Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: nylon

Le magasin d’emballages

La boutique aurait besoin d’un coup de neuf, c’est vrai ; l’enseigne est correcte et récente, ainsi que les couleurs de la devanture, mais à l’intérieur, les murs sont jaunis par la clope du patron et le passage du temps, l’humidité et l’haleine des clients. Ils sont patrons de petit commerce, marchands ambulants, ou parfois experts venus de cabinets de style etc. Ils vendent de tout, et en tout cas, ils ont besoin d’emballer.

Il faut dire qu’on ne voit pas trop les murs, dans ce capharnaüm. Il y a des rubans, des papiers cadeaux en tout genre, du scotch, tout le nécessaire pour les fêtes, posés juste derrière la vitrine et à droite de l’entrée. En cette saison il faut aller droit à l’essentiel ; on fait une promo printanière sur tous ces articles pour valoriser ceux qui achètent en avance. (« Certes, vous faites du stock, mais sur le long terme, vous économisez, et c’est ça qui est important… »). Et puis, cela permet de repérer les tendances, adulte comme enfant, dont l’emballage est le fidèle reflet. Au fond, c’est le royaume du plastique, que seul le bureau du patron semble retenir du bout de ses forces. Il y a un semblant de rangement, mais comme chez tous les grossistes (on fait très peu de détail), il y a du gros, et qui dit gros, dit volumineux, et qui dit volumineux, dit que vous aurez beau être la personne la plus maniaque du monde… A gauche, c’est le royaume du carton. On trouve des boîtes de toutes les tailles, de plusieurs couleurs.

A quoi servent tous ces emballages ? A décorer, à informer, à protéger. On doit être disert en son métier si on veut réussir. Si on se pose toutes ces questions, croit-on en ce lieu, on saura choisir pour ceux et celles qui n’ont justement pas de temps à consacrer à ça, qui viennent ici entre deux, quatre ou six courses, et que le temps semble retenir par sa course folle. Devant l’entrée, c’est d’ailleurs une guerre sans merci pour la place de stationnement. Quelquefois on dispose des cônes oranges pour éviter qu’elle parte trop vite. Il y a quelques traces de jaune et cela permet de réclamer sa libération séance tenante lorsqu’il le faut.

Mais revenons à l’entreprise. Aux yeux du propriétaire, c’est une œuvre spirituelle : le temple de l’enrobage ; il y a même des livres d’origami ; rendez-vous compte de ce qu’on peut faire : l’emballage, c’est une matière noble ! Quand les clients ou les passants ont le temps, on parle longtemps de tout ça, et de tout ce que l’emballage peut faire à un présent. L’habit fait le moine, en quelque sorte, ou bien, il le sublime. On aime recevoir et présenter les nouveautés, aussi ; ça n’arrête pas ! De découverte en découverte, toutes ces années de métier ont conduit ce commerçant à fréquenter les musées, à se passionner pour le Japon ou la France des dix-huitième et dix-neuvième, qui savait si bien emballer.

On pourra vous dire que l’emballage n’est pas écologique, et qu’un jour on reviendra tous au vrac. Mais on vous répond ici qu’on verra bien, que l’eau coule sous les ponts, et que de toute façon, « on pourra toujours faire de la consigne ».

Rio de Janeiro, le 4 mai 2014.

Aux articles de danse

La vitrine tient en plusieurs pendants ; à droite, des robes ; à gauche, des articles de danse classique ; au centre, des casiers à chaussures, présentant toute une variété : ballerines, chaussures de flamenco, chaussures à talon, chaussures à claquettes… et à travers les casiers, on aperçoit l’intérieur de la boutique.

Ici on fait de toute : ballet, danse moderne, fitness, peut-être un jour du hip hop ? Les vitrines sont rétro, ainsi que les typographie très années 80. Mais ça n’a aucune importance. Ici c’est le lieu de la passion ! n’entrez pas si vous n’êtes pas intéressé. Très féminin, certes, mais ça n’a rien d’exclusif ; c’est simplement la clientèle qui veut ça. Deux trois miroirs ; des ballerines au fond, tout au long d’une énorme planche de trois mètres de long (Ne vous servez pas vous-même ! indique un écriteau) ; à gauche, des portants, des tutu, des robes ; au milieu, un vaste portant avec des habits de danse moderne, de l’activewear, comme on dit ; de l’autre côté vers le fond, encore des tutus, et à droite de l’entrée, des accessoires en tous genre dispersés autour de l’alcôve où officie la patronne depuis trente ans. Des accessoires, dis-je ? Des chouchous pour les cheveux, des bandeaux, des choses utiles pour les pieds, pour les jambes, de la poudre, des nécessaires divers.

