Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: beauté

La galerie d’art

Au départ, les gens n’ont pas compris de quoi il s’agissait. Elle s’était installée dans une rue trop calme. Or le passage c’est tout, dans le commerce ; même dans celui de l’art. Il a fallu du temps pour se faire un nom. Ca a été dur.
L’art moderne, l’art contemporain attirent les foules au musée, mais dans une galerie, quand il s’agit de débourser et que l’artiste n’est pas fort connu, même s’il « monte », cela reste un défi. Il faut y croire. Il faut surtout, dit la fondatrice (ici, on est fondatrice, plus que patronne, ou, chef d’entreprise, peut-être parce qu’il s’agit des arts, peut-être parce qu’entrepreneur se dit surtout au masculin…) « accompagner le client ».

« Tout est fondé sur le relationnel, explique-t-elle. Il faut les connaître, eux et leur goût, anticiper leurs craintes, devancer leurs désirs inhibés. » Parfois, on ne sait pas qu’on va aimer une oeuvre, parce qu’on ne l’a pas encore rencontrée.

Tout est volatile, mortel dans le monde. Regardez ce qui vient d’arriver à Hatra et Nimroud. Pourquoi acheter encore ? Pourquoi collectionner ? C’est ce qu’elle se demande, elle-même, avec sa petite équipe de deux assistants, le matin en ouvrant l’ordinateur, un Apple très léger, posé sur une simple table de designer, elle-même  solitairement placée au fond de l’espace gris et blanc de béton poli et de peinture neige. « C’est un acte de foi. », conclut-elle, sur l’humanité, sur notre capacité créative, et peut-être, « un acte humain », pour pouvoir soutenir ceux qui créent, que tout tente d’empêcher.

« Parfois, je me demande moi-même pourquoi ils le font. » Mais je sais qu’à leur place la question ne se poserait pas.

Au fil des années, elle a vu arriver, lancé des artistes. Certains exposent toujours ici. C’est un cheminement, avec les artistes, avec les collectionneurs ; une petite communauté ; une famille. J’ai des dossiers sur lui, sur elle. Je connais leurs maîtresses, leurs amants. Mais ils en ont aussi sur moi. Et c’est ainsi qu’on avance. De moins en moins d’artistes passent la porte pour présenter des oeuvres ; tout passe par mail. On écoute peu de musique, dans le local ; la galerie a besoin de calme ainsi que le visiteur. Il y en a de toute façon lors des vernissages, et avec les années, la patronne met de plus en plus d’argent dans le buffet, parce qu’y’en a marre [de mal manger]. C’est déjà une affirmation politique : c’est pas parce que vous payez rien que vous mangez de la merde. Et c’est une éthique de l’accueil et de la relation client ; qui sait ce que l’autre peut faire pour vous, ou dire de vous, en bien et en mal ? Autant le soigner comme on se soignerait soi-même.

Le plus gros du boulot,  ça reste de monter l’exposition, de préparer les salons, de gérer les douanes… Avoir quarante oeuvres coincées à la frontière, c’est une des expériences les plus angoissantes qu’une galeriste puisse connaître. Ca ne va pas de soi. Et c’est déjà arrivé : l’expérience du stand vide, les confrères et consoeurs qui viennent vous demander ce qui vous arrive, avec un air de commisération. Les rendez-vous qu’il faut annuler.
Un jour elle arrêtera. Elle a quelques oeuvres chez elle, c’est bon. Elle n’a pas fait fortune ; ça va, mais y a pas de quoi pavoiser. Juste de quoi se payer des séjours en Italie —c’est l’essentiel—. Tant de gens sont dans le besoin, même dans ce métier. Gérer les coûts fixes. Je ne sais pas comment j’ai fait.

 

Paris, le 9 mars 2015.

Au lendemain du 8 mars, à toutes les femmes entrepreneures, galeristes, artistes, et à toutes les personnes mobilisées pour la défense et la promotion des droits des femmes dans le monde.

La coutellerie

La solution pour offrir n’est pas toujours du côté du sucré ou de la cravate. Ici, on vend des objets pointus et saillants ; ceux pour lesquels la tradition oblige à rendre une pièce de monnaie, ne serait-ce qu’un centime. A premier regard, ce ne sont que des Laguiole et des Opinel, mais quand on s’y penche de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas que le local du boucher ou du baroudeur. Tout est en vitrine, ou presque. Pas de couteau en céramique ici ; attention, d’ailleurs, cela peut être dangereux, l’air de rien, ces machins.

