Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : juin, 2013

Le magasin de laine

Les pelotes de laine sont fièrement exposées dans la vitrine, comme des chats. Leurs couleurs pastel et vives s’entrechoquent. Des aiguilles sont plantées dans les boules comme des dagues dans le cœur d’un valeureux. C’est ici que l’on prend son temps. Tricoter requiert de la patience. Une sénatrice est connue pour son tricot en séance. Cela choque. Tricoter en public, c’est le signe d’une nonchalance affichée face à la course du monde. Pourtant c’est à la mode. Ecoutez la sonorité effrontée du mot « tri-co-ter » ; comme « tru-cu-lent », ou « Tri-cas-tin ». Cela semble issu d’une formule magique. Cela évoque le plaisir, celui qui se sent coupable. Aujourd’hui de multiples Pénélope éclosent de femmes crammées (burn-out), ainsi que des pères patients et féministes.

Ici donc ils viennent, acheter les habits d’enfant qu’ils feront eux-mêmes.  Il y a une moquette mauve, tirant vers le rose, qui, soi-disant, réhausse le moral et fixe le ton gai et enjoué de l’endroit. Il y a un comptoir au fond avec une dame toujours habillée de pulls à l’ingéniosité technique certaine, et aux accords de couleurs des plus surprenants, mais toujours vifs. Il y a de petites alvéoles de toutes parts ; on se croirait dans une immense ruche ; ils contiennent les pelotes. Ici, on a cru que ce serait fini, pendant toutes les années du rouleau-compresseur du textile industriel, mais la résistence des grand-mères et des patients a tenu ; et maintenant, on respire.

Il y a un sens profond à cette mode du fait-main, du fait-par-soi, à l’heure des imprimantes 3D et des Nike à un seul tenant. Redécouvrez aussi la cuisine par vous-même. L’autonomie. Une forme d’indépendance.

Dans la quiétude des pelotes de laine, il y a de toutes les nuances de couleur. Il y a aussi des rangs, des codes, un monde de griffes qu’il faut connaître. Il y a des marques apprises des connaisseurs. Elles sont mises en exergue entre les alvéoles des meubles de rangement et sur les présentoirs. Quelques vêtements en laine sur des mannequins, au milieu, vous donnent des idées. Un présentoir avec différents modèles d’aiguilles à tricoter. Une ou deux affiches ! Mais c’est surtout laines, laines, laines. Ici, la mite fait l’effet d’une souris dans un troupeau d’éléphants.

Le pull Maman, les chaussettes des petits-enfants sont ici en puissance. Le don unique d’un chandail de grand-mère commence aussi dans un magasin. Et avant cela, disons-le bien, reconnaissons, capitulons, avouons : dans une usine, appelons-la lainerie.

Mais connaissez-vous la presse spécialisée ? Point de croix (plutôt pour la couture, ceci étant), Tricot magazine, ou encore Pelote moderne. Ces publications et revues anciennes et respectées font autorité. On s’inspire des patrons et modèles présentés pour tenir compte des dernières évolutions de la mode, car dans l’intemporel, il y aussi du passager, pour ne pas dire du saisonnier. Avec le brouillage des saisons, les filles portent des bottes moelleuses l’été ; alors pourquoi pas le pull aussi. De toute façon, par le temps qu’il fait, on a vu la clientèle redoubler d’effort de tricot, et les bénéficiaires lointains de nos marchandises, les progénitures, les frères et sœurs, les amants à chaussettes, les maîtresses à mouflon, tout cela réclame ! Vous avez vu le froid qu’il fait ? On en est malade, on tousse, on éternue, et c’est le seul obstacle au moral du client zélé, pas le temps qui manque, non, le temps qu’il fait !

Alors, les articles vous le conseillent, jouez-vous des conventions ! Le chandail est terriblement mode.

Paris, le 24 juin 2013.

Au magasin de savons

            Pour être toujours propre, ce magasin continue d’exister, malgré les coups de canif de la grande distribution, des épiceries du coin et des superettes qui se multiplient, des marques cosmétiques, des créateurs de mode qui s’imaginent qu’ils savent faire du savon. A la boutique, on tient, et mieux que jamais. Les affaires vont bien, car on redécouvre que le savon, c’est nature, il  n’y a que du savon, là où dans votre gel douche, Madame, il n’y a pas que de la farine et des œufs. Le savon, vous savez, c’est une invention des Gaulois, c’est vieux comme le monde. Et c’est bien de chez nous. Même si Louis XIV l’avait quelque peu oublié, c’est sûr, c’est bien de chez nous. Mais c’est aussi d’ailleurs. Les deux patrons du magasin, qui passent ici des heures longues et embaumées à attendre le client, les mardi matin pluvieux (on ferme le lundi), ont fièrement mis les savons d’Alep en vitrine, avec un petit drapeau syrien libre, au cas où il fallait insister pour se faire comprendre. Non, Monsieur, ce n’est pas le drapeau palestinien. Non, Madame, ce n’est pas le drapeau égyptien. Encore moins l’algérien. Non plus le turc. C’est pas pareil. Revenons aux savons, pour ne pas perdre patience… La vitrine en regorge, toutes couleurs, comme des briques de granit ou d’un doux marbre. L’odeur se déverse dans la rue, neutralisant la pollution et les mauvaises odeurs de la ville, l’espace d’un ou deux mètres carrés de pas de porte.

