Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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Le magasin de bérets

Quoi qu’on en dise, c’est le symbole du Français ; il est partout. Partout dans notre imaginaire, dans l’univers rêvé du bonhomme à la baguette en pull marinier. Il est sur la tête du gars au gros pif à qui la caricature fait refuser la réforme, peindre une Tour Eiffel ou manger du fromage. Le Monsieur-tout-le-monde de la Gaule éternelle, celle qui incorpore les nouveaux venus en leur mettant un béret sur la tête et en leur faisant jouer à la pétanque…. Hein ?!

Quoi qu’il en soit, ici c’est pas du béret de base qu’on vend. C’est du béret quali. Du béret de luxe, en quelque sorte. Le genre de béret qui ne se trouve pas sur la tête de votre grand-père. Oui, car ici, on a voulu le réhabiliter. Certes, il y en a qui s’y sont essayés dans les années 90. Vous vous souvenez des Kangol ? A n’en pas douter, la France reste l’un des premiers marchés au monde, et pour le créateur de cette boutique, il y a de la place sur le segment premium.

Mais passons sur le concept de marketing : décrivons le lieu. Ici, c’est parquet et fauteuil de cuir, ambiance Chesterfield. C’est étonnamment Nouvelle Angleterre pour un truc de franchouillard. Ou, disons, Cercle Inter-Alliés. Il y une jolie vitrine, une jolie boutique aux couleurs très masculines (« des sombres, c’est très masculin »). Les chapeaux sont exposés de manière éparse ; pas d’étagère.

Ils sont variés en couleur, du rouge au gris foncé, de la laine vermeille au tweed anthracite. Il y a de quoi faire. On vend aussi des cannes, mais c’est presque plus de la déco qu’autre chose. Il y a un tapis, rouge foncé, bordeaux, genre kilim, mais pas tout à fait. Ici, on n’épouse pas le genre, on l’essuie. De justesse. Pas la peine de s’y enfoncer, il faut être léger, il faut être partout mais n’être rien. Rien de caractérisable, rien qui puisse se nommer ; on échappe à la norme et à la définition. La moustache ancienne façon, nouvelle façon, du type qui s’assoit à la caisse. La typo années 50 de la vitrine (encore celle-là !). Les gants, les écharpes, les pull, entre le chic et le branché et le désuet, pour ne pas dire le ringard. Où est-on  ? Dans l’autre dimension, dans notre époque qui ne sait plus ce qu’elle est. On se croyait moderne, hein, on pensait ne plus vivre certaines choses, mais regardez le monde, finalement, on a l’impression de revenir au Moyen Age. Ca fait relativiser. Alors, les bérets osent les couleurs contradictoires, et jurer comme le rouge et le bleu. Ils peuvent être revisité ; ils peuvent même revenir à la mode. Dans ce monde incertain, on s’accroche à la tradition, en voulant la re-décorer, en espérant qu’en elle il y ait au moins du vrai. Les passants s’arrêtent peu car dans le quartier on met peu de bérets, mais on sait ici, qu’un jour, ils y viendront tous !

 

Paris, le 23 février 2015.
A tous les porteurs de béret, ancienne ou nouvelle façon.

Le magasin d’argenterie

L’avoir chez soi ou à la banque. L’exhiber ou la cacher. La sortir pour les grandes occasions ou la léguer en l’état.

            Moi, je vous conseille de la sortir et de vous en servir, conseille l’une des propriétaires de cette boutique, où les gens ne se précipitent pas pour rentrer. La vie est courte. On meurt et après ?