Ici on vend pour les belles tables et les belles aventures ; le mondain le plus prestigieux côtoie les plus folles virées dans le désert—c’est comme si c’était d’un seul tenant—. Commençons par les arts de la table, comme on dit. Le plus impressionnant, ce sont les manches en ivoire de mammouth. De mammouth ? Oui, car la fonte du permafrost en Sibérie nous livre des mammouth entiers, et c’est pain bénit pour le luxe. Pas la peine d’abattre des éléphants, le climat nous livre leurs parents des neiges. Remarquez aussi les manches en bois d’olivier de tant de teintes différentes ; en définitive, les plus belles pièces viennent des parties les moins soupçonnées de la nature et des vergers. On n’y pense pas, aux couteaux, mais qu’ils sont beaux, alignés les uns à côté des autres ! Ca doit durer toute la vie, et ça va en machine, enfin parfois. Vaut mieux éviter avec les manches en bois et en corne. Et si on arrêtait la corne ? se demande un visiteur. Ils sont déjà morts, de toute façon. — Ce n’est pas une raison pour en encourager l’élevage, répond le végétarien.

Le débat continue. Du côté de l’aventure, un grand raffinement se dégage des couteaux de poche, des couteaux pliants, des aventuriers et des randonneurs. Je ne savais pas qu’on pouvait avoir autant de goût en mangeant son casse-croûte en forêt. Vous savez, certains marcheurs mettent un point d’honneur à n’employer que des belles choses. Peu mais plus beau, en quelque sorte.

Heureusement qu’on est en rez-de-chaussée à même la rue, dans un coin sombre ; si le soleil faisait face à la vitrine, on n’y verrait plus rien, certains soirs.

Quelques nouveaux modèles avec des couleurs fluos. Quelques modèles qui ressemblent à des jouets pour enfants, avec des couleurs de bonbon, de Smarties. Est-ce bien raisonnable ? C’est une autre marque,  c’est nouveau. Mais cela ressemble à un jouet, cela n’est-il pas dangereux pour les enfants ?

Pas de réponse…

Paris, le 1er février 2015.

A Sebastião Salgado, pour son travail sur les damnés de l’extraction.

Le coiffeur antiquaire

Dans le magasin, on écoute beaucoup de musique ; euh, je veux dire, dans le salon. Ou le magasin. (Ou le salon…)

La vitrine est, décidément, bien celle d’un coiffeur. Dedans, il y a bien des éviers, des chaises (anciennes, en bois, forcément) et un présentoir avec des shampooings de professionnel, que vous pouvez rapporter chez vous à bon prix. Il y a les miroirs coutumiers, et au fond, l’arrière-boutique où vous vous asseyez pour qu’on vous lave les cheveux. Les serviettes. Les photos de modèles désuètes, vous indiquant les bonnes coupes de cheveux des années 80 et 90, qui peuvent vous donner l’inspiration de votre prochaine coupe à la Etienne Daho. Remarque, ça revient à la mode ; peut-être que ça tombe bien. On a aussi un vieux tourne-disque ; ici, on écoute ce qu’on veut, mais on préfère sans la FM à deux sous qu’on entend dans les chaînes de coiffure. Dites-nous si vous avez une préférence. Quoi de plus normal, pense-t-on ici ? mais le normal, vous savez, ça dépend d’un endroit à l’autre. Les patrons sont d’abord coiffeur, et coiffeuse-esthéticienne, double compétence, elle-même doublée par trente ans de métier. Mais ils sont aussi passionnés de choses anciennes, et peu à peu, leur passion a envahi leur espace, s’est apposée sur leur vocation. Que vend-on ici ? de tout. Au départ, il y avait des bibelots de notre appartement, et peu à peu, on y a pris goût, raconte-t-elle. Moi, je collectionne depuis l’enfance. J’aime les bijoux surtout, les vases, les belles choses. Lui, il collectionne les affiches. (Sur le mur au fond, pas de photo de modèle d’autrefois, mais deux trois affiches de cinéma : Marcel Carné, Jean Cocteau, Jacques Tourneur—vous avez vu la Féline ? c’est un bar aussi maintenant, à Ménilmontant—).

