieurs apprentis. Dommage que ce ne soit pas à la mode, se dit-on chez les patrons, parce qu’avec tout ce qu’on a comme coûts. La santé ? mais il faut bien se faire plaisir, c’est bon à la santé, répondent-ils. Et de fait, ils ne sont pas gros, ni l’un, ni l’autre. Je fais attention, vous savez, explique le mari de la patronne. Ca ne m’empêche pas de me faire plaisir de temps en temps. Après, on mange moins au fil des années ; c’est comme le chocolatier. Bien sûr, on y garde goût, mais avec le temps, on aime aussi manger une orange toute simple ou une pomme ; si j’en abusais, imaginez dans quel état je serais. Pour moi, pense une passante, les pralinés rappellent les mariages, avec leurs dragées et leurs pièces montées. C’est la même famille, répond, tout de go, le mari de…

Paris, le 21 septembre 2014.

A Perrine Benhaim : cool, je viens à Bruxelles demain.

* Lire aussi : le magasin de cupcakes

Le magasin de manga

Pour vous, la fréquentation du monde des manga s’est peut-être arrêtée en 5e, ou un peu plus tard, quand les longs étés de vacances scolaires ont commencé à se tourner vers la drague et les mobylettes plus que vers la télévision et les Sailor Moon. Mais certains ont continué, et le chemin du manga a conduit au pays des fées (y en a qui deviennent illustrateurs, ça permet d’en vivre) et du Japon (d’autres, ou les mêmes, apprennent le japonais, et l’un ou l’autre a fini chez Nissan).

Le monde des manga, c’est comme celui de Marvel, ou de Tintin ; c’est un monde de connaisseurs, c’est un monde où vous entrez par la grande porte et sortez par les tunnels secrets. Un entonnoir. A l’autre bout le public, qui croit connaître ; ici, les spécialistes.

La vitrine est pleine à craquer : figurines de Dragon Ball Z, de Sailor Moon (vous savez qu’en réalité c’est souvent érotique ?), de plein d’autres personnages jamais diffusés par le Club Dorothée ou France 3. Ils sont hommes ou femmes ; ils ont de grands yeux d’enfant et des armures de guerrier ; ils vivent dans un monde de pandas roses géants et tombent amoureux à coup de grands cœurs de caricature mais n’ont aucune pitié pour leurs ennemis. Ca c’est les manga. Les connaisseurs savent, et vous le vérifierez dans les bandes dessinées en VO qu’on vend à l’intérieur (intrigants idéogrammes…), que le manga descend d’une grande tradition japonaise : les amateurs vous le diront ; dans Miyazaki, il y a un peu d’Hokusai. Cela fait des siècles que l’on illustre par l’image et que l’on récite par de petites scènes illustrées. C’est comme si l’imagerie d’Epinal avait marqué toute notre tradition narrative. Mais, me direz-vous, dans Les Visiteurs ou Astérix, il y a peut-être un peu de Gustave Doré. Revenons à nos moutons.

Dedans, c’est comme en vitrine ; d’abord, c’est tout petit (on se sent déjà au Japon), et ensuite, ça monte au plafond. Tout est en boîte, mais nombre de petites figurines sont exposées sur des étagères ou des languettes de plexiglas qui sortent des rayons et leur permettent d’exhiber leur épée, ou de pratiquer une pose de combat…éternelle… Du plafond pendent des mobiles ; de tous côtés dégorgent des jeux, des livres, des statuettes de toute taille. Ici, c’est plutôt déco, mais pour les jeunes qui veulent jouer, il y a aussi de quoi faire. Ils viennent de loin, de grande banlieue, mais aussi de l’école d’à côté, et y purgent leurs économies parentales. Certains sont plus amis avec le commerçant qu’avec leurs camarades d’école. Ici au moins, on se comprend ; on parle des mêmes choses. Ca alourdit encore le cartable mais ce n’est pas grave. Lecture secrète ; au moins les parents ne liront pas ça… Vous payez au fond, à un passionné en cheveux longs et T-shirts noirs qui a déjà tout regardé et qui a séjourné maintes fois au Japon ; et qui vous dira, on ne cesse jamais de découvrir. La culture manga, c’est comme la culture tout court : bûcher des vanités.