C’est affiché en écriture cursive, à la française, à l’ancienne ; Argenterie neuve et d’occasion. Toutes les maisons sont ici, Christofle, Villeroy et Boch, même les fabricants de cristal… Ces dernières années les grands designers et même les couturiers s’y essaient mais pas toujours heureusement. Ici, on filtre selon le goût des propriétaires. Les arts de la table, comme on dit, sont ici ; l’argenterie est centrale à ceux-ci. Les objets qu’on expose ici, dans des vitrines, des étagères (certaines grimpent jusqu’au plafond), sur les tables d’exposition vont bien au-delà du couvert. La corne, le bois, le cristal, l’or mêlé à l’argent, tout est là. Bougeoirs, chandeliers, candélabres, cafetières, plats, cadres, coupes, jusqu’aux suites de table faites en miroir, pour poser des lampes ou des bougies ou encore des plantes. C’est sans fin. On se croirait chez Ali Baba. Bien sûr qu’il y a une alarme et que c’est protégé. On se croirait dans un grand Noël de famille. On croit voir le rôti nager dans le plat. La lumière de l’halogène dore la pièce et fait briller certaines pièces, ajoutée au soleil qui fait iriser jusqu’à la rue lorsqu’entrent ici les derniers rayons du jour.

Chaque objet a une histoire ; il faut prendre le temps de regarder ; plaisir des yeux, plaisir de la connaissance. Ceci, c’est du Napoléon III ; ceci, c’est exactement ce qu’on trouvait à Versailles. Ca, c’était une pièce que l’on emportait quand il fallait fuir, tout laisser derrière soi.

Il y a toujours moins dix pour cent sur tout le magasin ; à croire que cela fait partie du prix. Si vous cherchez une pièce particulière, je peux vous la chercher propose la patronne (son mari est absent aujourd’hui). Ils vont aux enchères, ils achètent au particulier ; la maison est établie depuis vingt ans. On travaillait mieux avant, mais ça va, on s’en sort. Ici, on parle anglais, allemand, et quelques mots de russe.

Les murs auraient besoin d’un coup de peinture fraîche, mais le parquet tient le coup. Dans l’ensemble, l’heure est à la vente, pas aux travaux. Est-ce que ça se perd chez les jeunes consommateurs d’Ikea ? On y reviendra !

 

Paris le 19 janvier 2015.

A cette dame qui m’a si gentiment accueilli et expliqué.

La boutique de robes de mariée

 

La vitrine doit vendre du rêve à petits prix.

Elles se succèdent au magasin, des rêves plein la tête. C’est ici qu’ils doivent commencer à se réaliser. C’est quelque chose de très personnel, explique la vendeuse, qu’une robe de mariée. C’est une robe qu’on mettra une fois, qu’on montrera à ses filles, dans lesquelles, qui sait, on voudra peut-être mourir. Attachez-y ce que vous voudrez ; moi, je ne suis pas mariée, mais je respecte ça.

En vitrine, on a mis les modèles un peu tradi, c’est ce qui marche toujours le mieux, dentelles et robes blanches, traines et coiffes, voiles transparents. Derrière, dans l’espace ceint de miroirs et de penderies, on a disposé aussi des modèles plus contemporains, des modèles à jupes, des pantalons mêmes, et aussi des hauts. Certaines mariées préfèrent juste le haut et accorder ça avec un autre bas. Façon aussi de faire des économies. Les mariées ? un peu de tout, mais pas qu’un peu ; on revient plusieurs fois, on vient à plusieurs. Ici, on offre du café et des dragées (on nous en rapporte tout le temps). Il y a des canapés pour s’asseoir (blancs, oui, ok, on a fait dans les codes couleurs, tout comme pour la peinture, la caisse, et mêmes la couleur de la télé qui diffuse MCM depuis le plafond). Parfois les mariés viennent mais c’est dans l’ensemble un truc de filles. Parfois on a des couples de femmes qui viennent ensemble. On a même vu une mère choisir la robe sans sa fille. Bizarre, quand même ! a observé la gérante.

On a aussi les accessoires : pour les cheveux (ça passe de mode, dans une certaines mesure), pour les jambes, et puis, naturellement, les chaussures.