Et puis, ça a rajouté du chiffre d’affaires. Point de vue coiffure, on a de la concurrence depuis quelque temps ; juste en face ! une chaîne a ouvert ses portes. Mais on a nos vieux clients, depuis toujours, dit-elle en soupirant et en tirant sur sa cigarette. Ici, c’est pas pareil, on peut boire le café, et acheter un vase ! rit-elle en vous l’expliquant. Moi j’ai acheté des chaises et je les ai fait repeindre, explique quelqu’un d’autre à qui on taille la barbe. On va rajouter un forfait « barbe » dans la vitrine Ils sont tellement nombreux, tout à coup.

Dans le quartier, autour de la placette, on se retrouve à quelques commerçants fidèles ; le boucher, à droite, d’ailleurs, il est de droite ; le bistrotier ; le boulanger et sa femme (ils tournent bien) ; la nouvelle, qui vend des vêtements pour enfants, des « créations » (on se demande comment elle fait). Une commerçante ambulante, qui vend du linge ancien, s’installe parfois sur le parvis, devant le café. Les gens de la chaîne sont sympa, mais ils tournent pas mal. On est bien mieux ici. Les murs sont jaunis par le tabac et le passage du temps et on circule de moins en moins bien dans le salon, mais après tout, qui dit qu’un salon de coiffure doit ressembler à une salle d’attente à l’hôpital ? On en a assez du blanc stérilisé ! lui a confié une vieille cliente qui rentrait d’un séjour au CHU. Paiement chèque, ou espèces, s’il vous plaît ; ici, on n’aime pas trop la carte bleue. D’ailleurs, personne ne l’aime, parmi les commerçants ; vous avez vu les frais qu’ils prennent ?!

Où cela ira-t-il, pour nous ? dans l’avenir, entre une activité et l’autre ? Nulle part ! s’exclame-t-elle (lui parle peu). La retraite, j’espère ! reprend-elle en riant.

 

A Sonja Fercher, Stéphane et Michèle Gartner.

Vienne, le 25 janvier 2015.

Le magasin de foulards

Foulards, cravates, châles, spécialiste soie.

Les indications sommaires font l’économie de quelques centimètres de vitrine, juste ce qu’il faut pour faire tenir les grandes lettres visibles de loin. Sous elles se sont dressés des mannequins qui portent autour de cous esseulés des cravates et des foulards ; sur le plancher de la vitrine on a disposé de nombreux foulards à motifs variés.

La soie a trouvé ici son débouché, qu’elle vienne de Lyon ou d’Asie ; la soie est une merveilleuse matière, s’accorde-t-on à l’unanimité, vendeuse et clients, mais gare aux mites. La boutique est organisée simplement ; écharpes, châles, foulards, cravates ont chacun leur section. Les foulards sont à gauche de l’entrée, les écharpes, en face ; les cravates, à droite sur des portants qui longent tout le mur, d’un bout à l’autre, posées sur des tiroirs incrustés couleur noyer dont on ne voit pas la contenance…  Les châles et les foulards sont ensemble, partout ailleurs. Ca a du sens de tout vendre ensemble. Monsieur et Madame viennent le samedi ; elle s’achète un foulard, lui une cravate. Vous pouvez les accorder. His and hers. Oh, il y en a qui trouvent ça charmant, qui s’aiment tant ou pas assez pour souhaiter s’unir par les liens de la monochromie.

L’année a ses grands temps, ses points d’orgue : Noël, Pâques, la fête des mères et celle des pères, les soldes, d’été comme d’hiver, la Saint Valentin, la rentrée… Les gens achètent moins depuis quelques années ; on voit qu’il y a la crise. Certaines pièces plus frivoles ne se vendent plus, ou au contraire, se vendent davantage. En vrai, il n’y a pas de règle, si ce n’est que le client semble avoir moins d’argent, semble angoissé par les conséquences de son achat. Certaines personnes y réagissent paradoxalement en se repliant sur le superflu au détriment du nécessaire. Qui suis-je pour juger, pense la patronne en pliant les châles. S’ils pouvaient éviter de me les froisser. Le magasin dépense une fortune chaque année en pressing. Oui, car certaines pièces doivent être nettoyées par un professionnel, et même si on a une centrale à l’arrière, ça ne suffit pas, on ne peut pas tout traiter.

