Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : avril, 2013

Le magasin de caméras

Il y a une seule vitrine, remplie d’étagères d’objectifs noirs et gris, comme autant d’yeux qui vous regardent ou vous ignorent. La vitrine inversée. Ces objets sont déjà d’un autre siècle ; ils guettent nonchalamment le passant dans une conversation d’images à travers le temps. A l’intérieur, passée la porte de verre à cartes postales et affiches, à heures d’ouverture griffonnée au stylo sur une feuille de cahier rayée, scotchée à l’emporte-pièces, à panonceau OUVERT, vous trouverez une moquette rouge décatie, d’autres vitrines à étagères et à appareils divers, et un comptoir rayé à force d’être gratté par des appareils, objectifs, bandoulières, housses, pièces de monnaie, montres et trépieds. On vend quelques appareils neufs, numériques, des Leica, la grande marque allemande que tout le monde s’arrache. Image de cristal, tableaux de verre. Mais l’argentique a toujours sa secte, fidèle et dévouée, prête à dépenser toujours plus en pellicules, développement, abonnement en club photo, transformation de salles de bain, acceptation des odeurs chimiques, voire des rhumes et boutons, achat de papier Ilford ou autre. Car le grain de la photo à l’ancienne, la retraite de la chambre noire, dans cette époque d’iPhone infernaux et de flash infos continus, ça vous donne une épaisseur que les autres n’ont pas. Apprenez la photo, vous apprendrez à regarder le monde autour de vous, ses mille images permanentes, toutes passionnantes et paradoxales. D’ailleurs maintenant que tout le monde en fait, il vous faut l’appareil à l’ancienne, le ruban noir, la housse, la bandoulière, en somme l’habit, la cuirasse, la soutane du photographe. Plus c’est ancien, plus vous faites pro. Maintenant que chacun prétend être son propre Cartier-Bresson, il vous faut des pièces à l’appui.

Ce qui fait qu’ici, sous les affiches des grands photographes et les logos des grandes marques américaines, japonaises, allemandes, on voit le temps passer tranquillement. Bien sûr que le chiffre a baissé, que les gens ne sont plus les mêmes, mais le vintage touche aussi au loisir de l’image, et dans l’emportement généralisé à saisir chaque seconde qui passe, les appareils photos à l’ancienne se portent bien. Vous vous essayez à la photo, vous commencez avec votre téléphone, et un jour vous vous lancez, et on vous félicite, et c’est votre passion, et en plus ça se vend bien, le marché explose.

Paris, le 29 avril 2013.

A Jennifer Huxta, une « vraie ».

 

Le magasin de philatélie

 

            De tous pays, de toutes époques, dans des classeurs et dans la vitrine, le magasin montre le visage de pays évanouis et de puissances passées, de commémorations désormais interdites ou de visages oubliés, enfin, de monnaies perdues.

Les passionnés du timbre se retrouvent ici pour vendre ou acheter, ou parcourir les albums de timbres de toutes sortes.

Leurs femmes, leurs maris, leurs compagnes, se demandent : pourquoi donc collectionner des timbres ? Cela prend la poussière. Bien classé, de la place ; combien de garages, de greniers, voire de salons, de chambre à coucher encombrés par ces tout petits carrés de papier qui comme des termites occupent tant d’espace pour leur maigre taille ? Et que de fonds perdus. Que d’argent qu’on aurait économisé. Chaque timbre est comme un titre d’emprunt russe en miniature, chaque collection une ruine, une maison en feuillets, un château, une voiture, un tour du monde perdu en timbres-poste. Que de noces d’or, ruinées. Vanitas : vous n’aurez jamais tout ! Mais en même temps, le collectionneur est souvent absorbé et donc, après vingt ans de mariage, il vous laisse tranquille. C’est la garantie d’un samedi mielleux et d’un dimanche paisible, puisque solitaire. Quoi de mieux pour la paix des ménages qu’une bonne passion ? On devrait faire des études sur la longévité des couples à hobby. Elle fait du sport, lui va à la pêche. Elle aime le patchwork, lui le modélisme. Il aime les timbres, et elle le cerf-volant. Elle aime les timbres, et l’autre préfère ses amis. (Le tout à décliner à tous les genres.) Cela fonctionne bien. Chacun son domaine, et tout est bien chez soi. A condition que cela ne vire pas à la substitution d’époux : tumulte et querelle.

