Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: bicyclette

Aux équipements roulants

Savez-vous vraiment, lorsque vous téléphonez, tapotez sur votre ordinateur, voyagez, que rien de tout cela ne serait possible sans la roue ? Avez-vous goûté récemment à ce plaisir magnifique de rouler quelque chose, d’observer un rond qui tourne, ou de vous rouler par terre ? Prenez une chose ronde, et faites-la tourner. Admirez, songez à ce que nous avons accompli depuis cinq ou dix mille ans. Regardez autour de vous, et revenez à cela : un enfant qui fait tourner une roue à l’aide d’un bâton ou de ses seules mains ; cela se pratique encore. Avez-vous su, avez-vous pensé à votre chance aujourd’hui ?

Il se vend encore des roues en des endroits spécialisés. Au magasin, on se spécialise dans la commercialisation de tout instrument, appareil ou outil qu’une roue permet de faire fonctionner à merveille. La roue est une magie. La roue est une possibilité, un monde qui s’ouvre, une reproduction miniature de la Terre que vous allez porter comme Atlas.

Trouvez dans ce magasin, aux reflets chromés, à la senteur métallique, aux graisses d’huilage, et au trébuchement fatal, une forme de bonheur des formes et du mouvement.  Poulis, outils à rouler, choses qui tournent… De nombreuses étagères vous proposent des roues de livraison en plusieurs dimensions, des roulements à billes, des manivelles… Ne faites rien tomber. On veut éviter les accidents, et certaines de ces machines sont vraiment lourdes. La vitrine annonce déjà la couleur : toute une gamme de diables de livraison, avec des roues et des tons variés qui épousent votre fantaisie. Tout le déploiement de la géniale invention est ici sous nos yeux. Dans l’industrie, dans la rue, voyez-la à l’œuvre : tant de choses à faire rouler, regardez les livreurs. Mais où se procurent-ils ces outils ? C’est ici ; c’est le magasin maître, celui sans lequel rien ne serait achalandé car rien n’arriverait à temps. Pensez au progrès que cela permet ; songez que dans l’offrande de vos gaufrettes à votre main acheteuse, la roue y est pour quelque chose. Partout, voyez sa marque ; partout, voyez sa trace, la roue de charrue et le pneu continuent de faire leur empreinte. Quand on en revient à la roue, il y a comme une forme d’égalité des humains ; où qu’on soit, on recourt aux mêmes outils et ce depuis longtemps. Hier, certes, nous n’avions pas tous ces boutons rouges et verts, nous ne sur-, sous-élevions pas nos chariots. Hier, les fauteuils roulants ne pouvaient se réassembler pour vous faire grandir en taille. Ils ne ronronnaient pas dans les bois, pour vous permettre de promener votre chien. Mais la roue reste la roue, la roue reste la roue, reste, la roue, la roue…

Paris le 2 octobre 2013.

 

A mes amis d’EELV.

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Pommes bio

 

            C’est au bord d’un chemin. Les oiseaux chantent, derrière, les pâturages verts sont humides : c’est l’automne. Des monticules de terre élevés par les taupes ponctuent l’herbage que les vaches vont délaisser aux premières neiges. Au détour d’un chemin, les bouleaux longent le ruisseau. Là sous un arbre une table est dressée. Nous sommes à proximité d’une exploitation agricole, visible de loin, à flanc de colline.

Sur la table, à première vue, des pommes de diverse forme, un cubi, un pot de confiture…

Détaillons. Toile cirée, rouge et blanche, à carreaux. Ca tient, ça résiste, c’est increvable, donc dehors. Des gobelets : d’un côté, les usagés, d’un autre les neufs. Servez-vous dans les neufs, remplissez votre gobelet. Posez-le vide dans la pile des usagés. Goûtez aussi à la compote : pour cela, il y a deux pots de conserve.

Reprenons les pommes. Un panier de jaunes ; un panier de rouges ; un panier de poires. Producteur.

C’est ici que les mains commerçantes et terriennes ont disposé sur la petite table l’espace de vente. Pas le temps de garder un stand au bord de la route. Ici, c’est un petit complément de revenu, mais avec les mois, années, si c’est économisé, ça finira par contribuer à quelque chose, par peser. Les petits ruisseaux.

Au milieu de la table, une boîte de Ricola, fermée, dont le couvercle a été percé d’une fente. Une étiquette : « Caisse ».

Derrière elle, une petite ardoise indique les prix. 1 pour le jus. 2 pour la pomme. Servez-vous. Ayez l’amabilité, ayez la civilité, ayez l’obligation—, ….voyageurs, randonneurs, hommes venus de loin. Ici, c’est comme à l’église. Mettez votre pièce dans le tronc.

On vous fait confiance.

 

A Raphaëlle Bernard, pour la promenade sur le Wanderweg.

Les Diablerets, 3 novembre 2012.