Les impôts cette année ont augmenté, raconte chacun, mais, répond la patronne, les pièces défectueuses aussi. Ils ne se rendent pas compte que la qualité c’est moins de gaspillage et d’ailleurs ça vaut pour vos achats. Rendez-vous compte : vous achetez un châle de moindre qualité dans une enseigne à bas coût. Certes, vous allez payer moins. Mais quand ça craquera ou que ça trouera au mauvais moment, que ferez-vous ? c’est comme les frigos, il faut prendre ce qui tient. Et puis, regardez-moi cette belle qualité. Sentez comme c’est doux. Increvable ça. Mon mari en a un, le même tiens, il l’use et ça ne bouge pas ; il l’a depuis vingt ans.

Oui, acheter c’est penser à soi, bien sûr ! ânonne-ton ici. Les lainages sont magnifiques cette année ; au niveau couleurs, ils ont assuré ! on a de belles marques, et ça donne presque envie d’être en hiver, tant on a envie d’en porter ! il règne dans la boutique une certaine odeur de lavande, l’arme utile contre les mites. Les huiles essentielles flottent dans l’atmosphère fraiche (autre astuce anti-mites, la température…), tandis qu’une musique douce est diffusée, tantôt par RFM tantôt par une playlist concoctée par le fils de la patronne (Ambiance repos, clients heureux : tu as un avenir dans le marketing ! lui-a-t-elle dit). Car vous savez, le client est roi, nous, ici, on reprend toujours. Ah le châle c’est personnel, d’ailleurs ça se porte autour du cou, et idem côté cravate ou écharpe, c’est quelque chose qui doit plaire, donc si ça ne va pas, revenez.

Le 26 décembre, il y a généralement du monde. Si seulement les gens se connaissaient un peu mieux, pense-t-on derrière le comptoir…

Paris, le 3 novembre 2014.

La boutique de robes de mariée

 

La vitrine doit vendre du rêve à petits prix.

Elles se succèdent au magasin, des rêves plein la tête. C’est ici qu’ils doivent commencer à se réaliser. C’est quelque chose de très personnel, explique la vendeuse, qu’une robe de mariée. C’est une robe qu’on mettra une fois, qu’on montrera à ses filles, dans lesquelles, qui sait, on voudra peut-être mourir. Attachez-y ce que vous voudrez ; moi, je ne suis pas mariée, mais je respecte ça.

En vitrine, on a mis les modèles un peu tradi, c’est ce qui marche toujours le mieux, dentelles et robes blanches, traines et coiffes, voiles transparents. Derrière, dans l’espace ceint de miroirs et de penderies, on a disposé aussi des modèles plus contemporains, des modèles à jupes, des pantalons mêmes, et aussi des hauts. Certaines mariées préfèrent juste le haut et accorder ça avec un autre bas. Façon aussi de faire des économies. Les mariées ? un peu de tout, mais pas qu’un peu ; on revient plusieurs fois, on vient à plusieurs. Ici, on offre du café et des dragées (on nous en rapporte tout le temps). Il y a des canapés pour s’asseoir (blancs, oui, ok, on a fait dans les codes couleurs, tout comme pour la peinture, la caisse, et mêmes la couleur de la télé qui diffuse MCM depuis le plafond). Parfois les mariés viennent mais c’est dans l’ensemble un truc de filles. Parfois on a des couples de femmes qui viennent ensemble. On a même vu une mère choisir la robe sans sa fille. Bizarre, quand même ! a observé la gérante.

On a aussi les accessoires : pour les cheveux (ça passe de mode, dans une certaines mesure), pour les jambes, et puis, naturellement, les chaussures.

A l’étage, on ne fait que ça. La robe, c’est le produit d’appel. Depuis vingt ans, on a vendu plein de modèles ; ils changent avec les années, mais tout naturellement, ça reste les mêmes fondamentaux. Ca ne change pas tant que ça non plus hein. D’ailleurs, regardez les robes vintage. Certes, les impératifs d’un mariage rendent difficiles de reporter une robe déjà usitée, mais la copine de ma mère lui a emprunté sa robe pour son mariage, et ça a parfaitement été. D’ailleurs, le plus amusant, remarque-t-on ici, ce sont les vieux couples qui reviennent pour se marier, se remarier, tout amoureux, et souvent moins soucieux que les plus jeunes. Ils n’ont plus rien à prouver, observe-t-on. Quand on se rencontre à soixante-dix ans, c’est d’abord le plaisir d’être ensemble…

Paris, le 26 octobre 2014.