Le patron sait tout cela, et n’oublie pas de saluer les conjoints des clients qui viennent ici. Depuis le temps, les timbres de collection restent sa passion, mais ce qu’il glane il ramasse pour les clients. Le paradoxe est qu’on exploite une mine que chaque jour renouvelle, et même si le volume global de courrier diminuera un jour, il y aura toujours des lettres à la poste, et plus on emaile, plus on trouve ça magique, et plus on trouve ça magique, plus le timbre devient intéressant. Déjà, remontez plus d’une décennie, et vous êtes en francs. Tu as connu les francs, toi, Papa. Oui, mon petit. Et c’était comment ? Pas si différent. Moins cher peut-être. Ca valait combien un franc ? Six euros. Et un euro ça vaut combien ? (…). Les Marianne se succèdent et se ressemblent. Les oiseaux, les animaux. Ici, la spécialité, ce sont les républiques perdues. Les URSS. Les africaines. Les timbres coloniaux, on n’aime pas trop, par obédience politique, mais les républiques centre-américaines, ça c’est toujours exotique et chaleureux. Il y a l’album Grands Hommes : tout le monde s’y arrête. A la fin il y a les femmes.

Tout est bois et vitrines. Il y a un coffret à verrou pour les choses vraiment précieuses. Un bureau mi-ancien, mi-moderne, années 50 à couverture chromée, à plateau large pour pouvoir ouvrir les albums. Difficile de lutter contre la poussière, car le papier la chope à une vitesse alarmante. Alors la porte est toujours ouverte, en particulier le samedi pour aérer. Les fermetures, c’est pour les vacances et les congrès de philatélie, très importants, et étonnants au possible. On y retrouve les clients, d’ailleurs certaines années on y va ensemble. Et puis ça n’a pas de langue, sinon le français (Union postale, vous savez) ou le charabia, le langage des signes. Ce sont les images qui parlent et les vieilles enveloppes qui font office d’interprète.

Paris, le 22 avril 2013.

Retrouvez les indices des histoires à venir, et les annonces relatives à ce site et au spectacle en préparation pour fin juin sur la page facebook Les commerces

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Le magasin de luminaires

 

            La vitrine donne à voir des lampes de toutes sortes. La consommation électrique du magasin est proche, selon certaines estimations, de trois maisons combinées. Mais il faut bien montrer les luminosités des produits, même si elles se repoussent et s’annulent comme les fragrances dans un magasin de parfums. Tout devient un magma lumineux qui ressemble à un bloc de la voie lactée qui se serait échoué ici à la surface, en plein milieu de la ville. Dedans plusieurs vendeurs s’activent et vous montrent les derniers modèles : la domotique vous permet de tousser, voire d’éternuer pour allumer ou éteindre votre lampe de chevet. La robotique vous permet de promener une lampe de poche dans votre salon, voire d’éclairer le chemin pour votre aspirateur, également autonome. L’informatique vous permet de programmer les jeux de lumière à distance, par avance, et par combinaison. On n’arrête pas le progrès.

Les lampes commercialisées ici sont aussi des lampes de style, certaines même un peu vieillottes, et on le revendique. Dans un salon à l’italienne, chez des clients en Suisse, on a vu la lampe à énorme abat-jour jaune, années 70, épouser parfaitement les meubles design et la télévision danoise. Avec une baie vitrée, qu’est-ce que ça rend bien ! Ne sous-estimez pas l’importance de la lumière, insiste-t-on, c’est vraiment clé pour réussir votre aménagement, et s’y sentir à l’aise. Vos pieds, en trâinant sur la moquette bleu-grise (c’est réglementaire, ça ?) vous y feront penser, car vous les verrez sous un nouveau jour.

Quand on ferme les yeux, et qu’on les ouvre à nouveau sur l’intérieur de ce magasin, les yeux un peu inclinés vers le haut, on s’aperçoit que c’est une forêt de fils et d’ampoules, de bulbes en verre, d’incandescence. Si cela vous donne le vertige, c’est normal, et même souhaitable. On veut vous faire comprendre que le beau peut aller de pair avec le bric-à-brac. Que vous ne repartirez pas avec une seule lampe : il vous en faut plusieurs ; celle du bureau, classique, pliable (le premier modèle fut dessiné par un architecte), métallique ; celle du soir, douce et agréable à la lecture et à l’œil (en général on ne tient pas longtemps sur sa page avant de piquer du nez) ; celle du vestibule, vive, car elle indique que la maison est bien occupée. Il vous faut aussi l’Asiatique, l’Américaine, la Marocaine. Les lampes dénotent le bon goût, le savoir-faire technico-scénique, un sens du bien et du juste, un sens des proportions, un sens du confort, un sens des éléments. Les lampes, c’est tout. C’est comme le feu ; songez-y ! il y a eu le feu, il y a les lampes. Les nanotechnologies ne remplaceront pas les lampes, en nous promettant d’éclairer par les murs, les sols, les chaises. Dès qu’un objet devient désuet et inutile, il devient à la mode. Attendez voir si les lampes ne serviront pas. Déjà dans certains endroits, l’ampoule à incandescence, la vieille, l’usurière des kilowatt, est on ne peut plus tendance. Suspendez-là à un fil, tout simplement ; elle fait des merveilles ; elle fait polar, film noir ; elle éclaire chaleureusement (ça change des basse consommation qui pâlissent tout). La preuve. La preuve par l’ampoule.