Achetez plusieurs ouvrages et prenez la carte de fidélité. Pourquoi une carte de fidélité ? on ne va pas non plus s’acheter un manga au Sephora d’à côté ? Question de principe, répond notre ami en t-shirt (il porte aussi des lunettes) ! C’est pour remercier les clients fidèles, leur offrir de petits cadeaux, qui sait, un jour, un voyage au Japon. Ou en France, reprend-il, car vous savez, il y a des manga français !

 

Paris, le 14 septembre 2014.

A Nicolas Benhaim.

Chez le spécialiste du tennis de table

Les Asiatiques ont donné au sport sa noblesse ; oui, c’est un sport, même si pour vous c’est peut-être un loisir ou une obligation scolaire. Les Asiatiques ont poussé ça au rang de sport des grands, et forment chaque année des milliers de champions. Quant au loisir, il est à ce sport à la fois la source de ses vocations et la pire source de confusion.

Vous savez sans doute qu’il faut des chaussures spéciales, des lunettes, si possible, un petit short, une combinaison adéquate et légère. Vous savez sûrement que la qualité du bois, du manche, du revêtement font beaucoup varier la force de la balle et sa trajectoire. Vous n’ignorez pas que le l’humanité peut de tout faire une science, ou presque, et cela vaut pour le tennis de table. C’est un sport pratique, accessible même, car au fond, il suffit d’une table, et de beaucoup d’énergie et de discipline.

La vitrine n’est pas que composée de raquettes. Des accessoires vestimentaires en occupent la moitié : superchaussettes, bandeaux, ceintures, hauts et shorts pour femme et homme, chaussure adaptées de couleur fluorescente. Bien sûr qu’il y a des raquettes ; celle de votre scolarité, à revêtement rouge et noir, sauf qu’elles sont vendues sans celui-ci et leur noblesse n’en est que mise en valeur, rétro, élégante, à manches de liège et à ton gris, bleus, ou naturels. Les raquettes de ping pong ont un port que leur envie tout le monde de la raquette, tennis et badminton en tête. Plusieurs raquettes, donc, sont disposées en vitrine, comme des éléments de décoration, assortis à des jeux de balles dans de petites boîtes recouvertes de mention en idéogrammes, à des casquettes et même à des DVD.

Dedans, l’espace est peint de couleurs légères et bien aéré. Déjà comme un air de gymnase ! Voici Les posters signés par les plus grands champions, malheureusement inconnus du grand public, côtoient les affiches publicitaires, quelques unes seulement, car dans l’ensemble l’espace est fort sobre. C’est que les produits sont colorés et parfois clinquants, comme ces petites boîtes de carton à revêtement plastique ou à colle, qui arborent fièrement les visages de champions chinois. De quel sport s’agit-il, pourrait-on se demander, si on ne voyait qu’eux. Quelques grands fabricants se partagent le marché, un Allemand, un Chinois, un Coréen. Des filets, du matériel indispensable à leur fixation, de quoi coller, décoller, nettoyer raquettes et tables, toute la technique est là.

Le savoir aussi : livres, manuels, DVD, et même des jeux vidéo (Table Tennis Warrior, Ultimate Ping Pong IV…).

Il y a les vêtements exposés en vitrine et davantage encore ; plusieurs modèles de basket dont le style audacieux ferait pâlir les standards issus de jeux plus télévisés. Etonnant que les ados ne l’aient pas encore découvert.