A Maurice Pialat.

 

Le pralinier

            C’est drôle, disait la patronne à une journaliste de la presse locale, l’autre jour, il n’y a pas encore eu de mode de la praline. On a eu le cupcake*, le macaron, mais pas encore la praline. Pourtant c’est tout le savoir-faire français, la praline ! C’est même une invention unique, à recette unique, si vous grattez un peu. Certes beaucoup prétendent la fabriquer, mais la vraie, la vraie praline, a son Jérusalem comme le gâteau de Bélem a son…Belém.

            Au temps pour les métaphores. Ici, c’est rose, pastel et délicat ; on se croirait chez Pompadour, deux cents ans après. En Belgique, la praline rime avec chocolat (on appelle ça praliné) ; et c’est, pense la patronne des lieux, le dernier conflit franco-belge. (On cherche les autres…). Qu’importe ; ici on vend les deux. Il y a donc, d’un côté, les pralines, stricto sensu, les pralines d’après la tradition (pas si ancienne que ça), enfin sans chocolat, et les pralines belges, enfin, les chocolats, les pralinés.

Les pralines tradition sont là, plutôt roses, mais aussi vermeilles, et ils sont rassemblés dans de vastes plats sous des vitrines qui ceintrent tous les murs de la boutique et restreignent le champ de passage des clients. Ces vitrines sont couronnées de présentoirs, sur lesquels on a posé de petits paquets qui s’emportent et s’offrent ; tandis que pour les chocolats on peut prendre une boîte toute faite ou composer la sienne. Il fait toujours un peu frais, dans la boutique, histoire de ne pas laisser la chaleur abîmer les produits, en été ; en hiver, on chauffe peu, et les vendeuses préfèrent porter un chandail de plus. On est strict sur l’hygiène ; deux lavabos permettent de se laver les mains avant ou après avoir manipulé les produits. Regardons de plus près les pralines : on dirait des rochers échappés d’un bord de mer nordique ; on ne s’y promènerait pas ; c’est pour les mouettes. De la roche volcanique, aussi, avec cette couleur. Regardons par ailleurs ; au rang des chocolats, ce n’est que petits motifs exquis et formes particulières : triangles, carrés, rectangles, petits cubes.

L’ingrédient de base, derrière tout cela, ce sont les noix : amandes et noisettes principalement. De nos jardins et du sud de l’Espagne ou encore de Californie (on parle d’une sécheresse qui fera monter les prix l’an prochain) viennent ces petites roches comestibles (les Anglais disent stone fruit) qu’on écrase et qu’on monte en pâte ou encore en débris mariés à du chocolat (à la belge) ou à du sucre caramélisé (à la française). A l’arrière, on fabrique : il faut faire travailler plusieurs apprentis. Dommage que ce ne soit pas à la mode, se dit-on chez les patrons, parce qu’avec tout ce qu’on a comme coûts. La santé ? mais il faut bien se faire plaisir, c’est bon à la santé, répondent-ils. Et de fait, ils ne sont pas gros, ni l’un, ni l’autre. Je fais attention, vous savez, explique le mari de la patronne. Ca ne m’empêche pas de me faire plaisir de temps en temps. Après, on mange moins au fil des années ; c’est comme le chocolatier. Bien sûr, on y garde goût, mais avec le temps, on aime aussi manger une orange toute simple ou une pomme ; si j’en abusais, imaginez dans quel état je serais. Pour moi, pense une passante, les pralinés rappellent les mariages, avec leurs dragées et leurs pièces montées. C’est la même famille, répond, tout de go, le mari de…

Paris, le 21 septembre 2014.

A Perrine Benhaim : cool, je viens à Bruxelles demain.

* Lire aussi : le magasin de cupcakes

La miroiterie

Le miroir coiffé d’un navire est celui qui retient l’attention en premier, parmi tous les autres. De loin, les vitrines se signalent par les mentions flatteuses : MIROIRS, GLACES, SUR MESURE, DEPUIS 19…, ou encore, LE PLUS GRAND MAGASIN DU PAYS. Ca c’est de loin. Ensuite, on s’aperçoit, certains jours d’été, ou de grand soleil en hiver, qu’on a les yeux éblouis sans trop savoir pourquoi… ah mais oui, c’est un magasin de miroirs (Pardon Madame). La boutique fait le coin ; elle est jolie, car dans un ancien bâtiment de brique, et elle porte d’anciennes vitres encadrées de bois ancien et croisées comme autrefois. La porte est en bois, remarquablement ancienne pour une marchandise d’une telle valeur !