A l’étage, on ne fait que ça. La robe, c’est le produit d’appel. Depuis vingt ans, on a vendu plein de modèles ; ils changent avec les années, mais tout naturellement, ça reste les mêmes fondamentaux. Ca ne change pas tant que ça non plus hein. D’ailleurs, regardez les robes vintage. Certes, les impératifs d’un mariage rendent difficiles de reporter une robe déjà usitée, mais la copine de ma mère lui a emprunté sa robe pour son mariage, et ça a parfaitement été. D’ailleurs, le plus amusant, remarque-t-on ici, ce sont les vieux couples qui reviennent pour se marier, se remarier, tout amoureux, et souvent moins soucieux que les plus jeunes. Ils n’ont plus rien à prouver, observe-t-on. Quand on se rencontre à soixante-dix ans, c’est d’abord le plaisir d’être ensemble…

Paris, le 26 octobre 2014.

A Maurice Pialat.

 

L’épicerie fine japonaise

La boutique est en travaux, c’est peu habituel, mais du coup, certaines animations régulières comme la cérémonie du thé ou les lectures du vendredi après-midi n’auront pas lieu. Nous sommes dans une boutique d’objets et de comestibles du Japon, mais comme souvent c’est toute une culture qui s’exprime dans le détail de minutieux emballages et de biscuits emblématiques. A la châtaigne ? Curieux, cela a un goût de sauce soja, on dirait des fortune cookies, mais pourtant c’est fort différent, c’est brun doré, c’est dur, cela croque comme du nougat d’Espagne. Les rayons, fait peu caractéristique, ce nous semble, du Japon, sont un peu un bric à brac : vers l’entrée, et plutôt sur la gauche, trouvez la vaisselle, la porcelaine plutôt, posée sur des tables et des étagères qui dans leu prolongement se transforme en bureau de caisse. Au fond, des thés en tout genre. Derrière le fameux bureau, on trouve des sauces, des condiments ; du Miso de plusieurs couleurs (c’est un champignon, c’est un peu comme un Maggi naturel)… de l’autre côté, vers la droite, plein de produits séchés, lyophilisés, à longue conservation. Des pâtes, des nouilles, des biscuits encore, des produits en boîte. Le passant curieux se transforme, pourvu d’avoir quelques euros, en consommateur avide de découverte. Rien n’est prémédité. L’accueil est agréable, mais économe : on est concentré, on travaille, on agit, on range, on coordonne les travaux. Là on va peindre, là on vient de finir. Ah oui, quand ce sera fini, ce sera très joli. Mais vous savez, ce que ça dure, les travaux… On n’en finit plus. A la fin, on est ruiné et content d’en être débarrassé. Mais oui, par-dessus le marché, quand vous pensez que vous arrivez au bout… il y a toujours quelque chose.

Alors on a mis le meuble des bonbons au milieu : il est face à vous quand vous entrez, c’est tentant, c’est magique ! des confiseries au yuzu, à l’agrume, aux haricots rouges bien entendu (si, si, vous allez voir, c’est pas mauvais), au matcha, au thé vert. Des boules gluantes de pâte de riz fourrées avec différentes mixtures sucrées, fabriquées avec les ingrédients précités. Testez ! faites-en des cadeaux, vous allez voir que ça marche pour les invités et les petits gestes.

Les sacs sont en papier, et en réglant vous remarquez qu’on a mis des origami aux différents coins de ce fameux bureau sur lequel sont éparpillés un ordinateur portable, le terminal de carte bleue, la caisse, et puis des cartes de visite. Avant de partir, vous vous aventurez encore dans le rayon des petits cadeaux, au fond, où il faisait sombre et où vous n’étiez pas allé, et là il reste des cerfs volants, des masques de papier, de petites figurines, des poupées et des kimonos…

Il faudra revenir avec les enfants, cela va leur plaire, dit une dame à son mari. Mais qu’est-ce que tu veux encore qu’on s’emm…e à les promener par ici un samedi, lui répond-il. Bon, je viendrai toute seule, grommelle-t-elle tandis que la porte à clochettes se referme, laissant la patronne à ses affaires.

 

Paris, le 19 octobre 2014.

Chez le spécialiste du tennis de table

Les Asiatiques ont donné au sport sa noblesse ; oui, c’est un sport, même si pour vous c’est peut-être un loisir ou une obligation scolaire. Les Asiatiques ont poussé ça au rang de sport des grands, et forment chaque année des milliers de champions. Quant au loisir, il est à ce sport à la fois la source de ses vocations et la pire source de confusion.

