Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : septembre, 2012

La grande maison

Sur une grande avenue, ou du moins à proximité, adresse prestigieuse, la grande maison.

Depuis 1954, elle a lancé des modes, fait chuter des stars, taillé les rêves, fixé le ton, donné le la. De grands noms ont été associés à cette marque, à cette maison, voire à cette famille. De grands créateurs. De grandes comédiennes de cinéma, américain, français, italien. Des blondes platine, des brunes plantureuses. Des princesses. Des impératrices d’Orient. Des compesses, des reines. Des Premières dames. Et des Parisiennes ! Que de Parisiennes élégantes. A leur tour, des Provinciales. Et à leur tour aussi, des étrangères : des Américaines, des Libanaises, des Italiennes, dernièrement, des Russes, des Chinoises. D’ailleurs, ici, on parle toutes les langues.

C’est une marque qui ne se vend qu’en magasin. Inutile d’aller chercher ça ailleurs. La planète n’est pas couverte de points de vente : on ne prétend pas être partout, loin de là. Un lancement de boutique dans une capitale ou une grande ville du monde, c’est toute une affaire. Mais le monde entier en a envie. Toutes les villes l’espèrent, et feraient tout pour l’avoir. Une boutique, c’est mieux qu’une Tour Eiffel. Client, si vous vivez ailleurs, il faut vous déplacer.

Certains viennent de loin d’ailleurs ; ils concentrent leurs courses en plusieurs jours de séjour à Paris. Ou parfois, ils viennent spécialement, pour une retouche, par exemple.

Ici, c’est le fleuron de l’industrie française. Du service à la française. De toute une série de choses à la française. Cela fait peser une responsabilité toute particulière sur le personnel, vêtu de noir, qui présente bien et doit toujours être au mieux. D’ici, après avoir travaillé, vous pourrez envisager toute carrière : vous aurez la rigueur qu’il faut. Madame veut faire raccourcir la robe ? Soit, nous allons voir ce que nous pouvons faire. Reprendre le costume, cela va de soi, mais ajuster votre bouton d’or, qui porte chance à cet endroit précis, cela se fait. Servir une coupe pendant les essayages et prendre votre manteau, écouter, écouter, être patient, sourire quand l’autre crie, poser une voix calme, s’armer d’indulgence quand les enfants du petit monarque se jettent dans les robes et les froissent. C’est cela, la distinction à la française : le client peut tout à fait être le roi, d’ailleurs parfois il l’est.

De l’industrie, nous dirons un mot. En banlieue, lointaine, sont installées des usines de confection, de préparation de parfums, où la main d’œuvre coûte cher. Il faut le dire car le Made in France a son prix (même lorsqu’il n’est qu’assemblage).

Retour en boutique, où les grands commis de la vente dans leurs ensembles noirs s’affairent à recevoir les clients. Cette année, on fait porter des robes aux hommes et des combinaisons de soldat aux femmes, c’est du dernier chic. Sachant très bien, oui, que cela ne se porte pas à la foire, les modèles s’exposent en vitrine ; trois ans après, ils seront dans votre H&M en version foire. Merci de ne pas venir nous importuner avec cela !

La vie de la boutique est ainsi rythmée : collections, automne-hiver, printemps-été, lancement de collection, mûrissement de collection, fin de collection, soldes, soldes privées, soldes publiques, files d’attente épouvantables, puis nouvelles collections. Soirée RP à Champagne. Soirée anniversaire à Champagne. Présentation de collection, défilé de mode, séries X Y Z avec les journaux et magazines ; de temps on temps, on en expose. Accueillir les stars, faire la place aux reines. Le Champagne, toujours, coule à flot : c’est un prétexte, c’est un code, c’est une monnaie. A force, on l’aime, ou on s’en lasse. C’est presque un outil de production ; une matière première. Prenez du Champagne, et créez de l’émotion ; prenez du Champagne, et suscitez la distinction. C’est comme le voiturier, le vestiaire, le sourire et l’habit de noir. C’est un ingrédient de la recette.

La France a donc son industrie du rêve, on vend, on produit, on en revend. L’utilité sociale est difficile à cerner ; les métiers se perdent : ici, on les conserve, on les défend ; la rigueur se perd : ici, elle est reine ; le service au client est introuvable : ici, il est partout ; et la mode maîtresse de l’industrie du textile est elle-même sujette des grandes maisons. De ce point névralgique de l’Empire de la mode tout découle, jusqu’aux patrons soumis aux petites mains dans les lointaines usines chinoises. Comprenez l’importance de la place de Paris…

Retour encore. Les dalles sont noires, les murs sont blancs. De petits groupes de vêtements pendent au mur, esseulés, comme des œuvres. Les accessoires, cravates, boutons de manchette sont exposés dans des vitrines sur table, noires. Les accessoires sont très lucratifs. Le noir rappelle l’univers de la nuit, le danger et le glamour.