Le sol de la boutique, c’est une moquette parsemée de tapis d’Orient. On voit ça aussi, tout de suite, je ne sais comment ; peut-être parce qu’ici, tout se reflète. Mais tiens, à y songer, on s’attendrait à se retrouver dans la Galerie des Glaces, et ici, ce n’est pas du tout ce qu’on trouve. Et derrière le bazar d’une promotion annoncée en façade, qui laisse espérer de trouver le bazar à l’intérieur, on se retrouve dans un coquet espace tout bien rangé, bien pensé. Et bien sûr, il y a le miroir au navire. Le navire est en miroir, faut-il le préciser ; on dirait que ça vient du mobilier de la Ville de Paris. Poussant un peu, plus loin que le pas de porte, on entame la visite qui démarre avec un petit dressing. Style traditionnel sans être ancien, d’une époque et d’un style qu’on a du mal à situer : hôtel anglais ? chambre bourgeoise ? qui sait. Ensuite, des psychés, une table avec de petits miroirs entreposés, pour le matin et la toilette du soir, le rasage. Plusieurs grands miroirs posés les uns contre les autres à la zouave, adossés au mur. Et d’autres à hauteur d’homme, dorés, argentés, chromés, encadrés de bois. Rapidement, on perd de vue l’ordre des articles tant l’ensemble étonne : une petite commode toute recouverte de miroirs ; des horloges réveil ; des vases, également réfléchissants (cela ne dédouble pas les fausses fleurs qu’ils exhibent), d’autres miroirs encore accrochés au mur, traditionnels, carrés, ovales, ronds, à dorures, sans dorures, noirs façon années 1980, avec des carrelages de salle de bain design, ou au contraire des miroirs imitation vénitienne, grandioses. Contre un fauteuil de velours, deux petits miroirs ronds vous regardent de leur petit âge et avec de grandes prétentions. En fait, vous vous regardez vous-même. Contre un mur, un miroir expérimental fait de pièces diverses est assemblé ; patchwork de bris de miroir. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour avoir une excuse de se regarder ? et on a aussi un miroir classique en plusieurs tailles : 80cm, 1m, 1m20… Vous savez, on peut tout faire aussi sur mesure. Il y a un miroir dont le cadre est décoré de coquillages. Soudain, découvrez la variété des objets de ce monde. Ce que vous pensiez rare est venu vous hanter en nombre.

Du haut pendent des plafonniers ; candélabres en cristal et miroir, et imitation or. Là encore, tout ce qui contient des miroirs est ici (non, pas de rétroviseur, tout de même !). Dans tout cela, l’image reste la même ; pas une ride vous a dit le vieil ami hier, retrouvé après longtemps ; eh bien, ce n’est pas vrai.

Paris le 31 août 2014.

Le magasin de jouets anciens

La ville, songe le propriétaire de cette boutique installée dans une vieille et charmante rue pavée de briques, devrait me rémunérer en tant que musée !

En effet, les passants s’arrêtent nombreux les weekend et en été pour admirer les jolies choses qu’il vend, interpelés par le pittoresque de la vitrine ancienne, et de la devanture en bois, dans ce cadre si authentique. Et tels les visiteurs d’un musée, ils n’osent, ou osent trop peu, toucher. Ils se postent devant la vitrine et entrent avec un peu d’hésitation (l’hésitation annonçant généralement qu’ils ne feront que regarder). C’est à vendre voudrait-il leur dire quelquefois lorsque les sourires d’un promeneur charmé ne suffisent pas à apaiser son agacement. Pourtant il est fier d’être dans les guides, les brochures, et au fond, le succès du commerce est le passage. Quelques personnes dont le cerveau a été miraculeusement relié au porte-monnaie et aux facultés consumériales (une partie des neurones qu’il nous reste à découvrir…) procèdent à offrir à leurs enfants certains des magnfiques jeux que l’on trouve ici. Oui, c’est cela ! emmenez le musée chez vous ! Notons que certains adultes collectionneurs n’ont même pas pris la peine de fonder une famille pour devenir de fidèles clients et entretiennent ainsi l’univers de leur propre enfance. De qui d’ailleurs, se demande-t-on, en parcourant les rayons du regard, ces jouets sont-ils encore le souvenir ?