Le caviste

Le caviste du quartier affiche ses prix avantageux et promotions dans les vitrines, sur des cartons jaunes. Pourtant, malgré les apparences, ce n’est pas une maison de promotion. Pour les connaisseurs de vin, cette franc-maçonnerie du verre à pied, c’est un trésor en rayons. Ici, trouvez les Bourgogne que les grandes surfaces ne connaissent même pas. Trouvez les Alsace que d’autres ne savent prononcer. Trouvez les Sud-Af, les Chiliens, et les Californiens.

N’entrez pas avec un sac à dos. Attention aux poussettes. C’est du verre, et ça peut tomber, et cela non seulement vous assommera, mais vous enivrera. Evitons les accidents. Dedans, il y a du bois partout. Du bois et du verre, matériaux hérités du passé. Le marchand de vin est un marchand de siècles, d’histoire, de terroir, des éléments. Un comptoir de vins n’a pas tant changé au fil du temps, seule a disparu la barque ou les chariots qui venaient décharger leur cargaison. Soit dit en passant, se faire livrer est de plus en plus compliqué. Une piste cyclable borde l’avenue.

Les caisses donnent une allure forestière, portuaire à l’endroit. Rien d’étonnant, car si l’on songe au passé des grands vins, Porto, Bordeaux, Alsace, Rhône…tout cela était exporté par voie fluviale ou maritime.

Rouge sur blanc, c’est bien connu, tout fout le camp, alors achetez l’ouvre-bouteille. Comme dans la grande chaîne du prénom ex-présidentiel, ici on vend des accessoires. L’accessoire, comme dans la mode, ça rapporte. Il y en a à la caisse et disséminés entre les bouteilles. Deux trois magnum, figure imposée. Quelques liqueurs, quelques eaux de vie, mais ici, dans l’ensemble, c’est le vin.

Le vin c’est une culture, c’est une noblesse. Produire du vin, avoir des vignes, c’est une façon moderne d’avoir des terres. Et en France, même dans la France tricolore, les gens de vin, noblesse française qui ne dit pas son nom, sont bien vus. C’est aussi le cas aux Etats-Unis, en Australie, partout, les viticulteurs sont élégants, passionnés, aventuriers de la terre et poètes à sécateur, proches de la terre. Ils posent dans les magazines. Le vin déroge aux règles égalitaires. Ils défrichent. Connaissez-vous les vins du Nouveau-Brunswick ? Ils nous font découvrir les cépages, les vignobles, les terroirs méconnus. Le vin d’Arbois—le Jura—. Le vin de Charente, non, l’autre. Etc.

Les vins bio montent un peu, mais ils souffrent de leur mauvaise réputation.

Qu’on se souvienne de la piquette, du vin plâtré d’autrefois ; tout ça existe toujours mais on n’est pas en concurrence. Ici on préfère moins mais mieux. On préfère mieux mais moins. On veut du nez, du chien, de la robe et de la note. Tant de métaphores, féminines, horticoles, musicales, corporelles. Le vin c’est le sang du Christ, aussi. C’est tant de choses. Bonne humeur. Ivresse, et désespoir. Alors le magasin de vins contient tout cela. Quand vous voyez la vitrine, vous ne voyez pas la vitrine. Mille souvenirs s’entassent en votre esprit, Français moyen. Du coup, les cartons jaunes n’ont pas d’importance ; quoi le foot, qui a parlé de foot ? Les grands négociants sont forcément grands, et les grands vins sont forcément grands ; il y a un reste impérial dans le vin de France.

Avec le réchauffement climatique, demandez-vous, à quand le vin d’Ecosse ? de Danemark ? du Kamchatka ? La ligne du vin remonte, paraît-il. Mais c’est aussi une question d’inclinaison des collines, au soleil, confère l’Alsace. Les Allemands aussi font du très bon vin. Connaissez-vous le Eiswein ? On en aimerait presque la langue allemande en France ; l’amour pour la Germanie ne reviendra peut-être pas par Merkel ou par l’acquis de la paix, mais par le vin, mais alors cet amour-là n’est pas produit en quantité suffisante. Produisez ! Justement, en Champagne, le vignoble s’agrandit, et de cela il faut se méfier. En Alsace, on a arraché des vergers par crainte de la Commission européenne, toujours elle ! qui voulait interdire les réaffectations de terres en vignoble, soi-disant. Oui tout cela a un impact sur le magasin, explique le patron au tablier beige impeccable, chemise noire ou marron de belle griffe, lunettes bien essuyées. Quand on voit ce qu’on fait avec tous ces règlements…

Quelques clients étrangers, qui viennent chaque année ; dans l’ensemble, les gens du quartier. Les prix sont pour tous, il y a du cher, et il y a de l’abordable. Sauver les vins de France ? C’est ce qu’on fait. Mais le vin d’ailleurs soutient aussi le vin de France, plus on boit, plus on en boira.

Paris, 14 octobre 2012.