L’immigration trouve sa place dans le personnel, dans la grande tradition d’accueil que l’on se veut. Les vendeurs sont de toutes couleurs, origines, et de toutes nationalités. Une vendeuse parle chinois, l’autre russe. Tous doivent être bilingues en anglais (la notion de bilingue se perd, dernièrement). L’encadrement est strict et les règles draconiennes. On est une grande maison.

Le travail n’arrête jamais. C’est un rythme effréné. Certains se droguent, certains craquent, mais il faut durer. A force d’effleurer le grand monde, certains aussi perdent un peu la tête. Ici c’est une plateforme d’ambition et de savoir-faire, au choix et quelquefois au cumul.

A Alfred Corchia

Paris, le 24 septembre 2012.

Rosie’s Stuff

« So call me maybe… »

 

C’est la chanson qui passe en boucle, cet été 2012, dans les rayons, un peu trop fort. Les clientes tapotent du pied en fouillant dans les maillots à paillettes, rose, orange, les tutu de déguisement, le gloss, le maquillage, le clinquant à toutes sauces. Les vendeuses ont fini par s’y faire, soit elles aiment bien, soit elles n’écoutent plus.

Dans ce centre commercial, on passe d’un « univers » à l’autre. A côté c’est Nature et Découvertes avec ses fausses fontaines et son ambiance de post-forêt tropicale de l’an 2200. Les chamanes chantent au haut-parleur et les pierres magiques massent. Dans notre magasin, c’est le contraire. Retour à l’âge du plastique ; il y a quelque chose de tellement 20e siècle dans ce nylon sans cesse réinventé, réutilisé, réapproprié par de jeunes générations qui se succèdent et se démarquent. Les odeurs de pain au chocolat passent parfois à travers les portes vitrées automatiques ; en face, c’est la « boulangerie ». Dehors, c’est-à-dire dans un hall, un soleil artificiel de néons se reproduit dans la boutique, comme si une constellation, une voie lactée blanc métallique tapissait le faux-plafond blanc de ce petit cosmos de couloirs et d’escalators, de faux marbre où raisonnent vos pas, de sacs en papier, de fausses plantes, et d’humains.

Ici, c’est le royaume de l’ado qui se maquille, se déguise, déconne, rigole. C’est la Boum, 30 ans après. Se démarquer, disais-je. Avec la carte de fidélité, vous avez un accès illimité à des maquillages, frou-frou roses, et à des paillettes en veux-tu en-voilà. Au 10e achat, vous pouvez acquérir, selon vos points, soit du mascara, soit du vernis à ongles (les couleurs criardes pourraient éclairer la rue, et d’ailleurs elle sont recommandées pour la sécurité des cyclistes par la Fédération). Les clientes les plus fidèles, celles qui se sont inscrites, reçoivent un email par semaine pour les informer de la dernière promotion. Il y a aussi le groupe Facebook. Soirée déguisée ? Soirée tout court ? Envie de surprendre au collège ? Vous êtes invitée à venir dévaliser les rayons.

Toutes les parures se trouvent ici. Les adultes s’équipent pour les masquarades ; on trouve quelques masques, quelques costumes. Des femmes viennent trouver des bijoux fantaisie, des perles en plastique vertes ou bleues, de petites boucles d’oreille. Les motifs éternels, jaguar, zèbre et girafe, en coussin et en caleçon, sonnent comme une note de rappel pour le Nature et Découvertes d’à côté, laissent poindre leur touche Bardot ; après tout, de tout temps, la midinette est éternelle.

La politique de rachat et de reprise est drastique, car beaucoup en ont abusé. Après trente jours, c’est non, et c’est tout : la manager n’est pas là, inutile de demander. Allez ailleurs si c’est comme ça, de toute façon vous ne trouverez pas ce qu’on a ici. Rosie’s a le monopole du bric-à-brac des belles, c’est une chaîne internationale. Vous avez envie de lutter contre une chaîne internationale ? Je vous mets au défi. Allez-y toujours. L’eau passe sous les ponts en attendant ; la vendeuse d’hier passera manager, et la manager passera au siège, car ici, on promeut. Il y a de vrais plans de carrière si on s’accroche. On peut partir de rien. Faut tenter.

