Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: Vélo

La superette bio

             L’abord de la boutique, c’est une devanture sans façon, avec un écriteau qui a été démodé à peine inauguré. Mais ce n’est pas important ; car de toute façon la clientèle ne vient pas pour ça. D’ailleurs elle vient depuis longtemps et de plus en plus nombreuse.

            Le bio, est-ce plus cher ? demande un journaliste à une cliente, dans un micro-trottoir. D’un côté c’est plus cher, d’un autre côté c’est moins cher.  Comment ça ? On mange moins.  Manger moins, c’est toute l’idée. Moins de chips, moins de sucreries, plus de légumes (plus chers c’est vrai, mais pas si vous ne mangez que cela, et sans viande). Ca c’était au départ. Sauf que la superette bio ressemble de plus en plus à une superette classique ; et la superette classique, à côté, ressemble de plus en plus à la superette bio. C’est à ça que serviraient, selon certains, les alternatives : à imaginer l’évolution de la masse, du mainstream, à faire de la « R et D ». Ici, pendant vingt ans, on a testé de nouvelles choses qui sont maintenant déployées dans la chaine d’à côté, dans la chaîne bio, dans la chaîne qui a repris la chaîne bio. Ici, on n’a pas l’âme altruiste, quand il en vient à nourrir le système. On nourrit contre le système, mais le système nous a rattrapé. Témoin les barres de chocolat, les chips « bio » aux patates douces (ce sont des chips quand même !), les plats cuisinés, à réchauffer au micro-ondes (micro-ondes !?). Mais voyez-vous, personne n’est exempt de contradictions, dans ce monde, et sauf à être moine trappiste, et à vous retirer du commerce des autres, vous n’existez que dans l’impureté. Alors oui, nous vendons de tout, parce que voyez-vous l’écologie c’est un chemin, et si vous continuez à grignoter un peu, personne ne vous en voudra. D’ailleurs, grignotez des betteraves !

…Ces débats quotidiens sont le lot des boutiques bio, solidaires, équitables, et de toute volonté de changer le système… de l’intérieur, de l’extérieur, ou de toutes parts. Ici, on a organisé les rayons comme suit : FRUITS ET LEGUMES, au milieu, et merci de peser (on n’en peut plus des gens qui oublient, ça énerve tout le monde). LAITAGES ET SUBSTITUTS : au fond, sur la droite, dans des réfrigérateurs où on trouve aussi des salades pour le midi. JUS, EAUX MINÉRALES (là il y a controverse). CONDIMENTS : pour accommoder tous ces légumes, découvrez le pesto aux algues, les algues tout court, ou les diverses tapenades. Voyez-vous cette pâte à tartiner ? A base de champignons, elle vous fera redécouvrir le pâté. C’est cela, ici, que l’on fait. Réinventer les aliments. CEREALES, GRAINES : tout au long du couloir, et en fait, partout ailleurs. Mode ou pas mode, les graines font partie intégrante d’un magasin bio. C’est au magasin bio ce que le biscuit LU et la promo lessive sont à l’  « hyper ». VINS : Savourez-les sans souffre, goûtez l’Alsace sans migraine, tentez le Bordeaux, etc. COSMETIQUE : oui, femmes, hommes, hommes, femmes, peu importe, cessez de vous intoxiquer. Badigeonnez-vous de crèmes bio, contre les agressions de la pollution et contre la fatigue. Rejoignez la grande lutte contre l’âge, la bataille du rajeunissement, la guerre contre le vieillissement. Si Bush fils avait déclaré cela à la place de la guerre contre le terrorisme, murmure une cliente…  Crèmes en tout genre, donc, masques à l’huile de lin, au chocolat, à l’avocat gras (précisez : « gras »), à de nouvelles plantes. Shampooing taille familiale, couleur de miel. DIVERS : c’est près de la caisse. Papiers en tout genre. Essuie-tout, fournitures, choses diverses.

Vous êtes à la caisse. Vous avez le choix entre un sac de toile et un sac de papier.

Paris, le 18 novembre 2013.

A Cyril Royer, merci pour l’idée.