Vous savez sans doute qu’il faut des chaussures spéciales, des lunettes, si possible, un petit short, une combinaison adéquate et légère. Vous savez sûrement que la qualité du bois, du manche, du revêtement font beaucoup varier la force de la balle et sa trajectoire. Vous n’ignorez pas que le l’humanité peut de tout faire une science, ou presque, et cela vaut pour le tennis de table. C’est un sport pratique, accessible même, car au fond, il suffit d’une table, et de beaucoup d’énergie et de discipline.

La vitrine n’est pas que composée de raquettes. Des accessoires vestimentaires en occupent la moitié : superchaussettes, bandeaux, ceintures, hauts et shorts pour femme et homme, chaussure adaptées de couleur fluorescente. Bien sûr qu’il y a des raquettes ; celle de votre scolarité, à revêtement rouge et noir, sauf qu’elles sont vendues sans celui-ci et leur noblesse n’en est que mise en valeur, rétro, élégante, à manches de liège et à ton gris, bleus, ou naturels. Les raquettes de ping pong ont un port que leur envie tout le monde de la raquette, tennis et badminton en tête. Plusieurs raquettes, donc, sont disposées en vitrine, comme des éléments de décoration, assortis à des jeux de balles dans de petites boîtes recouvertes de mention en idéogrammes, à des casquettes et même à des DVD.

Dedans, l’espace est peint de couleurs légères et bien aéré. Déjà comme un air de gymnase ! Voici Les posters signés par les plus grands champions, malheureusement inconnus du grand public, côtoient les affiches publicitaires, quelques unes seulement, car dans l’ensemble l’espace est fort sobre. C’est que les produits sont colorés et parfois clinquants, comme ces petites boîtes de carton à revêtement plastique ou à colle, qui arborent fièrement les visages de champions chinois. De quel sport s’agit-il, pourrait-on se demander, si on ne voyait qu’eux. Quelques grands fabricants se partagent le marché, un Allemand, un Chinois, un Coréen. Des filets, du matériel indispensable à leur fixation, de quoi coller, décoller, nettoyer raquettes et tables, toute la technique est là.

Le savoir aussi : livres, manuels, DVD, et même des jeux vidéo (Table Tennis Warrior, Ultimate Ping Pong IV…).

Il y a les vêtements exposés en vitrine et davantage encore ; plusieurs modèles de basket dont le style audacieux ferait pâlir les standards issus de jeux plus télévisés. Etonnant que les ados ne l’aient pas encore découvert.

Enfin, il y a la table. Elle est un peu plus petite, elle est au fond dans le coin, et par sa seule présence, elle vous donne envie de jouer, d’oublier un peu le boulot et les gosses, ou de les parquer derrière la table, tiens, et de leur enseigner les automatismes d’un jeu qui va très, très vite. Car ici, on est accueillant et serviable, mais vous savez, au jeu, il faut avoir l’œil rivé sur la balle. On parle peu, et on se concentre, et comme ces Asiatiques qui viennent ici pour jouer et mettre à profit des années de labeur dans les clubs européens, comme tous les joueurs amateurs ou professionnels, il faut se fixer. La précision, c’est le secret des champions.

Le 7 septembre 2014.

 