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Le magasin de bicyclettes

Par terre, il y a de la graisse et des pneus de vélos. Dans ce magasin, l’atelier et la vente ne font qu’un.

Dans une rue peu passante mais connue des cyclistes, ce magasin propose réparations et modèles neufs, les plus à la mode. Le vélo désormais est un accessoire ; c’est un objet de luxe et d’envie. Jadis, les bourgeois s’achetaient de grosses voitures ; pour certains, désormais, c’est un beau vélo. Le mieux, c’est le nec plus ultra, le vélo hollandais. La bicyclette est le nouveau drap des Flandres : solide, agréable, ergonomique. Le plus beau, à mon sens, c’est sans doute le jaune : le jaune est new yorkais, parisien, londonien. Il a quelque chose de Google, de très à la mode, d’insolent et de terriblement séduisant, actuel. Mais il y a aussi le noir, le vélo hollandais, l’indémodable batave, qui n’a pas besoin de design à force d’être lui-même. Il est un dessin à lui tout seul, et semble surgir du fond des temps d’avant même l’invention de la bicyclette.

Bien sûr, il y a les occasions. 100€ le hollandais. Un peu cher, disent certains. Le vieux Peugeot de collection, vélo de course, ne se solde pas à moins. Il y a dans le monde du deux-roues des races, des castes, des classes, des états. Un siècle déjà. C’est comme un millénaire, dans le monde de la technologie ; le temps de fonder une civilisation.

Le patron est un réparateur de vélos qui vend. Il a commencé chez Peugeot cycles, comme ouvrier. Le voici à son compte, trente ans après. Il s’habille en bleu de travail, ses mains sont toujours grasses comme celles d’un mécano (ça sent la graisse et le caoutchouc), mais son métier est noble, il est artisanal, il est musculaire là où les voitures trichent. Le vélo c’est comme l’équitation : il élève l’homme à la hauteur des chevaliers. Assis sur un vélo, un cycliste professionnel est comme un oiseau, une hirondelle, un guépard. Quelle beauté ! Ses tempes grisonnent comme le rayon d’une roue. Enfin, c’est ce qu’il aime dire (il parle cycles). La bicyclette, c’est un monde, avec ses légendes (le Paris Roubaix), son jargon (le Shimano), ses héros (Indurain ?). Ici acheter veut dire entrer dans une culture. Une communauté. Celle qui, militante, promène sa cause sur les boulevards tous les (…) soir (Critical mass, vélorution, etc.). Celle qui, familiale, emmène les enfants dans de petits sidecar ou brouettes incorporées. Celle qui va vite, celle des coursiers à plusieurs vitesses, des formes de lévrier. Celle qui, bourgeoise, libérale, va au cabinet en Gazelle noire. Toutes ces communautés se côtoient, car la circulation à bicyclette est collective, communautaire, politique. Là où les parois et les vitres des voitures protègent leurs pilotes de l’haleine et des paroles de leur voisin, à vélo, on peut se frôler, on peut se toucher ou se serrer la main au feu. Cela change. Cela ramène en société. Est-ce un hasard si l’individualisme va toujours de pair avec le moteur ? Paris, Pékin, Saïgon, par exemple, ont bien changé.

Mais cela va revenir. Le vélo est à la mode, et ici, de nouveaux clients se pressent. Au départ, c’est un loisir, une lubie (le dernier vélo jaune canari), mais progressivement, on s’y fait mordre. Le vélo électrique arrive, le Solex new age. Pour les pentes et les feignants c’est la porte d’un monde qui s’ouvre. Et c’est chic. Plus ça va, plus il faut ajuster les selles, en prévoir pour les obèses (un peu plus larges), apprendre à gonfler, voir les voir revenir quinze jours après pour un pneu plat. Le service, ça devient la moitié du métier. Ca, et les accessoires : pompes, dynamo, paniers, cadenas en toutes sortes (à code, à clé, avec chaîne de fortification médiévale ou simple fil plastique), et bien sûr, le casque.

Notre artisan-réparateur et vendeur a peine à convaincre, dans ses murs gris décorés d’affiche du Tour de France, que le casque a son utilité. Qui le croirait ? Les accidents c’est les autres. C’est un truc d’Américain, de Hollandais, de Britannique. Ca fait neuneu, vert, social-démocrate à gosses blonds. (Pour certains, c’est un argument commercial.) Se couvrir la tête… on n’est pas aux croisades. Sauf que d’après les médecins, on voit de plus en plus de cyclistes aux urgences, à mesure que tout le monde s’y met. Lui sait que tous ces bleus ne sont pas prêts d’éviter tout accident. Alors, Madame, pensez à vos enfants, dit-il, casquez-les. Et même pour vous, vous êtes jeune, un accident est si vite arrivé. Le chignon y passera certes, mais pas la tête…

Oui, oui, je prends la carte.

Saint-Clément-des-Baleines, 27 août 2012