Dernière innovation, la carte cadeau. Parents, plutôt que de vous ennuyer à contenter des enfants insatiables, voici la carte cadeau, et qu’elles se débrouillent. C’est dit gentiment. Elles reviendront avec quantité de choses inutiles ; des années après, les maisons dont les enfants sont partis et les greniers garderont ces choses qu’une petite fille redécouvrira plus tard…dans les malles de sa grand-mère, des choses d’autrefois, qui ont si mal vieilli, et pris la poussière (le nylon et la poussière, berk)…et qui reviennent à la mode quand point sa propre adolescence. Alors le comble du chic, dans la cour de récréation, c’est ce qui sort de la malle, et qui un jour reviendra à la malle. Comme les cendres aux cendres, la poussière à la poussière, les affaires à la malle.

Il y a quelques hauts assez slim aussi. Plein de nylon orange et rose. La chimie épouse la fantaisie. Ce modèle-là, tout le monde l’adore.

 

 

Paris, le 17 septembre 2012.

L’épicier

 

            Sur le boulevard, l’épicier vend de toutes choses. Pour le dépannage à minuit, en denrées de base, céréales, lait, œufs, liquide vaisselle, jambon, papier toilette…on doit venir ici. Les prix sont un peu plus élevés qu’ailleurs, ce n’est pas du discount. Mais le travail est là, les heures de présence, les cernes, et les émissions qui passent en boucle sur la petite télévision noir et blanc qui accompagne les longues nuits sans sommeil. Après une certaine heure, les émissions deviennent soit hautement intellectuelles soit parfaitement ennuyeuses. Vous souvenez-vous d’Histoires naturelles, ces reportages sur la chasse qui étaient autrefois le lot des insomnies et des gastroentérites ? C’était aussi celui des épiciers, ouverts toute la nuit.

Originaire de Kabylie, le patron de cette épicerie tient le pavé depuis trente ans. Pas un jour de fermeture, sauf congé annuel et quelques fêtes, et pas toutes, clame-t-il avec fierté. Mais il n’est pas bavard.

En un espace exigu, il parvient au meilleur ratio achalandage/variété/mètre carré qu’on ait jamais vu. C’est tout si on peut avancer entre les bouteilles d’eau, les briques de lait, les couches-culottes et les boîtes de couscous. Ca tombe bien car le carrelage, une mosaïque de bruns, jaune, et rouge, et noir, tous un peu ternis, ne date pas d’hier.

Il vend aussi des produits de chez lui, enfin, de son ancien chez lui, enfin, il y retourne tous les étés, enfin quand il peut… Les épices qu’il a casées dans les recoins des rayons (il y en a deux) et des vitrines émettent des odeurs très agréables. Cela a fait monter le chiffre d’affaires. Safran, raz-el-hanout, tout le monde en achète. Les dattes, la harissa. Les essentiels, en quelque sorte, avec leur packaging si ringard, à base de dessins de palmiers et déserts, aspect années 70, couleur Technicolor. Très Dalida, orientaliste à deux sous, mais c’est ce qui fait vendre. Une forme de marketing en soi. Le plus réussi en la matière, ce sont les petites bouteilles d’eau de rose et de fleur d’oranger, avec leurs fleurs dessinées et leurs couleurs pastel. Et pourquoi pas une main peinte qui évoque le henné.

L’offre doit rester à la pointe. Maintenant, on trouve du lait de soja, aux côtés des briques de lait classique, et du yaourt bio au petit rayon froid au fond du magasin. Un choix soigné de plats précuisinés orne le congélateur. A tout moment, si vous avez faim en rentrant du bureau, à pas d’heure, vous serez sauvé. Il vous faut juste un micro-ondes.

Généralement, il y a des baguettes, et du pain plat. Ca se vend à toute heure. Les touristes, qui ne voient pas forcément la différence, en prennent pour leur sandwich, avec du jambon, du beurre, mais non, on ne vend pas de couteaux en métal. C’est le paquet de couteaux en plastique ou il faut essayer le bazar de l’Indien en face.