Le dépôt-vente vestimentaire

Chanel, Lagerfeld, Hermès… C’est ici que le monde de la récupe et le culte des marques se sont croisés. Avant, nous étions l’avant poste de la récupération ; mais maintenant, avec les vide-dressing, les sites de vente en ligne, etc., on n’est plus seul. Seulement voilà, quand il s’agit d’avoir un lieu physique… il n’y a que celui-ci. On ne se croise pas sur le site. On ne peut pas toujours aller dans un vide-dressing. Mais ici, dans cette boutique à l’enseigne années 20 et à la vitrine brune et or, avec ses trois mannequins et ses sacs à mains et colliers, vous pouvez venir quand vous voulez. Une petite clochette retentit à l’entrée et avertit la patronne de votre passage. Même si vous ne voulez qu’essayer, ou regarder, ce n’est pas grave, on est commerçant à l’extrême. Ca négocie un peu, mais pas au-delà des marges, car vous comprenez, il faut bien vivre. Mais on comprend que pour certaines dames, faire une affaire est une question d’honneur plus que de sous, et on s’en accomode par avance. Lorsque vous entrez, il y a face à vous un petit bureau de bois, sur lequel trône un petit ordi portable relié à deux haut-parleurs qui diffusent des musiques agréables, sympa, mais pas bruyantes. A droite une cafetière et quelques tasses, des petits gâteaux, et parfois, des Quality Street. Il y a un diffuseur de parfums aussi, enfin, d’huiles essentielles : thym, romarin, lavande. Tout autour, c’est le royaume de la sape. Des sacs Dior d’autrefois, des crocos… Des manteaux, des tailleurs, des chaussures sous les portants qui portent les tailleurs. Des chaussures à talon, des baskets un peu chic.

Vous savez, la taille n’est pas un problème. Ici on n’est pas chez Abermachin. Dites-moi ce qu’il vous faut et je chercherai. Même en 46 ? Oui, pas de souci, tout se trouve.

Du coup la dame n’achète plus neuf.

Le sol est un vieux parquet rayé de partout mais ça ajoute du charme ; il faut un peu de désuet ; il faut de l’ancienneté, car ici on vend de l’ancien. Au rythme ou va le monde, un peu plus de recyclage et de même de vétusteté, ça ne fait de mal à personne. Madame est toujours habillée avec sa propre marchandise ; vous comprenez, il faut en faire la promotion et en même temps il faut être élégante. Mais il y en a pour toutes, vraiment : garçonnes, grandes dames, décontractées, sportives. C’est important, chacun son style et pas de jugement ; de toute façon, on en change toutes un jour ou l’autre. Un fauteuil est situé à côté du miroir, lui-même installé à côté de la cabine d’essayage, pour calmer l’impatience des personnes qui accompagnent. J’ai des crayons de couleur et du papier, et deux trois jeux de société, pour les enfants qu’on ne peut tenir. Par contre, les chiens, c’est toujours limite. Même les Chihuahua.

On voit des gens de partout ici ; une fois, une dame d’Australie est venue et m’a invitée à aller la voir là-bas. Oh, j’aimerais bien, mais qui garderait le magasin…

 

Paris, le 16 août 2014.

Aux femmes de ma famille qui se reconnaîtront dans cette histoire.

Aux salles de bains de création

Lorsqu’elle a fondé son enseigne, la patronne savait bien ce qu’elle entendait par salles de bains de création. Pas de créateurs, car ici on se veut démocratique ; pas créatives, car il ne s’agit pas d’une foire ! mais de création, parce que voyez-vous, chaque salle de bain est une création, votre création. Et que nous souhaitons précisément sortir de la salle de bain lambda. (C’est d’ailleurs dit avec une telle autorité qu’on en sortirait en courant, avant d’être prié.) Au-delà, c’est tout le design et toute la créativité de l’univers des arts du bain et de la toilette qui sont offerts à nous ici. Point final.

Pour un projet aussi précis et ambitieux, la vitrine de loin est particulièrement floue. Un amas grisâtre et lumineux, comme une nuée, signale vaguement la présence de carrelage et de lampes. De près, c’est le magasin de salle de bain ; une baignoire trône dans la vitrine, arborant fièrement un robinet design et deux trois serviettes soyeuses. Une bouteille de savon liquide sans marque, mais tout en élégance décore le tout ; on n’a pas osé la bougie. Ne manquent que de belles personnes et le tableau sera parfait, se dit le passant. Mais en même temps, qui se lave vraiment comme ça ?

«  Tu as vu, elle est comme la salle de bains de nos vacances, fait remarquer une passante à son passant.

—Tu n’y penses pas, ça coûte une fortune ! »

Quelques jours plus tard, elle retournera voir.