            Ici, on fait du savon de Marseille principalement, le vrai, le bloc, celui qui ressemble à de la pierre de taille, avec lequel des maisons et des salles de bains ont sûrement été secrètement construites. Si on construisait en savon, assurément on n’aurait plus de problème de biodégradabilité, tout reviendrait assez vite à la poussière, et ce serait propre, mais ça laisserait une flaque d’eau savonneuse et ça étoufferait les batraciens et les petits oiseaux. Ce qu’il faut pour faire du savon ? De la cendre. De la glycérine. Faites ça avec rien. Mais n’ayez crainte, les Marseillais s’en occupent, bons descendants spirituels de nos pas tout à fait ancêtres les Gaulois.

On reconnaît, ici, qu’il faut aussi s’hydrater, alors on vend quelques crèmes, mais vous savez, si vous ne forcez pas, ça devrait aller… Tentez le savon d’Alep, sinon. On a même du savon au lait d’ânesse. Vivez l’expérience de Nefertiti, le temps d’un bain. Conviez votre conjoint au bord de l’eau ; faites-en votre servant nubien.

Le sol, c’est un peu comme à la chaine occitane, on a mis du bois clair, mais les murs sont alternance de blanc, bleu et blanc, pastels qui rappellent le repos dans une salle de bain rutilante. Pensez aussi à vos cheveux. Moi, ça fait vingt ans que j’utilise du savon pour mes cheveux, vous dit le patron (ça se voit, se dit la cliente avec un regard un peu moqueur ; facile, il n’en a presque plus, se dit l’enfant un peu avisé….). Vous savez, le savon ça ne se salit jamais. Idéal pour se laver les mains. Et au moins, ça sent le propre. Ca sent partout le propre, ici. Connaissez-vous les mille merveilles et usages du savon de Marseille ? Faites partir les tâches de sang : savon + eau froide. Faites partir les microbes du sol, sans vous empoisonner de composés organo-volatils : savon + eau + seau. Faites taire vos enfants grossiers : savon + eau courante (barbare, vieux con, pense l’enfant qui accompagne sa mère, pendant que les adultes rient…).

 

Quelque part dans l’Est, le 17 juin 2013.

A Annabelle, née aujourd’hui.

La confiserie

 

            Les bonbons scintillent au soleil comme de petits bijoux. Ils ressemblent à des fruits cueillis dans un fourneau à sucres d’orge. Ca sent une odeur acidulée lourdement embaumée de fruits. La vitrine n’expose pas grand-chose, juste l’intérieur de la boutique. Elle est organisée ainsi : sur votre droite, sur votre gauche, des bonbons en vrac, consignés dans des bacs transparents, comme un meuble d’apothicaire moderne, avec des spatules métalliques pour le service. Au fond, près de la caisse, une grande table avec un peu de vrac, des chocolats, des bonbons de grande dimension : sucettes, figurines en sucre d’orge et en chocolat, réglisses, caramels divers. Cible régulière des dentistes et mères vigilantes du quartier, le magasin tient bon. Les patrons, tels des patrons de bordel ou des banquiers suisses, veillent à la confidentialité des transactions, à l’intimité des échanges, au secret des visites. Chaque année, des millions d’argent liquide, de l’argent de poche des enfants, est dépensé dans de tels établissements, dans le plus grand secret. Le mineur qui vient ici sans escorte, ou avec ses amis, ne sera jamais dénoncé ; croisant en la compagnie de ses parents l’un des gardiens de ce temple du plaisir, il aura simplement droit à un clin d’œil complice…

Des adultes clients, on distingue les passionnés d’une friandise particulière (le chocolat, la réglisse, voire les crocodiles, les œufs, ou la catégorie très spéciale des acidulés) ; les accros ; les stressés ; les transgressifs ; les coupables ; les libérés ; les curieux, qui n’achètent rien ; les copines pour l’enterrement de vie de jeune fille (on tient un bon stock de Carambar) ; les gens d’affaires en tailleur—costume, un peu las de leur journée.

Hansel et Gretel s’y seraient assurément perdus ; mais ici, les patrons sont un gentil couple de la mi-quarantaine, qui aiment recréer ici l’ambiance magique des maisons de sucre. Savez-vous qu’en Amérique, on fait faire des maisons en pain d’épice et en bonbons aux écoliers ? Façon d’en faire des bâtisseurs de pyramides. La musique qu’ils passent s’étend de la variété française à un peu de jazz et de classique. Ils vivent pas loin, dans un appartement décoré de manière moderne et chaleureuse. Comme chez eux, le parquet est de bois clair, et le mur est jaune clair, car dans un magasin de bonbons, il faut des couleurs gaies, on est comme au cirque, comme au zoo, comme dans un rêve d’enfance ou une remémoration : la maison de la grand-mère, les longs étés d’autrefois, les champs de blés et les cachettes. Les bonbons ? Ils les aiment, mais n’en mangent pas plus que ça. Vous savez les barmen ne sont pas tous alcooliques…

