Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : juillet, 2014

Au royaume de la forme et du yoga

En vitrine il y a un tapis, seulement, et souvent, des personnes s’y placent pour s’entraîner. Oui, devant vos yeux, dans la vitrine, comme pour dire aux passants, ici on sue ; comme on dirait, ici, on cuisine, ou : ici, on fait du pain. Oui, ou comme une vitrine du quartier rouge, si vous voulez. C’est ici en tout cas qu’on se presse pour s’équiper. Cet endroit est un must du genre.

Quel genre ? Le genre d’une nouvelle forme, holistique, rattachée au cosmos, qui vous demande de vous allonger sur un petit tapis le matin au réveil, comme certaines religions, oui. Le genre qui vous permet d’acheter aussi des serviettes, des pompes, des ensembles moulants mais néanmoins confortables ; on ne peut plus confortables ; tant et si bien que vous ne voudrez pas les quitter, et même, que vous y resterez, tant pis, car après tout, vous travaillez peut-être de chez vous.

Le magasin est ainsi distribué : vitrines à sport vivant ; espaces pour les petits tapis de sol et ainsi de suite ; ensembles en tout genre, du coton bio au synthétique le plus bariolé et intenable, importable à qui s’en préoccupe ; baskets et chaussures (idem, évitez les bio, pensent les plus jeunes clientes) ; livres sur le bien-être et le yoga (on est multimédia, maintenant : essayez les CD) ; boissons dynamisantes et compléments alimentaires de superaliments riches des dernières trouvailles de la vie contemporaine. Vous avez essayé celui-ci ? vous demande-t-on au sujet d’un régime qui inclue telle ou telle graine. J’y suis passé-e depuis octobre, je n’en reviens pas. J’ai beaucoup changé, en même temps. Ainsi, comment distinguer la diète du quotidien…

Les clients passent le temps de midi, ou juste après le boulot, ou avant leur séance de coaching particulier ou encore avant leur cours de pilates. On est heureux de les servir, rapidement s’il le faut. On cultive un certain esprit : il faut être réactif, mais détendu. Efficace, rentable, mais au service d’une cause et d’une vision : l’amélioration de notre bien-être à tous. Pas simple de tout concilier.

Si vous venez ici entre amis, c’est que vous vous soutenez dans l’effort. Pourtant, ce succès ne s’explique pas par l’aspect : le décor rappelle un magasin de baskets des années 80. Non, ce n’est ni la peinture ni quoi que ce soit de ce genre. C’est l’esprit, l’esprit qui compte et qui a transcendé les lieux et leur anonymat apparent. C’est qu’à l’âge du sport cosmique, on veut aussi être unique, et tout neutre qu’il soit, le magasin de la forme cosmique vous confère ce sentiment, comme si la porte arrière donnait directement sur une forêt de séquoia, sur la Californie, sur la dune d’Irlande, sur les pâturages auvergnats ; comprenez-vous ? finalement, ça ne tient qu’à vous…

 

Stinson, le  26 juillet 2014.

Jeux de stratégie

 

De l’autre côté de la rue, il y a le magasin de jeux de stratégie. La devanture fait apparaître des têtes de dragons et des monstres élaborés. Jeux de rôle. Jeux de stratégie. Des jeux de gô, aussi, quelques plateaux à carrés. Mais, essentiellement, des jeux en boîte comme des jeux de société, sauf qu’il ne s’agit pas de jeux de société, mais de jeux de stratégie. Master Mind à côté, c’était une blague. Avec ce genre de jeu (Chemin de l’Empereur III, Civilisations passées IV, Dragons et Sorcières, Dongeons et Enchanteur, Guerre des Mondes, Guerre des Guerres, Paix et Guerre {non, pas Guerre et Paix}), vous pouvez passer des heures, que dis-je, des jours. Il y a plusieurs vendeurs, recrutés en tant que connaisseurs et passionnés. Il n’est pas possible de s’improviser spécialiste. L’expérience se mesure-t-elle à la pâleur de votre peau ? à la graisse de vos cheveux non lavés ? A votre goût pour les ordinateurs et à une difficulté à vous sentir à l’aise en société ? Il ne faut pas se fier à tous ces préjugés. Ici, c’est vrai, un des vendeurs a le regard fuyant et le teint un peu trop clair. Mais il y a aussi celui à la queue de cheval, pour lequel plus d’une personne visiblement indifférente au jeu est entrée pour se renseigner. En face, il y a le magasin d’huiles et la vendeuse n’est pas en reste. Certains vendeurs du magasin de jeux de stratégie se sont découverts une passion pour l’huile d’olive et la salade de tomates. Ca a dû leur faire du bien à la santé ! s’est dit le patron, avec un petit sourire. Ici on a plein de jeux d’une variété inégalée ; vous avez manqué d’expérience jusqu’à aujourd’hui. Proust disait qu’il ne connaissait de vraie vie qu’en littérature ; il y a des personnes qui ne connaissent que le jeu. Vous savez qu’on peut vivre une vie en jouant. Fuite ? Et qu’est-ce qui n’en est pas une ? peut-être que votre travail à vous, c’est pas une fuite ? En tout cas le mien n’en est pas, pas plus que ma passion, s’est défendu un jour le vendeur pâle auprès de sa famille un soir de Noël un peu échauffé. Ces mêmes soirs de Noël, où, des années auparavant, ses parents lui offraient des jeux, ceux qui maintenant lui reprochent de ne pas avoir su passer l’étape, franchir le pas ; la vie ce sont des étapes, il faut savoir avancer ; mais est-ce que tu as une copine ; mais tu ne vas pas sortir avec celle-là ; mais pourquoi est-ce qu’elle t’a quitté ; c’est à cause du jeu ?