Partout, elle a dispersé des livres : Pina Bausch, Noureev, Alvin Ailey… Ils sont tous là. Au mur, vers le haut, en frise, juste en-dessous du plafond, il y a des photos autographiées. Leur esprit hante le lieu. Un jour Pina Bausch a été une de ces petites filles qui hésitent à se regarder en tutu dans la glace ; qui rient de voir leur frère ou copain en habit de danseur, qui se regardent toute neuves et toute différentes devant le regard fier des parents. Ou une de ces ados qui viennent après l’école un lourd sac sur le dos, en attendant de pouvoir décrocher enfin des cours et de faire sport-études ou d’aller au conservatoire. La patronne les encourage toujours. La passion mène toujours quelque part, même si on ne finit pas sur scène. Regardez-moi, dit-elle en riant, j’ai fait de la danse à votre âge, et je suis heureuse, et pourtant, je ne suis pas Aurélie Dupont ! Et puis j’ai voyagé, et j’ai rencontré l’homme de ma vie, hélas il est mort…

Il y a quelques éléments qui auraient besoin d’une rénovation, les vieux néons (ça fatigue les yeux), la peinture (j’ai arrêté de fumer, dit la dame, mais bon, il reste les traces, et elle s’en excuse), ce vieux carrelage dégueulasse surtout. C’est une honte pour de petites ballerines !

Il y a aussi les profs. Elles viennent et font le lien avec les élèves et les parents, se mettent d’accord sur les fournitures. Et puis, pas loin, il y a le conservatoire, et les élèves, qui viennent tout le temps s’approvisionner. Les élèves bénéficient d’un prix. Ici, c’est le poste éloigné de la civilisation de la danse ; la conscience de l’humanité. Dans chaque être qui se meut sur une scène pour ses proches et ses pairs, il y a la mémoire de l’humanité, un rêve… Et c’est ici que ça commence, dans le nylon, le plastique rose et les robes de flamenco qu’on aperçoit dans la vitrine droite (60€, pas chères en plus).

Paris, le 24 février 2014.

Guitares électriques

Ca y est la barbe est à la mode, mais plus les cheveux longs. Ca n’a pas d’importance ; ici Steven Tyler d’Aerosmith a toujours quarante ans à peine. INXS, Iron Maiden, etc., c’est par ici que ça passe, à Paris. Vive La Fête. Pussy Riot (libérez-les). Ah oui. Ramstein. C’est aussi un château en Alsace.

C’est la boutique des guitares électriques. Elles pendent des murs, comme elles pendront de vos épaules, comme des fusils, longs rifles. Ca devient dur à casser en concert. C’est blanc, noir, rouge, des formes incroyables ; comme un dessin d’extraterrestre. Les murs sont en brique, et sur cette toile de fond, certaines des guitares ressemblent à des armes de science fiction, disais-je, à des avions furtifs, à des drones. Noir, rouge métallique, vert turquoise années 50, jaune canari branché, marron couleur de bois. Forme gothique, forme classique style LA 1959. La quintessence du design, c’est pas chez le fabricant de haut-parleurs danois, c’est ici, en terre californienne. Quelques mètres de Californie dans la grisaille européenne, un gars aux cheveux longs qui est sympa sans sourire (comment fait-il ?), et un voyage vestimentaire dans le tourbillon de la fin du XXième siècle : jeans troués, t-shirts à squelettes, look grunge, look néo-sixties, look skater, look, look, look….

Un sol en béton poli ; on va pas s’embarrasser, mais c’est bien pensé. Ca pourrait vous rappeler le magasin de motos. C’est le même type d’achat. Parfois, les mêmes montants à quatre chiffres. Enfin presque.

Comme c’est un lieu d’habitués, au comptoir la conversation prédomine. Les galères, le loyer, la dernière relation, ce que fera X après sa dernière démission. L’étranger qui pénètre dans la boutique est forcément un semblable. Il est un peu comme vous, un peu comme moi, il joue, il aime le son ; il aimerait peut-être percer aussi. C’est pour ça qu’on le tutoie. Ibanez, Ibanez, Ibanez, la grande marque de guitares, on l’a. Y a aussi les amplis, les multiples gadgets de la musique électrifiée, les pédales, les prises. Les amplis. Les amplis. Les amplis. Je répète parce qu’il y a des couleurs, des styles différents. L’ampli marron et jaune, style 60s, comme quelques guitares qu’on a oublié d’énumérer… L’ampli orange. L’ampli noir, le classique. Vous croyez que vous savez ? Vous ne savez rien. Passez devant la vitrine alors, ne vous arrêtez pas, mais demandez-vous si ce que vous écoutez, c’est vraiment du son ; de la musique ; de la mélodie. OK, convient le hard rockeur, parfois on lui pose la même question. Qui est-on pour dire ; les goûts et les couleurs…

Retour au magasin. Dedans, vous avez aussi le catalogue. Dans le catalogue, de célèbres chanteurs posent avec « leur » guitare. L’une ressemble à Courtney Love (la veuve de Kurt Cobain, vous savez, Nirvana). L’autre porte un masque de tête de mort. Dans cet univers fantasmatique, c’est la force masculine, subvertie par le maquillage, les cheveux longs et les masques ; un univers de musiciens, de passionnés ; de technique ; de gamins qui vident leurs économies pour s’acheter ce truc et passer des heures à essayer, avant. Les filles chantent aussi, elles jouent, elles prennent des risques, c’est pas la question, confère les Pussy Riot. Dans un garage, un appart’, un HLM, plus d’un conflit de voisinage, rébellion et guerre familiale, tout ça existe ; pourquoi cela devrait-il forcément mal finir ?

