Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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Chez le spécialiste du tennis de table

Les Asiatiques ont donné au sport sa noblesse ; oui, c’est un sport, même si pour vous c’est peut-être un loisir ou une obligation scolaire. Les Asiatiques ont poussé ça au rang de sport des grands, et forment chaque année des milliers de champions. Quant au loisir, il est à ce sport à la fois la source de ses vocations et la pire source de confusion.

Vous savez sans doute qu’il faut des chaussures spéciales, des lunettes, si possible, un petit short, une combinaison adéquate et légère. Vous savez sûrement que la qualité du bois, du manche, du revêtement font beaucoup varier la force de la balle et sa trajectoire. Vous n’ignorez pas que le l’humanité peut de tout faire une science, ou presque, et cela vaut pour le tennis de table. C’est un sport pratique, accessible même, car au fond, il suffit d’une table, et de beaucoup d’énergie et de discipline.

La vitrine n’est pas que composée de raquettes. Des accessoires vestimentaires en occupent la moitié : superchaussettes, bandeaux, ceintures, hauts et shorts pour femme et homme, chaussure adaptées de couleur fluorescente. Bien sûr qu’il y a des raquettes ; celle de votre scolarité, à revêtement rouge et noir, sauf qu’elles sont vendues sans celui-ci et leur noblesse n’en est que mise en valeur, rétro, élégante, à manches de liège et à ton gris, bleus, ou naturels. Les raquettes de ping pong ont un port que leur envie tout le monde de la raquette, tennis et badminton en tête. Plusieurs raquettes, donc, sont disposées en vitrine, comme des éléments de décoration, assortis à des jeux de balles dans de petites boîtes recouvertes de mention en idéogrammes, à des casquettes et même à des DVD.

Dedans, l’espace est peint de couleurs légères et bien aéré. Déjà comme un air de gymnase ! Voici Les posters signés par les plus grands champions, malheureusement inconnus du grand public, côtoient les affiches publicitaires, quelques unes seulement, car dans l’ensemble l’espace est fort sobre. C’est que les produits sont colorés et parfois clinquants, comme ces petites boîtes de carton à revêtement plastique ou à colle, qui arborent fièrement les visages de champions chinois. De quel sport s’agit-il, pourrait-on se demander, si on ne voyait qu’eux. Quelques grands fabricants se partagent le marché, un Allemand, un Chinois, un Coréen. Des filets, du matériel indispensable à leur fixation, de quoi coller, décoller, nettoyer raquettes et tables, toute la technique est là.

Le savoir aussi : livres, manuels, DVD, et même des jeux vidéo (Table Tennis Warrior, Ultimate Ping Pong IV…).

Il y a les vêtements exposés en vitrine et davantage encore ; plusieurs modèles de basket dont le style audacieux ferait pâlir les standards issus de jeux plus télévisés. Etonnant que les ados ne l’aient pas encore découvert.

Enfin, il y a la table. Elle est un peu plus petite, elle est au fond dans le coin, et par sa seule présence, elle vous donne envie de jouer, d’oublier un peu le boulot et les gosses, ou de les parquer derrière la table, tiens, et de leur enseigner les automatismes d’un jeu qui va très, très vite. Car ici, on est accueillant et serviable, mais vous savez, au jeu, il faut avoir l’œil rivé sur la balle. On parle peu, et on se concentre, et comme ces Asiatiques qui viennent ici pour jouer et mettre à profit des années de labeur dans les clubs européens, comme tous les joueurs amateurs ou professionnels, il faut se fixer. La précision, c’est le secret des champions.

Le 7 septembre 2014.

 

Aux articles de danse

La vitrine tient en plusieurs pendants ; à droite, des robes ; à gauche, des articles de danse classique ; au centre, des casiers à chaussures, présentant toute une variété : ballerines, chaussures de flamenco, chaussures à talon, chaussures à claquettes… et à travers les casiers, on aperçoit l’intérieur de la boutique.

Ici on fait de toute : ballet, danse moderne, fitness, peut-être un jour du hip hop ? Les vitrines sont rétro, ainsi que les typographie très années 80. Mais ça n’a aucune importance. Ici c’est le lieu de la passion ! n’entrez pas si vous n’êtes pas intéressé. Très féminin, certes, mais ça n’a rien d’exclusif ; c’est simplement la clientèle qui veut ça. Deux trois miroirs ; des ballerines au fond, tout au long d’une énorme planche de trois mètres de long (Ne vous servez pas vous-même ! indique un écriteau) ; à gauche, des portants, des tutu, des robes ; au milieu, un vaste portant avec des habits de danse moderne, de l’activewear, comme on dit ; de l’autre côté vers le fond, encore des tutus, et à droite de l’entrée, des accessoires en tous genre dispersés autour de l’alcôve où officie la patronne depuis trente ans. Des accessoires, dis-je ? Des chouchous pour les cheveux, des bandeaux, des choses utiles pour les pieds, pour les jambes, de la poudre, des nécessaires divers.