Enfin, il y a la table. Elle est un peu plus petite, elle est au fond dans le coin, et par sa seule présence, elle vous donne envie de jouer, d’oublier un peu le boulot et les gosses, ou de les parquer derrière la table, tiens, et de leur enseigner les automatismes d’un jeu qui va très, très vite. Car ici, on est accueillant et serviable, mais vous savez, au jeu, il faut avoir l’œil rivé sur la balle. On parle peu, et on se concentre, et comme ces Asiatiques qui viennent ici pour jouer et mettre à profit des années de labeur dans les clubs européens, comme tous les joueurs amateurs ou professionnels, il faut se fixer. La précision, c’est le secret des champions.

Le 7 septembre 2014.

 

La miroiterie

Le miroir coiffé d’un navire est celui qui retient l’attention en premier, parmi tous les autres. De loin, les vitrines se signalent par les mentions flatteuses : MIROIRS, GLACES, SUR MESURE, DEPUIS 19…, ou encore, LE PLUS GRAND MAGASIN DU PAYS. Ca c’est de loin. Ensuite, on s’aperçoit, certains jours d’été, ou de grand soleil en hiver, qu’on a les yeux éblouis sans trop savoir pourquoi… ah mais oui, c’est un magasin de miroirs (Pardon Madame). La boutique fait le coin ; elle est jolie, car dans un ancien bâtiment de brique, et elle porte d’anciennes vitres encadrées de bois ancien et croisées comme autrefois. La porte est en bois, remarquablement ancienne pour une marchandise d’une telle valeur !

Le sol de la boutique, c’est une moquette parsemée de tapis d’Orient. On voit ça aussi, tout de suite, je ne sais comment ; peut-être parce qu’ici, tout se reflète. Mais tiens, à y songer, on s’attendrait à se retrouver dans la Galerie des Glaces, et ici, ce n’est pas du tout ce qu’on trouve. Et derrière le bazar d’une promotion annoncée en façade, qui laisse espérer de trouver le bazar à l’intérieur, on se retrouve dans un coquet espace tout bien rangé, bien pensé. Et bien sûr, il y a le miroir au navire. Le navire est en miroir, faut-il le préciser ; on dirait que ça vient du mobilier de la Ville de Paris. Poussant un peu, plus loin que le pas de porte, on entame la visite qui démarre avec un petit dressing. Style traditionnel sans être ancien, d’une époque et d’un style qu’on a du mal à situer : hôtel anglais ? chambre bourgeoise ? qui sait. Ensuite, des psychés, une table avec de petits miroirs entreposés, pour le matin et la toilette du soir, le rasage. Plusieurs grands miroirs posés les uns contre les autres à la zouave, adossés au mur. Et d’autres à hauteur d’homme, dorés, argentés, chromés, encadrés de bois. Rapidement, on perd de vue l’ordre des articles tant l’ensemble étonne : une petite commode toute recouverte de miroirs ; des horloges réveil ; des vases, également réfléchissants (cela ne dédouble pas les fausses fleurs qu’ils exhibent), d’autres miroirs encore accrochés au mur, traditionnels, carrés, ovales, ronds, à dorures, sans dorures, noirs façon années 1980, avec des carrelages de salle de bain design, ou au contraire des miroirs imitation vénitienne, grandioses. Contre un fauteuil de velours, deux petits miroirs ronds vous regardent de leur petit âge et avec de grandes prétentions. En fait, vous vous regardez vous-même. Contre un mur, un miroir expérimental fait de pièces diverses est assemblé ; patchwork de bris de miroir. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour avoir une excuse de se regarder ? et on a aussi un miroir classique en plusieurs tailles : 80cm, 1m, 1m20… Vous savez, on peut tout faire aussi sur mesure. Il y a un miroir dont le cadre est décoré de coquillages. Soudain, découvrez la variété des objets de ce monde. Ce que vous pensiez rare est venu vous hanter en nombre.

Du haut pendent des plafonniers ; candélabres en cristal et miroir, et imitation or. Là encore, tout ce qui contient des miroirs est ici (non, pas de rétroviseur, tout de même !). Dans tout cela, l’image reste la même ; pas une ride vous a dit le vieil ami hier, retrouvé après longtemps ; eh bien, ce n’est pas vrai.

Paris le 31 août 2014.