La guitare électrique, c’est comme le saxo, ça reviendra dans le mainstream (si vous dites que ça y est déjà, je me tais) mais en attendant nous on se porte pas plus mal.

En Finlande, dans les films de Kaurismäki, la guitare électrique fait partie de la culture populaire. Ici, comment ne pas se demander : se maquiller, faire du bruit, faire de la musique avec du bruit, que vous appelez bruit, c’est peut-être un signe de civilisation.

Paris, le 29 octobre 2012. 

A tous les gars et les filles de la Rue de Douai,

A  V., qui aimait bien mes « magasins ».

Rosie’s Stuff

« So call me maybe… »

 

C’est la chanson qui passe en boucle, cet été 2012, dans les rayons, un peu trop fort. Les clientes tapotent du pied en fouillant dans les maillots à paillettes, rose, orange, les tutu de déguisement, le gloss, le maquillage, le clinquant à toutes sauces. Les vendeuses ont fini par s’y faire, soit elles aiment bien, soit elles n’écoutent plus.

Dans ce centre commercial, on passe d’un « univers » à l’autre. A côté c’est Nature et Découvertes avec ses fausses fontaines et son ambiance de post-forêt tropicale de l’an 2200. Les chamanes chantent au haut-parleur et les pierres magiques massent. Dans notre magasin, c’est le contraire. Retour à l’âge du plastique ; il y a quelque chose de tellement 20e siècle dans ce nylon sans cesse réinventé, réutilisé, réapproprié par de jeunes générations qui se succèdent et se démarquent. Les odeurs de pain au chocolat passent parfois à travers les portes vitrées automatiques ; en face, c’est la « boulangerie ». Dehors, c’est-à-dire dans un hall, un soleil artificiel de néons se reproduit dans la boutique, comme si une constellation, une voie lactée blanc métallique tapissait le faux-plafond blanc de ce petit cosmos de couloirs et d’escalators, de faux marbre où raisonnent vos pas, de sacs en papier, de fausses plantes, et d’humains.

Ici, c’est le royaume de l’ado qui se maquille, se déguise, déconne, rigole. C’est la Boum, 30 ans après. Se démarquer, disais-je. Avec la carte de fidélité, vous avez un accès illimité à des maquillages, frou-frou roses, et à des paillettes en veux-tu en-voilà. Au 10e achat, vous pouvez acquérir, selon vos points, soit du mascara, soit du vernis à ongles (les couleurs criardes pourraient éclairer la rue, et d’ailleurs elle sont recommandées pour la sécurité des cyclistes par la Fédération). Les clientes les plus fidèles, celles qui se sont inscrites, reçoivent un email par semaine pour les informer de la dernière promotion. Il y a aussi le groupe Facebook. Soirée déguisée ? Soirée tout court ? Envie de surprendre au collège ? Vous êtes invitée à venir dévaliser les rayons.

Toutes les parures se trouvent ici. Les adultes s’équipent pour les masquarades ; on trouve quelques masques, quelques costumes. Des femmes viennent trouver des bijoux fantaisie, des perles en plastique vertes ou bleues, de petites boucles d’oreille. Les motifs éternels, jaguar, zèbre et girafe, en coussin et en caleçon, sonnent comme une note de rappel pour le Nature et Découvertes d’à côté, laissent poindre leur touche Bardot ; après tout, de tout temps, la midinette est éternelle.

La politique de rachat et de reprise est drastique, car beaucoup en ont abusé. Après trente jours, c’est non, et c’est tout : la manager n’est pas là, inutile de demander. Allez ailleurs si c’est comme ça, de toute façon vous ne trouverez pas ce qu’on a ici. Rosie’s a le monopole du bric-à-brac des belles, c’est une chaîne internationale. Vous avez envie de lutter contre une chaîne internationale ? Je vous mets au défi. Allez-y toujours. L’eau passe sous les ponts en attendant ; la vendeuse d’hier passera manager, et la manager passera au siège, car ici, on promeut. Il y a de vrais plans de carrière si on s’accroche. On peut partir de rien. Faut tenter.

Dernière innovation, la carte cadeau. Parents, plutôt que de vous ennuyer à contenter des enfants insatiables, voici la carte cadeau, et qu’elles se débrouillent. C’est dit gentiment. Elles reviendront avec quantité de choses inutiles ; des années après, les maisons dont les enfants sont partis et les greniers garderont ces choses qu’une petite fille redécouvrira plus tard…dans les malles de sa grand-mère, des choses d’autrefois, qui ont si mal vieilli, et pris la poussière (le nylon et la poussière, berk)…et qui reviennent à la mode quand point sa propre adolescence. Alors le comble du chic, dans la cour de récréation, c’est ce qui sort de la malle, et qui un jour reviendra à la malle. Comme les cendres aux cendres, la poussière à la poussière, les affaires à la malle.

Il y a quelques hauts assez slim aussi. Plein de nylon orange et rose. La chimie épouse la fantaisie. Ce modèle-là, tout le monde l’adore.

 

 

Paris, le 17 septembre 2012.