Il existe entre les passionnés du jeu de stratégie et du jeu de rôle une sorte de fraternité, qui appartient à ceux qui ont touché une sorte d’au-delà ici-même, dans un monde imaginaire à laquelle la fréquentation assidue a fini par donner quelque vérité. Si vous pensez tous les jours à un passé évanoui, à un avenir projeté, à un rêve ou à une obsession, tout cela finira par prendre corps et exister, ne serait-ce qu’à vous, et c’est déjà exister.

Alors la boutique : il y a dans l’entrée, disions-nous, rien. Juste des étagères et des prospectus, qui montrent la diversité de la vie sociale des joueurs : conventions, congrès, soirées jeux, stages, et groupes et annonces diverses (on peut se refiler des appart’ aussi, entre joueurs). A gauche, disions-nous, la vitrine, les jeux, les figures mythologiques, les dragons, les jeux de gô. Et partout ailleurs, des jeux de stratégie du plancher au plafond. C’est un peu comme si vous étiez entré dans un morceau de votre enfance, lointaine, les Toys’R’Us, ou si vous êtes plus âgé, les magasins de jeux. C’était combien déjà ? Dix-neuf euros ? Quinze ? Douze ? Quarante francs ? Cent francs ? Deux cents ? L’argent a perdu sa valeur, comme tant de choses ; les prix ne veulent plus rien dire. Le commun des mortels ne raisonne pas en parité de pouvoir d’achat. Et là dans ces étagères, face au vendeur pâle qui vous renseigne gentiment mais n’ose pas croiser votre regard, vous allez découvrir des jeux qui vous rappelle que votre vie est si pauvre : elle ne comprend pas de dragons, pas de soldats, et vous n’aviez pensé qu’on pouvait réunir les Grecs anciens et les Chinois de l’Empire dans le même jeu. Alors autant jouer, pendant qu’à travers la vitrine, l’un ou l’autre mate la fille qui range les huiles dans la boutique en face.

 

 

Paris-New York, le 13 juillet 2014.

Le magasin d’huiles

 

Pour une fille qui n’aime pas spécialement manger et qui détestait la salade, c’est un drôle de boulot. Le magasin d’huiles et de condiments vinaigrés propose toute une série d’huiles (olive, noix, sésame, tournesol….). Les bouteilles trônent sur les rayons, de toutes parts, dés la vitrine (il n’y a pas de vitrine ; ce ne sont que des flacons d’huile). Dans la lumière du jour les liquides ont une qualité particulièrement sirupeuse. C’est ce que la vendeuse s’amuse à observer les après-midi d’été, quand pas une âme ne passe la porte et qu’il faut attendre patiemment 18h58 pour fermer la boutique dans la joie. A dix-neuf heures une elle est déjà dehors ; qui, se demandait-elle au début, qui va donc venir ici acheter des bouteilles d’huile à ce prix ? Les clients sont arrivés au compte-gouttes (sic) et elle les a découverts : des passionnés d’huiles (!), des cuisiniers, des cordons bleus. Tu vends des huiles ? lui a-t-on demandé à Noël ; oui c’est ça a-t-elle répondu, l’air sérieux et un brin détaché.

Le patron se montre peu ; il vient une fois par semaine vérifier que tout va bien ; c’est un passionné de gastronomie qui tient une société de conseil. Mais vraiment ? tu vends des huiles ?