A l’intérieur, c’est un environnement de douceur musicale (ambiance zen, de compilations achetées à cette fin) et lumineuse (tamisé, tout doit être tamisé). Ici, tout vous invite à prendre soin de vous. Le prix et l’esthétique exceptionnelle traduiront votre détermination à prendre réellement soin de vous. Sur la droite, il y a tout ce qui a trait à la douche et à la baignoire, au bain en somme. Des cabines de douche, des baignoires, des tubes, des tuyaux, des robinets sophistiqués vous promettent des moments d’extase sous les traits aquatiques. Deux douches à l’italienne, grandeur nature, sont installées dans des salles de bain de démonstration, lisses et propres, vierges de tout salissement humain, et montrent s’il le fallait les nombreux avantages en confort comme en accessibilité de ces solutions qui débordent de moins en moins (on l’assure, essayez ! vous enjoint le vendeur). C’est vrai aussi que les voisins en ont une, ainsi que les beaux-parents…

A gauche, c’est le monde de l’accessoire ; depuis la serviette (une superbe panopolie de linge de bain moelleux, au fond, contre le mur, de toutes couleurs, tout au long, sur des belles étagères…que ferme un ensemble de peignoirs princiers). Avant cela, partout, les petits détails qui rendent la salle de bain intéressante à vos invités indiscrets, agréable et fonctionnelle à votre famille : socles de brosses à dents, porte-savons, sous forme de plateau ou de fixation murale (cela revient à la mode, même si cela prête à contreverse), savons, pantoufles absorbantes, tiroirs, rangements de toutes sortes, petits miroirs, accessoires de rasage…

On baigne dans un monde pastel et blanc, tantôt hôtelier, tantôt hospitalier. Il faut un peu de cela, pour concrétiser l’impression à la fois de soin et de petits soins. La toilette, c’est une affaire sérieuse.

Paris, le 23 juin 2014.

A Aurélie et Sébastien.

La friperie

Connaissez-vous l’odeur d’une friperie ? C’est comme un tissu mouillé et séché entre-temps, comme un amas de draps. Dés qu’il y a des tas et du désordre (inévitable, même dans le plus soigné des établissements), l’odeur réapparaît. La boutique existe depuis dix ans et ne désemplit pas. S’y mêlent les populations les plus différentes. Une des France d’aujourd’hui, la fédération des alter et des fauchés. Des mères de famille de toutes les couleurs, en habit divers, super mode un peu osée, en boubou, en caleçon de supermarché, qui montre tout des formes, ou en voile, avec leurs enfants. Des dandy qui mettent des chapeaux melon, des costumes d’autrefois, et portent des moustaches excentriques. Des filles aux cheveux rouges, étudiantes, qui viennent s’habiller et « délirer », laisser libre cours à leur fantaisie pour pas cher. Elles prennent souvent des pièces que les autres n’osent pas mettre. Les robes à 1 euro, les articles au kilo dans un tas, sur une grande table au milieu. Il y a de l’homme, de la femme, de l’enfant. Il y en a pour tous, en d’autres mots. La boutique pour tous. Parfois, on y retrouve une chemise qu’on a jetée autrefois, et qu’on serait content de reporter : à force de mettre les mêmes vêtements, les uns et les autres, on se rend compte dans le dépotoir d’une friperie qu’on n’est pas si unique face à la mode, malgré son message qui voudrait nous faire croire que nous sommes tous différents. Think different, disait la pub…

La friperie c’est un art de vivre : l’art de vivre à la seconde main, sans dépenser, sans avoir le besoin que tout soit parfait, mais juste ce qu’il faut. Pour autant, les clients consomment, et ils consomment d’autant que c’est pas cher, qu’on empile. On repart plus facilement avec un sac plein qu’avec deux pauvres articles choisis minutieusement.

Il y a des chaussures aussi ; on repousse les limites de l’hygiène standard et de notre acculturation : oui, on peut partager des pompes. Un jour peut-être, on vendra des sous-vêtements, car après tout, si c’est bien lavé… chacun appréciera comme il l’entend.