Partout, elle a dispersé des livres : Pina Bausch, Noureev, Alvin Ailey… Ils sont tous là. Au mur, vers le haut, en frise, juste en-dessous du plafond, il y a des photos autographiées. Leur esprit hante le lieu. Un jour Pina Bausch a été une de ces petites filles qui hésitent à se regarder en tutu dans la glace ; qui rient de voir leur frère ou copain en habit de danseur, qui se regardent toute neuves et toute différentes devant le regard fier des parents. Ou une de ces ados qui viennent après l’école un lourd sac sur le dos, en attendant de pouvoir décrocher enfin des cours et de faire sport-études ou d’aller au conservatoire. La patronne les encourage toujours. La passion mène toujours quelque part, même si on ne finit pas sur scène. Regardez-moi, dit-elle en riant, j’ai fait de la danse à votre âge, et je suis heureuse, et pourtant, je ne suis pas Aurélie Dupont ! Et puis j’ai voyagé, et j’ai rencontré l’homme de ma vie, hélas il est mort…

Il y a quelques éléments qui auraient besoin d’une rénovation, les vieux néons (ça fatigue les yeux), la peinture (j’ai arrêté de fumer, dit la dame, mais bon, il reste les traces, et elle s’en excuse), ce vieux carrelage dégueulasse surtout. C’est une honte pour de petites ballerines !

Il y a aussi les profs. Elles viennent et font le lien avec les élèves et les parents, se mettent d’accord sur les fournitures. Et puis, pas loin, il y a le conservatoire, et les élèves, qui viennent tout le temps s’approvisionner. Les élèves bénéficient d’un prix. Ici, c’est le poste éloigné de la civilisation de la danse ; la conscience de l’humanité. Dans chaque être qui se meut sur une scène pour ses proches et ses pairs, il y a la mémoire de l’humanité, un rêve… Et c’est ici que ça commence, dans le nylon, le plastique rose et les robes de flamenco qu’on aperçoit dans la vitrine droite (60€, pas chères en plus).

Paris, le 24 février 2014.

La confiserie

 

            Les bonbons scintillent au soleil comme de petits bijoux. Ils ressemblent à des fruits cueillis dans un fourneau à sucres d’orge. Ca sent une odeur acidulée lourdement embaumée de fruits. La vitrine n’expose pas grand-chose, juste l’intérieur de la boutique. Elle est organisée ainsi : sur votre droite, sur votre gauche, des bonbons en vrac, consignés dans des bacs transparents, comme un meuble d’apothicaire moderne, avec des spatules métalliques pour le service. Au fond, près de la caisse, une grande table avec un peu de vrac, des chocolats, des bonbons de grande dimension : sucettes, figurines en sucre d’orge et en chocolat, réglisses, caramels divers. Cible régulière des dentistes et mères vigilantes du quartier, le magasin tient bon. Les patrons, tels des patrons de bordel ou des banquiers suisses, veillent à la confidentialité des transactions, à l’intimité des échanges, au secret des visites. Chaque année, des millions d’argent liquide, de l’argent de poche des enfants, est dépensé dans de tels établissements, dans le plus grand secret. Le mineur qui vient ici sans escorte, ou avec ses amis, ne sera jamais dénoncé ; croisant en la compagnie de ses parents l’un des gardiens de ce temple du plaisir, il aura simplement droit à un clin d’œil complice…

Des adultes clients, on distingue les passionnés d’une friandise particulière (le chocolat, la réglisse, voire les crocodiles, les œufs, ou la catégorie très spéciale des acidulés) ; les accros ; les stressés ; les transgressifs ; les coupables ; les libérés ; les curieux, qui n’achètent rien ; les copines pour l’enterrement de vie de jeune fille (on tient un bon stock de Carambar) ; les gens d’affaires en tailleur—costume, un peu las de leur journée.

Hansel et Gretel s’y seraient assurément perdus ; mais ici, les patrons sont un gentil couple de la mi-quarantaine, qui aiment recréer ici l’ambiance magique des maisons de sucre. Savez-vous qu’en Amérique, on fait faire des maisons en pain d’épice et en bonbons aux écoliers ? Façon d’en faire des bâtisseurs de pyramides. La musique qu’ils passent s’étend de la variété française à un peu de jazz et de classique. Ils vivent pas loin, dans un appartement décoré de manière moderne et chaleureuse. Comme chez eux, le parquet est de bois clair, et le mur est jaune clair, car dans un magasin de bonbons, il faut des couleurs gaies, on est comme au cirque, comme au zoo, comme dans un rêve d’enfance ou une remémoration : la maison de la grand-mère, les longs étés d’autrefois, les champs de blés et les cachettes. Les bonbons ? Ils les aiment, mais n’en mangent pas plus que ça. Vous savez les barmen ne sont pas tous alcooliques…

On achète au gros, mais on privilégie aussi l’artisanat : caramels bretons, et de Guérande ; la tradition française : bêtises de Cambrai ; voire les bonbons moins « faciles », comme le chocolat au Roquefort ou aux fleurs bio. Il manque quelques choses : les bonbons américains (les Hershey’s, les Reese’s…), et les réglisse suédois salés, si terriblement salés, mais vous savez, à Paris, il y a une boutique pour cela. Ici, nous sommes des généralistes de la sucrerie ; ailleurs, vous trouverez des spécialisations en toutes sortes. Le diable est dans le détail ; le succès est dans la différenciation. A Villé, dans les Vosges alsaciennes, il y a même une maison du pain d’épice.

