La friperie

par Frédéric Benhaim

Connaissez-vous l’odeur d’une friperie ? C’est comme un tissu mouillé et séché entre-temps, comme un amas de draps. Dés qu’il y a des tas et du désordre (inévitable, même dans le plus soigné des établissements), l’odeur réapparaît. La boutique existe depuis dix ans et ne désemplit pas. S’y mêlent les populations les plus différentes. Une des France d’aujourd’hui, la fédération des alter et des fauchés. Des mères de famille de toutes les couleurs, en habit divers, super mode un peu osée, en boubou, en caleçon de supermarché, qui montre tout des formes, ou en voile, avec leurs enfants. Des dandy qui mettent des chapeaux melon, des costumes d’autrefois, et portent des moustaches excentriques. Des filles aux cheveux rouges, étudiantes, qui viennent s’habiller et « délirer », laisser libre cours à leur fantaisie pour pas cher. Elles prennent souvent des pièces que les autres n’osent pas mettre. Les robes à 1 euro, les articles au kilo dans un tas, sur une grande table au milieu. Il y a de l’homme, de la femme, de l’enfant. Il y en a pour tous, en d’autres mots. La boutique pour tous. Parfois, on y retrouve une chemise qu’on a jetée autrefois, et qu’on serait content de reporter : à force de mettre les mêmes vêtements, les uns et les autres, on se rend compte dans le dépotoir d’une friperie qu’on n’est pas si unique face à la mode, malgré son message qui voudrait nous faire croire que nous sommes tous différents. Think different, disait la pub…

La friperie c’est un art de vivre : l’art de vivre à la seconde main, sans dépenser, sans avoir le besoin que tout soit parfait, mais juste ce qu’il faut. Pour autant, les clients consomment, et ils consomment d’autant que c’est pas cher, qu’on empile. On repart plus facilement avec un sac plein qu’avec deux pauvres articles choisis minutieusement.

Il y a des chaussures aussi ; on repousse les limites de l’hygiène standard et de notre acculturation : oui, on peut partager des pompes. Un jour peut-être, on vendra des sous-vêtements, car après tout, si c’est bien lavé… chacun appréciera comme il l’entend.

La fripe, c’est un mouvement, et c’est une mode, et une tendance. Au départ il y a eu les marchés au puces ; maintenant il y a toute une gamme d’offres de recyclage de vêtement depuis les garde-robes ouvertes à e-bay en passant par ici. Savez-vous qu’on ne récupère qu’une toute partie du rebut, ici ? C’est tout à fait illusoire de penser qu’on pourra tout sauver. La plupart des vêtements finissent en moquette ou en fumée d’incinérateur. Alors, vraiment : est-ce encore la peine de produire plus, d’acheter ? Quand il y a de si beaux spécimens de la saison dernière, ou d’il y a quatre saisons, à portée de main ? Question existentielle pour les zélés comme les clients occasionnels ; les vendeurs répondent : la friperie, c’est un mode de vie. On entend Blondie, de la musique rock, punk, FIP et parfois France Inter ; on mange des galettes de riz bio au comptoir, et on fait du café pour les clientes habituées. C’est une sociabilité, parler chiffon, c’est un art de vivre. Oui, essayez-le, le t-shirt Disney, je vous l’assure, c’est rétro, c’est à la mode, c’est subversif, c’est psychédélique.

A Annie Ernaux, pour son dernier bouquin.

A Perrine Benhaim, qui aime bien la fripe.

A ma mère, qui m’y a un peu trop traîné.