La fripe, c’est un mouvement, et c’est une mode, et une tendance. Au départ il y a eu les marchés au puces ; maintenant il y a toute une gamme d’offres de recyclage de vêtement depuis les garde-robes ouvertes à e-bay en passant par ici. Savez-vous qu’on ne récupère qu’une toute partie du rebut, ici ? C’est tout à fait illusoire de penser qu’on pourra tout sauver. La plupart des vêtements finissent en moquette ou en fumée d’incinérateur. Alors, vraiment : est-ce encore la peine de produire plus, d’acheter ? Quand il y a de si beaux spécimens de la saison dernière, ou d’il y a quatre saisons, à portée de main ? Question existentielle pour les zélés comme les clients occasionnels ; les vendeurs répondent : la friperie, c’est un mode de vie. On entend Blondie, de la musique rock, punk, FIP et parfois France Inter ; on mange des galettes de riz bio au comptoir, et on fait du café pour les clientes habituées. C’est une sociabilité, parler chiffon, c’est un art de vivre. Oui, essayez-le, le t-shirt Disney, je vous l’assure, c’est rétro, c’est à la mode, c’est subversif, c’est psychédélique.

A Annie Ernaux, pour son dernier bouquin.

A Perrine Benhaim, qui aime bien la fripe.

A ma mère, qui m’y a un peu trop traîné.

Le magasin de vêtements pour enfants

C’est un problème majeur d’économie circulaire ; comment habiller les générations d’enfants qui se succèdent—sans se ruiner—? Pour tout parent, l’équation est la même : un enfant garde un habit un an ou deux, et pourtant, il ne doit pas avoir l’air d’un souillon ; il doit faire honneur à la famille ! C’est du moins le raisonnement de nombre de parents zélés et déjà si fiers de leur descendance. Comment ne pas les comprendre ? Comment alors ne pas céder à la tentation de l’habiller comme un adulte, ou de l’habiller comme un bébé, ou de lui faire une garde-robe de dandy collectionneur ?

Les enfants des clients vivent la coquetterie de manière très aléatoire. Pour certains petits garçons ou petites filles, c’est un supplice. Passer une heure à essayer des vêtements ou des chaussures trop serrées, à prendre l’air d’un poupon et à envisager la fin de leur bonne vieille chemise préférée, toute petite et abîmée qu’elle soit, c’est une charge émotionnelle que l’ambiance Happy Meal des bonbons, des jeux et des couleurs vives, n’atténue pas. Pour d’autres, les futurs trendsetters de leur génération, les mondains de demain, les idoles et les modèles à venir, c’est une joie dont l’appétit de parure risque toujours de faire basculer les finances fragiles de parents déjà trop accommodants.

La boutique est organisée pour deux mondes de taille fort différente ; les petits, voire les tout petits, pour qui l’univers connu fait un mètre vingt ; les parents, pour qui le monde est un espace de dangers et de menaces pour de fragiles bambins (ce que nous ne contestons pas !). Il faut donc que cela soit joli, coloré, plein de jeux, de petites chaises, d’espaces d’amusement pour les gamins, pour les frères et sœurs peu intéressés par les emplettes, pour les heureux bénéficiaires, eux-mêmes fatigués de tant d’essayages (les cabines sont au fond) ; il faut que le sol soit facile à laver (il a tout vu) ; il faut qu’un bon fauteuil ou deux et un peu de café console les parents et grand-parents que la fatigue prend d’un coup, revers d’une nuit passée à cajoler le cadet, d’une matinée passée à jouer au ballon, d’une minute passée à gronder ou à expliquer… Il y a tant de raisons. Pour la patronne, il faut plus de nerfs dans une affaire comme celle-ci, mais c’est une passion ! Et la France donne tant d’enfants à habiller, dit-elle. Ils sont fascinants dans leur diversité, tant de petits visages, bouboules… (le personnel se perd souvent en démonstrations d’attendrissement un brin mièvres). Bon nombre de familles viennent ici pour habiller l’aîné et ne franchissent le seuil que trois enfants plus tard, lorsque le cadet ou la cadette d’une grande fratrie décrète que la robe souillée ou le chemisier aux mille tâches ne peut décidément plus convenir. Un enfant le décrète à sa façon. De temps en temps, on incite à partager ; on organise une bourse aux vêtements entre parents. Contrairement à ce que vous pourriez croire, « ça génère du chiffre ». Oui, le monde est différent de ce que l’on croit, et de toute façon, ici, on est d’abord là pour les mômes (de même qu’en Inuit on désigne la neige par cinquante termes différents, il y en a au moins autant ici pour décrire l’enfant).