Pour égayer l’atmosphère (les rayons bourrés d’objet jusqu’au plafond peuvent être un peu étouffants) une radio joue, par-dessus le bruit de la télé et des ados du samedi soir (l’offre de vin va de la piquette pour ivrogne à une ou deux bouteilles pour client regardant en passant par les boissons de jeune), par-dessus les disputes de couples qui attendent un enfant, ou viennent d’avoir leur deuxième, par-dessus la conversation des gens du quartier, chanson française et variété. On alterne entre Chérie FM, Radio Orient et France Info. France Info, c’est répétitif, ça donne mal à la tête. RMC, c’est pour les taxis. Le mieux, c’est les radios qui passent des choses qu’on peut chanter à voix basse, en regardant le temps passer dans les boîtes de Haribo qui décorent le comptoir (il reste peu de de place pour poser ses achats).

La porte est toujours ouverte, qu’il neige ou qu’il vente. De temps à autre un client proteste : les prix, les prix, mais si ça ne leur plaît pas, il n’ont qu’à aller ailleurs.

 

Paris, le 10 septembre 2012.

La parfumerie

D’ici, on voit très bien en contre-bas, à travers la vitrine, qui circule sur le trottoir, dehors. On peut commenter à souhait. Les odeurs diverses enivrent les sens…au début. A la longue, elles donnent mal à la tête. Cent cinquante parfums, autant de déodorants, de poudres et de cosmétiques en toute sorte, tous plus toxiques les uns que les autres, se côtoient ici. Mais pour la maîtresse des lieux, l’hôtesse de nos enquêtes arômatiques, cette Salambôo de la vie locale, prêtresse du goût et vestale du Bon Sentir, cet endroit est le rêve d’une vie.

Images de publicité, regards profonds d’un mannequin homme ou femme, retouchés pour y montrer le ciel, rouge à lèvres en rangée successive comme une armée, comme les dents d’un requin, bon goût, séduction, beauté invoquée et beauté reproduite… elle a dans ce local construit sa propre marque, avant de devenir, l’an passé, franchisée. Les tons pastel personnels ont cédé le pas au code couleur maison. Moins de fait main et plus de prospectus papier, produit et expédié par la chaîne. Mais au fond, la boutique est restée la même. Derrière son comptoir où brûle un bâton d’encens (comme si ça ne suffisait pas), série limitée, créateur, la conseillère aux mille parfums vous ausculte : peau qui garde ? peau blonde ? peau brune ? pour un parfum, toutes les peaux ne se valent pas. Il y a les peaux à problèmes, il y a les peaux à santal et les peaux à citron ; à ambre et à jasmin.

Oui, certes, les parfums synthétiques ont brouillé les pistes. L’alchimie a rompu devant les assauts de la chimie. Greenpeace critique. Une employée a démissionné, parce qu’elle toussait. Mais c’est le conseil, le conseil qui fait toute la valeur du lieu, sinon il y a internet, le duty free, et la contre-façon : ici c’est plus cher, mais les clientes reviennent.

Elles (ils ?) reviennent car elles savent que Madame sait ce que veut leur peau. Madame sait dénicher cette odeur qui mystérieusement les rendra belles. Enigmatique, Madame sait la couleur qui épouse leurs yeux, qui épouse leurs cils, elle sait comment faire d’elles la plus belle des mariées (d’ailleurs on en parle encore, il n’y a qu’à voir la vidéo). La plus belle pour aller danser, etc.

En pause déjeuner, quelquefois, elle reste ouverte pour les copines qui viennent entre deux chercher des échantillons et dire du mal des collègues, des patrons, raconter leurs déboires, le boulot et les petites haines du travail.

Bien sûr il y a les adolescentes ; elle ne dit mot aux mères quand elle voit leurs filles revenir essayer le rouge en cachette. De toute façon, même si le string n’est plus à la mode, de nos jours, on ne cache rien aux jeunes.

Pour se tenir au courant, elle monte à Paris, une fois par mois, faire ses achats, voir les nouveautés. Et bien sûr, maintenant, aller au siège. Le TGV, c’est pratique, mais que de retards ; l’avion avait son charme. Rendez-vous : le Marais, Saint Germain des Prés. Voir les grandes maisons. Les cafés, les librairies, le style. Flâner dans les restaurants place de la République, et en rapporter ses observations. Non, tout ne se lit pas, ne se sait pas dans les magazines. Les journalistes gardent des choses pour elles.

Ah, et il y a les crèmes. Crème de jour, crème de nuit, crème jeunesse, extrême, crème anti-rides. Toutes les marques s’y mettent. Tant de crèmes : il faut faire son choix avec discernement, car on n’arrête pas la recherche.

Paris, le 2 septembre 2012.