Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: tabac

AUX CIGARETTES ÉLECTRONIQUES

Sur le boulevard en bas de chez vous, la boutique a ouvert voici peu. Dans une ambiance musicale de boîte de nuit ou de salon de coiffure branché, elle vous vend l’antidote à des années d’accoutumance, la fin d’une servitude, d’un tribut, la perspective d’une haleine rafraîchie et de la paix des ménages.

Votre collègue, votre beau-père, puis votre femme…l’étrange porte-cigares a fait son apparition puis s’est répandu dans votre entourage comme les insignes d’une nouvelle religion. L’électrification et l’informatisation de nos vies jusqu’aux gestes les plus simples s’est portée jusqu’à la drogue. Drogue adoucie, ceci dit ; drogue pure, nicotine moins les saloperies, disent les clients, qu’on trouve dans les cigarettes que tout le monde soupçonne d’être trafiquées. Ils rajoutent des trucs, disent certains, et chacun a son opinion sur la marque la plus coupable.

Dans ce magasin, on est bien décidé à vous aider à vous en sortir. Sortez du gouffre pour gagner le précipice. C’est déjà un progrès. La vitrine est peu en objets et toute en lettres. Il faut savoir de l’extérieur ce qui se vend ici, et promouvoir le produit, car la culture n’est pas faite. Dedans, derrière les lettres incitatives et les promos, il y a le magasin, organisé autour de présentoirs latéraux, le long des murs, et d’un comptoir en verre, au fond, au centre. Là vous trouverez à discuter les nouveaux modèles, que voici, prenez-le en mains. Différentes couleurs. Les liquides. Les recharges. Les petites trousses, les accessoires. (Les adaptateurs, c’est là-bas.) Tout ce qu’il vous faudra pour essayer. En général, on ne revient pas en arrière.

Et vous respirerez mieux.

Le patron au comptoir de verre a flairé le filon. Il est venu directement de la téléphonie mobile, et d’ailleurs, comme ça se fait en Chine, il rêve de faire les deux. L’innovation, c’est d’abord le concept. Il passe des journées entières à lire la presse spécialisée : Franchises magazine, Commerces et Boutiques, Retail Today, ou même à lire ce blog. Faut regarder ce qui se fait à New York, à Dakar, à Shanghai, explique-t-il. C’est eux qui vont nous apprendre. La France, on est en regard, eux ils sont en avance.

Ca fleurit partout. Sept cents boutiques en France, et ce n’est qu’un début. En un an, des chaînes sont apparues, mais connaissez-vous le nombre de consommateurs ? La taille du marché ? On en parlait sur Capital la semaine dernière. C’est une mine d’or, qui profite souvent aux Asiatiques, nous là-dedans, on est con, on devrait fabriquer. Peut-être avec les imprimantes 3D. Ce disant, il fait des nuages, vapote, comme si c’était un narguilet. Comme la chenille d’Alice au pays des merveilles ; si Lewis Caroll avait vu ça, il aurait imaginé une chenille artificielle branchée sur une prise, brillant de toutes parts en polychromie.

Derrière le comptoir,  une insigne religieuse ; ici les préceptes et les hygiènes se côtoient. Nous sommes entrés dans l’âge de la drogue mécanique.

Paris, le 3 février 2014.

Découvrez la page facebook, où indices et nouvelles histoires sont partagées.

Le magasin de cigares

La boutique est étroite. On se croirait dans un placard élégant. Un dressing. Une valise à tiroirs, à miroirs, du genre des représentants de commerce d’autrefois. Du sol au plafond, ce ne sont que tiroirs, avec pour seule interruption des vitrines et des alcôves pour présentoirs éclairés par de petites lampes, à hauteur de vue. Ces tiroirs, protégés à l’ouverture par des vitres, on n’en voit que les boutons dorés, deux par deux en rangée sur le bois ciré qui sert de doublure aux parois internes. Ouvrez un tiroir : vous trouverez des cigares, mille sortes de tabac momifié et certifié par ces petites étiquettes ou ces petits rubans. Trouvez aussi dans les vitrines, sur de petits chevalets : allume-cigare (objet qui a connu un succès fulgurant de par le monde, créature qui a dépassé son parent le cigare…), ciseaux à cigare, boîtes à cigare… Mais on ne vend pas que du tabac ou des choses qui s’y rapportent : des parfums, des boutons de manchette, car nous sommes au temple de la coquetterie masculine. Cuba est loin, avec son régime communiste. Ici ne déambulent que des hommes à embonpoint, à cravates et à nœud papillon. Le cigare, c’est un plaisir, c’est un style. Ca pue, pensent certains (certaines). Ca teinte l’haleine, ça colle aux habits, ça hante une pièce, un bureau, comme dans les films policiers, les bureaux du détective privé. C’est comme le dessert d’un homme au régime, ou qui voudrait varier les plaisirs. Et puis il y a l’objet par lequel le scandale arrive, invétérablement phallique, le cigare de la puissance fantasmée.

Bien sûr, ça sent le tabac. Un tabac fort et parfumé, une odeur refroidie par la climatisation qui doit fixer la température idéale pour la conservation des feuilles. Les vendeurs sont exquis, polis, serviables et savent faire la conversation. Ils sont bien habillés, en costume sombre, vous servent comme à la maison. Une simplicité désarmante, mais si urbaine, courtoise. Certains clients viennent en coupé de province (disons, 200 kilomètres à la ronde). D’autres viennent de plus loin, et profitent de leur weekend à Paris, avec ou sans la famille. De nombreux fils ont, par le vol des cigares de leurs pères, forcé ces derniers à venir s’approvisionner en urgence ; de tels petits délits sont légion ; les pères courroucés ou amusés accourent alors pour renouveler leurs emplettes.

Avec les années, on connaît le client. A la fin, c’est plus.

Ce magasin est un maillon, dans une chaîne qui tient en plusieurs lieux : le barbier ancienne façon, le cordonnier de la rue de Sèvres, etc. C’est un circuit, tout le monde se connaît. L’union s’est faite par le bas, c’est-à-dire par la clientèle. Il y a chez les vendeurs et les chefs un sens aigu du rang : on le tient parce qu’on l’occupe ; on le cultive. Côtoyer les puissants, c’est, déjà, l’être un peu soi-même.


Paris, le 5 décembre 2012.