Car il y a des illustrations de 1900, des clowns en bois d’une taille désuète (trente centimètres ; plus personne ne fabrique de figurines de cette taille !)… Dans un meuble à niches, également en bois, peint de représentations de cirque, on trouve des animaux exotiques, derrière des barreaux (autrefois, on montrait les choses telles qu’elles étaient…)… Une quantité de poupées peuple aussi l’espace, mais rien d’excessif : ce n’est pas un magasin de poupées ! elles sont jaunes, apprêtées et habillées. Arlequin, dans ce dispositif, tient une place toute particulière, tout comme Pierrot. Quelques livres, mais surtout du bois, du métal et du papier plié. On trouve aussi de jolis bancs anciens pour les petits ; des boîtes ; des jeux de boule (on n’oserait plus jouer avec de peur d’abîmer la peinture). Et des chevaux, en bois aussi, qui nous font penser à un manège, sur lesquels vos enfants pourront faire tourner des X-Men. Tout est plaisant au regard. Deux sentiments se chevauchent : l’émerveillement, et pour le relativiser l’étrange impression de permanence, dans les jeux, dans l’enfance elle-même, dans l’expérience humaine enfin. Quelque chose qui nous rapproche dangereusement du passé : qu’est-ce qui nous distingue au fond ? C’est peut-être pourquoi le patron n’est en rien impressionné par les pièces qu’il vend ; du moins, pas en public. C’est dur à trouver, c’est vrai. Il faut faire des kilomètres, négocier avec de vieilles dames, et savoir renoncer. Mais ce ne sont après tout que des jouets, et peut-être que si nous osions encore nous en servir, nous aurions l’intelligence du jeu que les enfants dévoreurs d’images ont, ou n’ont pas, perdu.

Des enfants déboulent chaque jour devant la boutique ; sur le chemin de l’école, en jouant ou propulsés à toute allure sur différents véhicules à roues. Certains lorgnent, curieux, et retracent en rêvant l’étrange antécédence d’ancêtres du même âge, ou repartent avec une idée de jouet à fabriquer de leurs mains.

Amsterdam, le 3 août 2014.

 

Aux salles de bains de création

Lorsqu’elle a fondé son enseigne, la patronne savait bien ce qu’elle entendait par salles de bains de création. Pas de créateurs, car ici on se veut démocratique ; pas créatives, car il ne s’agit pas d’une foire ! mais de création, parce que voyez-vous, chaque salle de bain est une création, votre création. Et que nous souhaitons précisément sortir de la salle de bain lambda. (C’est d’ailleurs dit avec une telle autorité qu’on en sortirait en courant, avant d’être prié.) Au-delà, c’est tout le design et toute la créativité de l’univers des arts du bain et de la toilette qui sont offerts à nous ici. Point final.

Pour un projet aussi précis et ambitieux, la vitrine de loin est particulièrement floue. Un amas grisâtre et lumineux, comme une nuée, signale vaguement la présence de carrelage et de lampes. De près, c’est le magasin de salle de bain ; une baignoire trône dans la vitrine, arborant fièrement un robinet design et deux trois serviettes soyeuses. Une bouteille de savon liquide sans marque, mais tout en élégance décore le tout ; on n’a pas osé la bougie. Ne manquent que de belles personnes et le tableau sera parfait, se dit le passant. Mais en même temps, qui se lave vraiment comme ça ?

«  Tu as vu, elle est comme la salle de bains de nos vacances, fait remarquer une passante à son passant.

—Tu n’y penses pas, ça coûte une fortune ! »

Quelques jours plus tard, elle retournera voir.

