Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: jeu

Jeux de stratégie

 

De l’autre côté de la rue, il y a le magasin de jeux de stratégie. La devanture fait apparaître des têtes de dragons et des monstres élaborés. Jeux de rôle. Jeux de stratégie. Des jeux de gô, aussi, quelques plateaux à carrés. Mais, essentiellement, des jeux en boîte comme des jeux de société, sauf qu’il ne s’agit pas de jeux de société, mais de jeux de stratégie. Master Mind à côté, c’était une blague. Avec ce genre de jeu (Chemin de l’Empereur III, Civilisations passées IV, Dragons et Sorcières, Dongeons et Enchanteur, Guerre des Mondes, Guerre des Guerres, Paix et Guerre {non, pas Guerre et Paix}), vous pouvez passer des heures, que dis-je, des jours. Il y a plusieurs vendeurs, recrutés en tant que connaisseurs et passionnés. Il n’est pas possible de s’improviser spécialiste. L’expérience se mesure-t-elle à la pâleur de votre peau ? à la graisse de vos cheveux non lavés ? A votre goût pour les ordinateurs et à une difficulté à vous sentir à l’aise en société ? Il ne faut pas se fier à tous ces préjugés. Ici, c’est vrai, un des vendeurs a le regard fuyant et le teint un peu trop clair. Mais il y a aussi celui à la queue de cheval, pour lequel plus d’une personne visiblement indifférente au jeu est entrée pour se renseigner. En face, il y a le magasin d’huiles et la vendeuse n’est pas en reste. Certains vendeurs du magasin de jeux de stratégie se sont découverts une passion pour l’huile d’olive et la salade de tomates. Ca a dû leur faire du bien à la santé ! s’est dit le patron, avec un petit sourire. Ici on a plein de jeux d’une variété inégalée ; vous avez manqué d’expérience jusqu’à aujourd’hui. Proust disait qu’il ne connaissait de vraie vie qu’en littérature ; il y a des personnes qui ne connaissent que le jeu. Vous savez qu’on peut vivre une vie en jouant. Fuite ? Et qu’est-ce qui n’en est pas une ? peut-être que votre travail à vous, c’est pas une fuite ? En tout cas le mien n’en est pas, pas plus que ma passion, s’est défendu un jour le vendeur pâle auprès de sa famille un soir de Noël un peu échauffé. Ces mêmes soirs de Noël, où, des années auparavant, ses parents lui offraient des jeux, ceux qui maintenant lui reprochent de ne pas avoir su passer l’étape, franchir le pas ; la vie ce sont des étapes, il faut savoir avancer ; mais est-ce que tu as une copine ; mais tu ne vas pas sortir avec celle-là ; mais pourquoi est-ce qu’elle t’a quitté ; c’est à cause du jeu ?

Il existe entre les passionnés du jeu de stratégie et du jeu de rôle une sorte de fraternité, qui appartient à ceux qui ont touché une sorte d’au-delà ici-même, dans un monde imaginaire à laquelle la fréquentation assidue a fini par donner quelque vérité. Si vous pensez tous les jours à un passé évanoui, à un avenir projeté, à un rêve ou à une obsession, tout cela finira par prendre corps et exister, ne serait-ce qu’à vous, et c’est déjà exister.

Alors la boutique : il y a dans l’entrée, disions-nous, rien. Juste des étagères et des prospectus, qui montrent la diversité de la vie sociale des joueurs : conventions, congrès, soirées jeux, stages, et groupes et annonces diverses (on peut se refiler des appart’ aussi, entre joueurs). A gauche, disions-nous, la vitrine, les jeux, les figures mythologiques, les dragons, les jeux de gô. Et partout ailleurs, des jeux de stratégie du plancher au plafond. C’est un peu comme si vous étiez entré dans un morceau de votre enfance, lointaine, les Toys’R’Us, ou si vous êtes plus âgé, les magasins de jeux. C’était combien déjà ? Dix-neuf euros ? Quinze ? Douze ? Quarante francs ? Cent francs ? Deux cents ? L’argent a perdu sa valeur, comme tant de choses ; les prix ne veulent plus rien dire. Le commun des mortels ne raisonne pas en parité de pouvoir d’achat. Et là dans ces étagères, face au vendeur pâle qui vous renseigne gentiment mais n’ose pas croiser votre regard, vous allez découvrir des jeux qui vous rappelle que votre vie est si pauvre : elle ne comprend pas de dragons, pas de soldats, et vous n’aviez pensé qu’on pouvait réunir les Grecs anciens et les Chinois de l’Empire dans le même jeu. Alors autant jouer, pendant qu’à travers la vitrine, l’un ou l’autre mate la fille qui range les huiles dans la boutique en face.

 

 

Paris-New York, le 13 juillet 2014.

Aux jeux d’échecs

Les habitués sont de vieux messieurs aux coiffures hirsutes, aux vêtements amples et passés de mode ; ils portent des jean usés, des chemises bleu clair, très clair. Des casquettes. Un homme à dreadlocks porte une kipa à motif de ballon de basket. Une jeune femme joue avec un aspirant mentor, aîné de trente ans.

On parle de philosophie, de relations avortées, et d’échecs. Ici dans la salle du fond, pour quelques sous, vous prenez pour une heure de jeu, et si vous n’avez pas de partenaire, vous pouvez attendre un peu. On vous proposera de jouer à un moment donné. Les jeux sont des jeux standard, pas toujours complets : il faut parfois chercher les pions, les reines… Les tables sont de bois, les chaises sortent d’une école. Les photos et les poster décorent les murs ; il règne une odeur demi-marginale.

Devant dans des vitrines, on vend des jeux de collection ; des pièces anciennes, en ivoire, en bois exotique, et venant de tous pays. Toutes sortes de motif, de design, toutes sortes de pièces. Il y a les jeux à la pakistanaise, les jeux à l’italienne, les jeux à l’arabe, les jeux  design des années 30… Les livres des grands maîtres, les vademecum, les manuels, tout cela aussi est réuni dans une bibliothèque anglaise à vitres, en métal gris.

On est ici un peu retiré du monde ; ou c’est ce qu’on met un point d’honneur à tenter. Ca ne marche pas complètement : il y a les sonneries des portables, les propos des gens bien de leur temps, les problèmes de chacun. Mais quand on est pris dans le jeu, qu’on voit les autres s’y dévouer, et qu’on entend la pendule du voisin, prêt à tout pour aller plus vite que son adversaire, tout semble englouti dans la réflexion, la méditation et dans le jeu fatal des pions.

A Emmanuel Maruani, pour la découverte et pour les parties d’échecs.

Paris, le 8 avril 2013.