Lui a décidé il y a quelques années qu’il fallait importer ces incroyables élixirs qu’il goûtait en Italie, ces huiles d’olive au goût pincé, si élaboré, salé et fruité et élaboré et parfois un peu amer. Ca ne se trouve pas ici, expliquait-il à son banquier, lui-même amateur de bonne cuisine. Ca fait du bien de voir quelqu’un venir ici pour de bonnes choses. Ras-le-bol des salons de coiffure ! lui a dit le conseiller de banque, qui est devenu un client fidèle. Ils vendent aussi du vinaigre et des condiments, dit la vendeuse à la tablée pour se rattraper.

Le décor doit rappeler la Méditerranée : il y a du jaune, du plancher beige, beaucoup de bois, des photographies au mur de vergers et d’huile dorée s’écoulant d’une bouteille dans le vide, des branches d’olivier. En vérité, c’est plutôt une boutique d’huile d’olive ici. Le reste, c’est un peu de la figuration. En cela, il y a toutes les régions : le sud de la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, la Turquie, l’Afrique du nord. Les oliviers poussent et on vient en goûter le fruit ici. On a du pain et de la foccaccia pour les dégustations, sur une console où il y a aussi un couteau, et de petites assiettes pour tremper l’huile et éviter d’en mettre partout. Depuis qu’elle travaille ici, la vendeuse s’est mise au beurre. C’est un goût qui rassure, confie-t-elle en privé ou aux vrais habitués devenus presque des amis.

Le modèle économique lui échappe un peu ; qui sait comment le patron s’y retrouve, avec aussi peu de ventes. Elle a déjà essayé de faire le calcul, mais elle a dû se tromper quelque part. Quelque chose ne colle pas. Après, ce n’est pas son affaire, du moment que le salaire tombe (il n’y a pas de variable). C’est peut-être sa danseuse ! se dit-elle au sujet du patron et de son magasin. Et puis il y a le magasin de jeux de stratégie en face, et son employé un peu lunaire mais mignon à sa façon ; avec une copine et l’une ou l’autre des clientes elles en parlent parfois et observent ses allées et venues.

Quelque part entre Paris et New York, 13 juillet 2014.

La baraque à frites

Sur la Grand’Place, la baraque a fière allure. Elle trône comme un carrousel, et rappelle qu’à côté de la grandeur et de l’histoire de la vieille ville, il y a le besoin de se nourrir. Et celui-ci est aussi un plaisir quotidien ; une affaire de parfums et de saveurs.

La baraque est blanche ; elle est préfabriquée ; on dirait une installation de chantier. Elle est ouverte devant, tout le long, et l’ouverture est protégée par un auvent ; elle a une porte sur le côté, fermée à clé (sait-on jamais) ou au contraire ouverte (c’est plus pratique). Quand vous approchez, l’odeur de la friture vient ravir vos narines. C’est si bon ! et si peu sain, mais qu’importe ; certains disent qu’il est sain de se faire plaisir. Et c’est pratique ; à toute heure, et quand on est pressé, on mange un cornet en passant, en allant, en faisant autre chose, ou assis sur un des bancs de la grand’place dont les corbeilles sont comme des annexes à détritus pour la baraque à frites.

Il y a plein de parfums, plein, plein ! ça va de la brésilienne à l’arménienne en passant par la flamande ou l’albanaise. Dit autrement, ananas, (…), carbonnade, (…). Ca s’ajoute. C’est cumulatif. L’effet d’empilement des sauces fait tout le frisson des adolescents. Plus tard, vous savourez ça nature, ou avec un peu de sel. Le secret, c’est la graisse, qu’on ne trouve pas ailleurs. Le patron a un peu d’embonpoint mais pas trop ; sa femme, c’est pareil. Ils font tous les deux attention, malgré tout, et puis travailler dans une baraque à frites, c’est comme travailler dans une boutique de chocolats ; à force, on s’habitue, et on n’est pas tenté tout le temps.

Le tout se mange comme ça, avec de petites fourchettes dans votre cornet de papier. En hiver, quand le froid vous mord les os, ça réchauffe un peu, et d’ailleurs, ici, on vend aussi du café. Café frites c’est original et c’est parfait contre les basses températures et surtout l’humidité. Pour une raison qui nous échappe, pourtant, la friture est universelle. On dit qu’elle était une façon commode d’assurer la désinfection des aliments, un peu comme l’eau bouillante. Mais, remarquent les passants en nombre, elle a plus de goût ! même les adeptes de la santé s’y arrêtent. Ca ne vaut, la santé, que si on y déroge de temps en temps.

Paris, le 7 juillet 2014.

A Claire Marynower, pour m’avoir donné l’idée.