A l’intérieur, c’est un environnement de douceur musicale (ambiance zen, de compilations achetées à cette fin) et lumineuse (tamisé, tout doit être tamisé). Ici, tout vous invite à prendre soin de vous. Le prix et l’esthétique exceptionnelle traduiront votre détermination à prendre réellement soin de vous. Sur la droite, il y a tout ce qui a trait à la douche et à la baignoire, au bain en somme. Des cabines de douche, des baignoires, des tubes, des tuyaux, des robinets sophistiqués vous promettent des moments d’extase sous les traits aquatiques. Deux douches à l’italienne, grandeur nature, sont installées dans des salles de bain de démonstration, lisses et propres, vierges de tout salissement humain, et montrent s’il le fallait les nombreux avantages en confort comme en accessibilité de ces solutions qui débordent de moins en moins (on l’assure, essayez ! vous enjoint le vendeur). C’est vrai aussi que les voisins en ont une, ainsi que les beaux-parents…

A gauche, c’est le monde de l’accessoire ; depuis la serviette (une superbe panopolie de linge de bain moelleux, au fond, contre le mur, de toutes couleurs, tout au long, sur des belles étagères…que ferme un ensemble de peignoirs princiers). Avant cela, partout, les petits détails qui rendent la salle de bain intéressante à vos invités indiscrets, agréable et fonctionnelle à votre famille : socles de brosses à dents, porte-savons, sous forme de plateau ou de fixation murale (cela revient à la mode, même si cela prête à contreverse), savons, pantoufles absorbantes, tiroirs, rangements de toutes sortes, petits miroirs, accessoires de rasage…

On baigne dans un monde pastel et blanc, tantôt hôtelier, tantôt hospitalier. Il faut un peu de cela, pour concrétiser l’impression à la fois de soin et de petits soins. La toilette, c’est une affaire sérieuse.

Paris, le 23 juin 2014.

A Aurélie et Sébastien.

Le magasin à 1 euro

La crise n’en finit pas. Elle dure, et d’ailleurs, on n’y pense même plus ; on a oublié le vocable « crise » pour désigner la vie telle qu’elle est devenue, parce qu’au fond, ça sous-entendrait que ça va changer sous peu. Il faut, dit-on, ceci, il faut cela. Et pour le moment, ça dure. C’est vrai que depuis 2008, il y a plus de monde au magasin à un euro, mais à part ça, il y a le fond de commerce habituel : les passionnés de la bonne affaire. Faire des affaires, vous savez, c’est une dromgue. C’est difficile de s’en passer une fois qu’on est lancé. C’est une façon de remporter de petites victoires, contre la vie, le monde, les marges. Le magasin, donc. Comment cela se présente ?

Rien n’est perceptible en vitrine, si ce n’est du jaune, du rouge, des couleurs criardes qui vous indiquent que la solde est ici. Laissez tomber le magasin suivant. C’est ici que ça se passe. En grand, les lettres LIQUIDATION et TOUT À UN EURO renforcent le message. Dedans, ce n’est que bricoles, babioles et objets les plus confus. La grande difficulté de cet endroit c’est la profusion absolue, la variété inattendue des objets sans rapport qui se côtoient. Vous en avez besoin, ou non : là n’est pas la question. Plus tard, vous les jetterez en déménageant, ou en vidant vos placards à l’occasion d’un nettoyage de printemps. Ah, ce qu’on peut accumuler !, direz-vous. Mais vous ne repenserez plus à ce petit plaisir que vous aviez à acheter ce stylo Mickey, cette brosse, ce couteau-fourchette en plastique, ou encore ces ballons d’anniversaire qui n’ont jamais servi.

Car à l’intérieur, tout est en bacs, et posé sur des rayons chargés d’une diversité qui épuise le cerveau. Trop de choses à appréhender. Bien sûr qu’il y a des articles à plus de 1 euros : cette horloge pirates de la Caraïbe, ce ballon de foot décoré de plantureuses créatures (pas du tout macho, hein), ou encore cet ensemble séche-cheveux-permanente-coloriage-brushing. Ca c’est un produit phare, ça marche bien. Car il y a les produits d’appel, à 1 euro, en l’occurrence, la moitié du magasin, et il y a quelques articles qui nous font rêver, et monter un peu. Après tout, on a fait tant d’affaires ! l’ironie de l’histoire, c’est que pour un produit payé un euro, on finit par dépenser plus qu’ailleurs. On se rattrape sur le volume, fait observer le patron. Le volume, le volume. Tant de choses à produire, tant de choses à entretenir, tant de choses à détruire. Il paraît qu’en 1900 une maison possédait une centaine d’objets ; aujourd’hui elle en contient dix mille. Assurément, le magasin, lui, en possède cent mille, à un euro, ça reste pas cher ?

Dans le sillon rhodanien, 2 juin 2014.