On achète au gros, mais on privilégie aussi l’artisanat : caramels bretons, et de Guérande ; la tradition française : bêtises de Cambrai ; voire les bonbons moins « faciles », comme le chocolat au Roquefort ou aux fleurs bio. Il manque quelques choses : les bonbons américains (les Hershey’s, les Reese’s…), et les réglisse suédois salés, si terriblement salés, mais vous savez, à Paris, il y a une boutique pour cela. Ici, nous sommes des généralistes de la sucrerie ; ailleurs, vous trouverez des spécialisations en toutes sortes. Le diable est dans le détail ; le succès est dans la différenciation. A Villé, dans les Vosges alsaciennes, il y a même une maison du pain d’épice.

Au final, ici ça marche d’autant mieux que la crise frappe. Une personne est entrée un jour en habits de travail après avoir été licenciée. Si on pouvait conserver les bonbons sans être tenté de les manger, ce serait sûrement une valeur refuge pour les épargnants, comme l’or ou la pierre. Et comme l’or et les pierreries, cela pourrait s’emporter en pleine fuite.

 

Paris, le 9 juin 2013.

A Roald Dahl, pour la confiserie de la vieille.

L’horlogerie

Dedans, l’heure résonne de toutes parts, de plein d’horloges à aiguilles diverses qui hésitent à passer à la seconde d’après, qui se suivent, qui se font écho, comme les grillons en été. Et comme le berger, qui travaille au son des criquets, l’horloger travaille au son des montres, mais ne l’entend plus. A vrai dire, il est parfois en retard ! Il répare sur sa table de travail tous types de montres, enfin celles qu’on peut réparer : quartz, mécanismes, étanchéité…

Ici, on peut aussi acheter des montres, allant du modèle très cher aux japonaises jetables. La maison n’a rien contre ces montres, qui prolifèrent en tous coloris, mais il ne faut pas espérer les réparer. D’ailleurs, la réparation peut prendre beaucoup de temps et coûter cher ; mais combien de personnes rapportent des montres héritées, de splendides pièces que l’on n’espérait plus voir, des horloges retrouvées dans des caves ? Les pendules, les aiguilles, les chiffres, tout cela s’entasse sur une table au fond de la boutique, dans l’espace de travail, enfin un des espaces de travail. On voit qu’on est ici à bonne enseigne, qu’on est venu à la bonne adresse ! Ici, pense-t-on en passant le pas de la porte : je ne serai plus jamais en retard. Laquelle de ces petites merveilles me fera enfin échapper aux réprimandes du supérieur, à la remarque de la patronne, aux remarques acerbes de la conjointe ? Où est le Graal du nouvel helvétisme ?

Justement, vous avez le choix. La tendance va, comme toujours, dans deux sens différents. D’un côté, la sobriété, absolue (on n’a jamais vu un tel minimalisme !), de l’autre, la fantaisie, la couleur, voire le baroque cubain (sur ce point, il ne faut pas exagérer). Avez-vous vu ces hommes à bracelet jaune, rouge, orange ? On se croirait tous chez Swatch. Vous vous souvenez des Swatch, Casio, etc. ? Tout à fait à la mode. Tout à fait de retour. On n’en revenait pas au début, mais maintenant,  on tient le catalogue à la disposition des clients branchés et hipsters de passage. Ca a rajeuni la clientèle d’ailleurs. Car on a aussi, fidèles au post, ces vieux messieurs. Ceux pour qui la montre est le seul bijou à la portée de l’homme, de l’homme moderne, comme dirait le catalogue. Ceux pour qui une montre est une affaire de temps, comme une belle paire de pompes comme ce qu’elle est censée dire. Ceux qui savent qu’un iphone ne dit pas l’heure. Ceux à qui la femme peut acheter une cravate, jamais la montre. Ca c’est pour moi, pensent-ils. Ceux qui laisseront tous les meubles derrière eux, en cas de divorce, mais jamais la montre, ça c’est pour moi, ou mon fils plus tard, penseront-ils. Ou le petit-fils, si le fils est trop difficile. C’est ça la passion des montres. C’est un message au monde. Une façon d’être. Et un relais, un appui, un morceau d’éternité au bout de votre bras, à contempler à loisir.

Longtemps, on a été horloger de père en fils. Longtemps, l’horlogerie a été un métier des plus nobles (elle le reste), mais proche du pouvoir. Beaumarchais était horloger. Il était au centre de tout. La révolution américaine, le théâtre, les affaires ratées. Quel personnage ! Dans chaque horloger, pense-t-on, il y a un peu de Beaumarchais, Saint Patron des Horlogers de l’histoire, celui que j’improvise. En vrai, vous dira la corporation, c’est Saint Eloi.

Paris, le 2 juin 2013. 

A Michèle Gartner, c’est son anniversaire.

Cliquer ici pour en savoir plus sur la lecture et l’adaptation théâtrale de ces textes, qui aura lieu à Paris dimanche 16 juin  !