Aux instruments à vent


La forge, l’atelier, l’antre de Vulcain pour Mozart, comme une gravure vivante, est visible depuis la rue, par une grande vitrine, comme les cuisines des boulangeries nouvelles. Ca résonne des bruits de métal frappé, comme dans les armureries anciennes, dans les mines, dans tous les Klingenthal et manufactures des rois de France (Klingen-thal, le val des cling), comme à la boutique du ferronier, ou de l’orfèvre : tape, tape, tape, contre le bronze, le cuivre, les petites pièces, les morceaux, les bouts. On aiguise, on affûte,  on cale, sans forcer. Des machines, des enclumes, des marteaux, des appareils de serrurier. Les reflets dorés colorent la lumière blanche du néon, dans cet espace gris et brun, posé sur un linoléum noir, type ascenseur, où trois hommes assis travaillent sur un plan qui s’étire d’un mur à l’autre, modelé lui aussi, d’une mer à l’autre, devant une rangée de tournevis pointés au bas. Trois hommes entrés comme apprentis (fac de philo, BTS, etc.). Ca se fait encore. C’est même le meilleur moyen de garantir son emploi, une fois qu’on a trouvé son patron. Réparateur d’instruments, c’est une drôle de vocation, une belle vocation, une vocation d’artisan musicien. Un défi à Pôle Emploi, aux politiques publiques et aux parcours ordinaires, linéaires et monotypés que l’on voudrait imposer aux jeunes. On peut être deux choses en même temps ; on peut étudier et utiliser ses mains, quand même, par la suite. Que d’étonnements la vie nous procure.

A côté, car le magasin a prise sur plusieurs façades, ce sont les clarinettes (ici, c’étaient les saxos). L’espace de vente, c’est plutôt ici. Clarinettes en vitrine, clarinette au mur, pièces et morceaux de clarinette sur les tables de travail à l’entrée du magasin, là encore, en vitrine. Il ne s’agit pas seulement de se montrer, d’exposer le labeur ; il s’agit aussi, pour l’artisan, de voir : la lumière, les passants, la vie au-dehors, les clients qui rentrent. Les murs à l’arrière sont lourds de sacs, mallettes, caisses, bagages : on se croirait dans une maroquinerie, car au cas où vous ne l’auriez jamais remarqué, un des principaux défis d’un instrument, même d’un instrument à vent, c’est de le transporter. Le mener d’un endroit à l’autre, voilà l’affaire, quand on est violoncelliste. Ici, c’est un peu ça, un peu seulement car la clarinette peut se démonter, mais il y a toujours mille autres choses à prendre, les partitions, le matériel d’entretien, etc. Voulez-vous un instrument de bois, de plastique ? Vous trouverez. Réparation de pièces. Tampons. Liège. Arrangements. Réglages. Parfois la réparation coûte autant que l’instrument—c’est comme une voiture—. Mais toutes les clés, argent sur noir, tout ça est si joli ; on dirait un petit orgue portatif ; une œuvre du génie horloger et esthétique du dix-huitième siècle rejoué et perfectionné par le dix-neuvième, un esprit perdu, d’une époque où la mécanique des touches et des automates promettait l’avenir comme aujourd’hui l’intelligence artificielle.  Le magasin est profond, il a même un sous-sol, et l’on vend les anches, les capuchons, écouvillons, sticks de cire. Affaires de luthier. Quand on vient ici pour la première fois, on croit entrer chez les habitués. On voudrait se présenter. Entrer au club des musiciens.  Ici on reçoit, on discute, on recommande, c’est entre Bricomarché et bijouterie, entre les outils et l’artisanat de collection, le plaisir est intact, comme on dit. Dans notre époque, mais hors de notre époque, et pourtant, nous sommes bien dans notre époque.

Paris, le 24 décembre 2012.

A Daniel Jost, pour la musique.

A tout le monde, joyeux Noël.

Le magasin de bicyclettes

Par terre, il y a de la graisse et des pneus de vélos. Dans ce magasin, l’atelier et la vente ne font qu’un.