Au final, ici ça marche d’autant mieux que la crise frappe. Une personne est entrée un jour en habits de travail après avoir été licenciée. Si on pouvait conserver les bonbons sans être tenté de les manger, ce serait sûrement une valeur refuge pour les épargnants, comme l’or ou la pierre. Et comme l’or et les pierreries, cela pourrait s’emporter en pleine fuite.

 

Paris, le 9 juin 2013.

A Roald Dahl, pour la confiserie de la vieille.

Rosie’s Stuff

« So call me maybe… »

 

C’est la chanson qui passe en boucle, cet été 2012, dans les rayons, un peu trop fort. Les clientes tapotent du pied en fouillant dans les maillots à paillettes, rose, orange, les tutu de déguisement, le gloss, le maquillage, le clinquant à toutes sauces. Les vendeuses ont fini par s’y faire, soit elles aiment bien, soit elles n’écoutent plus.

Dans ce centre commercial, on passe d’un « univers » à l’autre. A côté c’est Nature et Découvertes avec ses fausses fontaines et son ambiance de post-forêt tropicale de l’an 2200. Les chamanes chantent au haut-parleur et les pierres magiques massent. Dans notre magasin, c’est le contraire. Retour à l’âge du plastique ; il y a quelque chose de tellement 20e siècle dans ce nylon sans cesse réinventé, réutilisé, réapproprié par de jeunes générations qui se succèdent et se démarquent. Les odeurs de pain au chocolat passent parfois à travers les portes vitrées automatiques ; en face, c’est la « boulangerie ». Dehors, c’est-à-dire dans un hall, un soleil artificiel de néons se reproduit dans la boutique, comme si une constellation, une voie lactée blanc métallique tapissait le faux-plafond blanc de ce petit cosmos de couloirs et d’escalators, de faux marbre où raisonnent vos pas, de sacs en papier, de fausses plantes, et d’humains.

Ici, c’est le royaume de l’ado qui se maquille, se déguise, déconne, rigole. C’est la Boum, 30 ans après. Se démarquer, disais-je. Avec la carte de fidélité, vous avez un accès illimité à des maquillages, frou-frou roses, et à des paillettes en veux-tu en-voilà. Au 10e achat, vous pouvez acquérir, selon vos points, soit du mascara, soit du vernis à ongles (les couleurs criardes pourraient éclairer la rue, et d’ailleurs elle sont recommandées pour la sécurité des cyclistes par la Fédération). Les clientes les plus fidèles, celles qui se sont inscrites, reçoivent un email par semaine pour les informer de la dernière promotion. Il y a aussi le groupe Facebook. Soirée déguisée ? Soirée tout court ? Envie de surprendre au collège ? Vous êtes invitée à venir dévaliser les rayons.

Toutes les parures se trouvent ici. Les adultes s’équipent pour les masquarades ; on trouve quelques masques, quelques costumes. Des femmes viennent trouver des bijoux fantaisie, des perles en plastique vertes ou bleues, de petites boucles d’oreille. Les motifs éternels, jaguar, zèbre et girafe, en coussin et en caleçon, sonnent comme une note de rappel pour le Nature et Découvertes d’à côté, laissent poindre leur touche Bardot ; après tout, de tout temps, la midinette est éternelle.

La politique de rachat et de reprise est drastique, car beaucoup en ont abusé. Après trente jours, c’est non, et c’est tout : la manager n’est pas là, inutile de demander. Allez ailleurs si c’est comme ça, de toute façon vous ne trouverez pas ce qu’on a ici. Rosie’s a le monopole du bric-à-brac des belles, c’est une chaîne internationale. Vous avez envie de lutter contre une chaîne internationale ? Je vous mets au défi. Allez-y toujours. L’eau passe sous les ponts en attendant ; la vendeuse d’hier passera manager, et la manager passera au siège, car ici, on promeut. Il y a de vrais plans de carrière si on s’accroche. On peut partir de rien. Faut tenter.

Dernière innovation, la carte cadeau. Parents, plutôt que de vous ennuyer à contenter des enfants insatiables, voici la carte cadeau, et qu’elles se débrouillent. C’est dit gentiment. Elles reviendront avec quantité de choses inutiles ; des années après, les maisons dont les enfants sont partis et les greniers garderont ces choses qu’une petite fille redécouvrira plus tard…dans les malles de sa grand-mère, des choses d’autrefois, qui ont si mal vieilli, et pris la poussière (le nylon et la poussière, berk)…et qui reviennent à la mode quand point sa propre adolescence. Alors le comble du chic, dans la cour de récréation, c’est ce qui sort de la malle, et qui un jour reviendra à la malle. Comme les cendres aux cendres, la poussière à la poussière, les affaires à la malle.

Il y a quelques hauts assez slim aussi. Plein de nylon orange et rose. La chimie épouse la fantaisie. Ce modèle-là, tout le monde l’adore.

 

 

Paris, le 17 septembre 2012.