Lors des fêtes, les familles livrent l’assaut pour parer les enfants ; petits costumes, petites robes de princesse ; au fond, on leur apprend si vite à être comme nous-mêmes…

 

Paris le 19 mai 2014.

Le magasin pour taille plus

Jacob aurait pu être le roi du Sentier. Il le savait, jeune, on le disait doué ; il a pensé à se lancer dans le prêt-à-porter féminin, mais voilà, c’était bouché, et en 75, après quelques années à faire le boy chez un oncle, il s’est dit qu’il était temps de se lancer, et il a vu le créneau. Il avait un copain, Gilles, un Tunisien, qui s’était toujours plaint de ne rien trouver, du prix des tailleurs, du prix des magasins pour grandes tailles. C’est des voleurs ! disait-il à l’époque. Alors ça lui a donné une idée : un magasin de tailles plus à prix abordables. Corrects, on va dire. Car il y a du travail. Un grand sportif, très proche de lui, s’y est associé.

De dehors le magasin se mesure à sa vocation ; il est grand, l’enseigne est grande, et les mannequins sont plus volumineux que leurs cousins du Marais et de Saint Germain des Prés. Décidément ici on ne fait pas d’émacié. Vous avez beaucoup d’hommes vous savez qui ne peuvent pas trouver chaussure à leur pied (d’ailleurs on fait aussi des chaussures). Ce n’est pas qu’une question d’âge ; bien sûr, il y a le passage des années, le cap de la cinquantaine, quand certains hommes prennent le cap qu’ils essayaient d’éviter des années durant.

Vous passez une belle porte vitrée, de part et d’autres, des costumes, gris, noirs, bleus, beiges, même blanc ou canarie. Plus loin les tenues de ville, les chaussures, les manteaux. On fait moins de sport ces jours-ci, mais on peut vous accommoder. C’est incroyable que pour les petites tailles (comprendre, les plus petites) il faille venir ici, dit le vendeur, qui est disert sur le sujet, mais n’est pas lui-même de grande taille. Ma femme s’en approche, dit-il avec une pointe de mauvais humour, et comme pour rassurer le client sur ses connaissances… Il devrait s’en vendre partout, de ces tailles-là. On se demande dans quel royaume imaginaire on conçoit les modèles. Chez les elfes ! Ici, au moins, vous n’êtes plus chez les elfes. Vous avez l’embarras du choix. Du coup, les clients viennent parfois passer la journée. En une fois, ils peuvent régler leurs achats d’une année, être élégants, et c’est important pour bien des hommes. Incroyable, tout de même. Mais tant mieux pour nous ! dit le personnel. On arrive mal fringué ; on repart en sénateur.

Dans les tailles plus, on oublie souvent de regarder en haut. Les grands hommes ont aussi du mal à se vêtir ; on prend conscience de la tyrannie de la majorité qu’exerce dans le vêtement la taille « moyenne ». De moins en moins moyenne à force que nous nous allongeons et nous étirons… Pourtant, ce n’est pas ainsi partout. En Scandinavie, il y a beaucoup plus d’offre ; ainsi en Allemagne, aux Etats-Unis. En Angleterre, il y a des vedettes taille plus, de très belles femmes, de très beaux hommes. Voyez-vous, sur les reflets marbrés du magasin au sol beige impeccable, légèrement années 70, les personnes peuvent se mirer comme dans les glaces et les cabines d’essayage, et se trouver belles… ou à défaut, rit un quinquagénaire moustachu, tromper l’ennemi.

Paris, le 10 février 2014.

A René Benchemoul.