Dans une rue peu passante mais connue des cyclistes, ce magasin propose réparations et modèles neufs, les plus à la mode. Le vélo désormais est un accessoire ; c’est un objet de luxe et d’envie. Jadis, les bourgeois s’achetaient de grosses voitures ; pour certains, désormais, c’est un beau vélo. Le mieux, c’est le nec plus ultra, le vélo hollandais. La bicyclette est le nouveau drap des Flandres : solide, agréable, ergonomique. Le plus beau, à mon sens, c’est sans doute le jaune : le jaune est new yorkais, parisien, londonien. Il a quelque chose de Google, de très à la mode, d’insolent et de terriblement séduisant, actuel. Mais il y a aussi le noir, le vélo hollandais, l’indémodable batave, qui n’a pas besoin de design à force d’être lui-même. Il est un dessin à lui tout seul, et semble surgir du fond des temps d’avant même l’invention de la bicyclette.

Bien sûr, il y a les occasions. 100€ le hollandais. Un peu cher, disent certains. Le vieux Peugeot de collection, vélo de course, ne se solde pas à moins. Il y a dans le monde du deux-roues des races, des castes, des classes, des états. Un siècle déjà. C’est comme un millénaire, dans le monde de la technologie ; le temps de fonder une civilisation.

Le patron est un réparateur de vélos qui vend. Il a commencé chez Peugeot cycles, comme ouvrier. Le voici à son compte, trente ans après. Il s’habille en bleu de travail, ses mains sont toujours grasses comme celles d’un mécano (ça sent la graisse et le caoutchouc), mais son métier est noble, il est artisanal, il est musculaire là où les voitures trichent. Le vélo c’est comme l’équitation : il élève l’homme à la hauteur des chevaliers. Assis sur un vélo, un cycliste professionnel est comme un oiseau, une hirondelle, un guépard. Quelle beauté ! Ses tempes grisonnent comme le rayon d’une roue. Enfin, c’est ce qu’il aime dire (il parle cycles). La bicyclette, c’est un monde, avec ses légendes (le Paris Roubaix), son jargon (le Shimano), ses héros (Indurain ?). Ici acheter veut dire entrer dans une culture. Une communauté. Celle qui, militante, promène sa cause sur les boulevards tous les (…) soir (Critical mass, vélorution, etc.). Celle qui, familiale, emmène les enfants dans de petits sidecar ou brouettes incorporées. Celle qui va vite, celle des coursiers à plusieurs vitesses, des formes de lévrier. Celle qui, bourgeoise, libérale, va au cabinet en Gazelle noire. Toutes ces communautés se côtoient, car la circulation à bicyclette est collective, communautaire, politique. Là où les parois et les vitres des voitures protègent leurs pilotes de l’haleine et des paroles de leur voisin, à vélo, on peut se frôler, on peut se toucher ou se serrer la main au feu. Cela change. Cela ramène en société. Est-ce un hasard si l’individualisme va toujours de pair avec le moteur ? Paris, Pékin, Saïgon, par exemple, ont bien changé.

Mais cela va revenir. Le vélo est à la mode, et ici, de nouveaux clients se pressent. Au départ, c’est un loisir, une lubie (le dernier vélo jaune canari), mais progressivement, on s’y fait mordre. Le vélo électrique arrive, le Solex new age. Pour les pentes et les feignants c’est la porte d’un monde qui s’ouvre. Et c’est chic. Plus ça va, plus il faut ajuster les selles, en prévoir pour les obèses (un peu plus larges), apprendre à gonfler, voir les voir revenir quinze jours après pour un pneu plat. Le service, ça devient la moitié du métier. Ca, et les accessoires : pompes, dynamo, paniers, cadenas en toutes sortes (à code, à clé, avec chaîne de fortification médiévale ou simple fil plastique), et bien sûr, le casque.

Notre artisan-réparateur et vendeur a peine à convaincre, dans ses murs gris décorés d’affiche du Tour de France, que le casque a son utilité. Qui le croirait ? Les accidents c’est les autres. C’est un truc d’Américain, de Hollandais, de Britannique. Ca fait neuneu, vert, social-démocrate à gosses blonds. (Pour certains, c’est un argument commercial.) Se couvrir la tête… on n’est pas aux croisades. Sauf que d’après les médecins, on voit de plus en plus de cyclistes aux urgences, à mesure que tout le monde s’y met. Lui sait que tous ces bleus ne sont pas prêts d’éviter tout accident. Alors, Madame, pensez à vos enfants, dit-il, casquez-les. Et même pour vous, vous êtes jeune, un accident est si vite arrivé. Le chignon y passera certes, mais pas la tête…

Oui, oui, je prends la carte.

Saint-Clément-des-Baleines, 27 août 2012