A tous les lecteurs,

Un an déjà ! Bon anniversaire !

Paris, le 14 avril 2013.

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Aux jeux d’échecs

Les habitués sont de vieux messieurs aux coiffures hirsutes, aux vêtements amples et passés de mode ; ils portent des jean usés, des chemises bleu clair, très clair. Des casquettes. Un homme à dreadlocks porte une kipa à motif de ballon de basket. Une jeune femme joue avec un aspirant mentor, aîné de trente ans.

On parle de philosophie, de relations avortées, et d’échecs. Ici dans la salle du fond, pour quelques sous, vous prenez pour une heure de jeu, et si vous n’avez pas de partenaire, vous pouvez attendre un peu. On vous proposera de jouer à un moment donné. Les jeux sont des jeux standard, pas toujours complets : il faut parfois chercher les pions, les reines… Les tables sont de bois, les chaises sortent d’une école. Les photos et les poster décorent les murs ; il règne une odeur demi-marginale.

Devant dans des vitrines, on vend des jeux de collection ; des pièces anciennes, en ivoire, en bois exotique, et venant de tous pays. Toutes sortes de motif, de design, toutes sortes de pièces. Il y a les jeux à la pakistanaise, les jeux à l’italienne, les jeux à l’arabe, les jeux  design des années 30… Les livres des grands maîtres, les vademecum, les manuels, tout cela aussi est réuni dans une bibliothèque anglaise à vitres, en métal gris.

On est ici un peu retiré du monde ; ou c’est ce qu’on met un point d’honneur à tenter. Ca ne marche pas complètement : il y a les sonneries des portables, les propos des gens bien de leur temps, les problèmes de chacun. Mais quand on est pris dans le jeu, qu’on voit les autres s’y dévouer, et qu’on entend la pendule du voisin, prêt à tout pour aller plus vite que son adversaire, tout semble englouti dans la réflexion, la méditation et dans le jeu fatal des pions.

A Emmanuel Maruani, pour la découverte et pour les parties d’échecs.

Paris, le 8 avril 2013.

Le magasin de chaussures

Imaginez-vous nu en chaussures, devant un miroir. Si la pensée vous sied, et qu’en cet état vous vous paraissez agréable, c’est que vous êtes plutôt branché chaussures.

Ce magasin de chaussures est toutes marques. Il règne dedans une odeur de cuir et de caoutchouc neufs que tempère l’odeur lavande du diffuseur d’odeurs (on n’hésite pas à dire « huiles essentielles »).

La patronne aime bien les ballerines, parce que c’est simple, élégant et pratique, B.C.B.G. même, et que cela lui rappelle la carrière dont elle rêvait. Elle fait surtout de la femme ; c’est que le rapport à l’achat n’est pas le même. De toute façon les hommes passionnés ont leurs propres boutiques. Elle adore les talons, même si elle n’en porte pas. On a osé les plus belles extravagances ces dernières années ; à croire que l’on voulait faire marcher les femmes sur des échasses, instables, toujours prêtes à tomber.

Le mocassin ; la basket ; la botte ; la tongue ; la sandale… le monde est déclinable au pied ; mais aussi, les saisons ; les humeurs ; les usages ; les rapports homme-femme. Une chaussure vit. Ici il y a de toutes les couleurs, de toutes les formes ; il y en a pour tous les goûts. Ensuite, vous les garderez longtemps. Vous les ferez revivre grâce au cordonnier. Vous laisserez vos chaussures adulées dans un cagibi spécial, qui se déversera dans la chambre à coucher quand le fruit de longues années d’achat fera se mêler l’intime, et le pied.

Les chaussures ont des pattes, et elles font leur affaire de vos pieds et des rues, qui les rongent à leur tour, petit à petit. L’asphalte est la gloire et la mort des belles godasses ; la boue, c’est leur mort toute simple, sauf chaussures de montagne.

Ici, elles sont en rangée, belles comme des mannequins, posant telles des Claudia S., avant d’être portées dans l’universelle parade de la beauté et de la figuration. Elles présentent ainsi comme des dames au menuet, comme une revue de danseuses alignées. Le Lido, on y est presque. Les pompes sont tropéziennes / parisiennes / londoniennes / new-yorkaises / japonaises. Et campagnardes / balnéaires…

D’Italie, montées par l’amour et la douleur des artisans, du cuir et de bois, et de pièces diverses comme des horloges, les souliers sont le fruit d’une mécanique remarquable. La chaussure, suprême coquetterie, est l’affaire d’hommes de bon goût et de femmes au regard tranchant, communion dans la folie des gens honnêtes, et malhonnêtes.

New York, le 1er avril 2013.