Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: café

Aux pâtisseries portugaises

Au Portugal, les choses vont mal. Crise, récession, et austérité. L’émigration est revenue. Il n’y a jamais eu autant de départs depuis trente ans. Les gens vont au Brésil, en Angleterre, en Angola et au Mozambique, voire en Australie. Ici, à Paris, les produits portugais s’arrachent aux vendeurs : sardines, gâteaux, confitures, miels, pasteis. Alors pourquoi pas Paris…

C’est comme là-bas. On vend une petite sélection de produits ; des choses à manger. La deuxième vague de la cuisine portugaise à Paris s’adresse à une clientèle différente. D’anciens vacanciers nostalgiques, des compatriotes exigeants, des citadins en goguette, des gens bien comme il faut qui veulent essayer autre chose. On fait exister ici un coin du pays, un concentré de souvenirs qui fait dire parfois que c’est « cliché ». Normal, on a rassemblé le meilleur ; bien sûr que ce n’est pas exactement ainsi au pays ; que les boutiques ne sont pas toutes d’épicerie fine et qu’on y vend aussi des Snickers. Mais l’Europe se construit aussi à travers le goût. C’est lorsqu’il y aura des spécialités de tous les pays, de petits gâteaux à la mode ; lorsque les Parisiens s’arracheront le curry wurst et les Berlinois le chou à la crème (qui fait son grand retour), qu’on pourra se dire : c’est bon. N’attendons pas l’Europe de la défense ! ou bien, mettons que quand les food courts d’Europe existeront, c’est qu’on y sera de longue date.

En tout cas ici ça marche bien. Les gens se succèdent, et ils veulent tous la même chose. Ces gâteaux qu’on fait nulle part ailleurs. Le gâteau à la pâte de riz. Le gâteau qui n’est pas un flan. La patronne veille patiemment sur le flot des clients de tous les jours. C’est ouvert aussi le weekend : on aime travailler, et pour réussir, il n’y a que ça qui marche. On a pensé l’espace comme un gâteau ; il est petit, il est exiguë, efficace : on va droit au but, pas de temps à perdre. C’est ça l’Europe nouvelle : pas de temps à perdre, fini le temps des empires gras. Il faut pouvoir compter sur soi, trouver les ressources, les épargner, et penser à ce que les autres ne voient pas. Ouvrir un magasin à Paris. Une pâtisserie d’un genre un peu spécial. Laisser entrer les gens, leur proposer de la cannelle, des cafés, des thés, et se dire qu’avec ça et un peu d’ingéniosité, on aura de quoi vivre. Il faut une démarche, que ce soit classe, pas quelconque. Et ça marche.

Paris, le 2 mars 2014.

Aux peuples ukrainiens et russes.

A Mourad Maher, pour m’avoir remonté le moral un soir il n’y a pas si longtemps.

Elections européennes le 25 mai 2014.

Le torréfacteur


            A plusieurs mètres de la boutique, dans la rue piétonne, on sent les vapeurs du café qu’exhale la porte ouverte du torréfacteur. Dedans, ce n’est que sacs de grains, bruns, en toile rêche, qui dégorgent presque (la magie du vrac, c’est une abondance qui ne déborde pas…), et tant la vapeur que l’odeur de ces grains. Le café, c’est plusieurs niveaux d’odeurs, pour qui vit loin des plantations : le grain, le café moulu, le café torréfié, le café préparé, l’odeur de la boisson, l’odeur du fond de tasse refroidi, le marc, la tâche sur le vêtement, le petit chocolat qui l’accompagne au restaurant, le nuage de lait, le petit sucre. Tout ça réuni. Ici, on a le grain et la vapeur. L’espace ressemble à une chaîne montagneuse : sacs de jute qui cachent des rayons de boîtes et de sachets, rayons couronnés de comptoirs, et au fond, de grandes machines professionnelles, industrielles, tout en métaux et en becs, en tubes, en crachoirs et en réservoirs, pour moudre, torréfier, et enfin pour déguster (debout). On fait aussi du chocolat, et même de la chicorée et deux trois thés. Pour montrer qu’on est ouvert d’esprit. Mais vraiment, ici c’est le café, et chaque sac a son pays : Colombie, Ethiopie, Guatemala, Brésil,… vous connaissez celui-là ?

Pas loin d’ici, un café américain, une grande chaine, a ouvert, ou plutôt, récupéré un local commercial. Mais voyez-vous, explique le patron, c’est pas pareil. Il n’empêche, plus on boit de café, plus on viendra ici, spécule un client. C’est une culture, chacun essaie d’atteindre ce sommet insurpassable du goût et du raffinement. A l’âge de la consommation ostentatoire, le lieu d’achat de votre café, la connaissance de son lieu de production, oserait-on dire de son terroir, pour ne pas dire de l’identité des producteurs…tout cela vous distingue dans la vaste exposition des exceptionnalités. Réunissez les ingrédients d’un individu original : choisissez cette cafetière-là, prenez ce grain-là, et dites ceci à votre rancart, lorsqu’elle ou il passera pour prendre un dernier café.

Mais revenons à ce sujet plus circonscrit. Le magasin est bondé, le samedi, car cette odeur magique plaît même aux enfants qui refrognent à considérer ce breuvage parental, sur la table du petit-déjeuner. C’est une étape authentique, et à défaut d’un Nature et Découvertes, ou en sus, au moins on a l’impression de retrouver quelque chose, ici, une odeur d’enfance, un archipel de parfum végétal, dans le monde commercial aseptisé de poulets javellisés et de fruits calibrés. Et ces sacs pleins procurent une sensation de richesse : les clients aiment ignorer les spatules et plonger les doigts dedans, comme un planteur vous montrerait sa récolte. Et si on allait là-bas, en Colombie, ouvrir une café ? s’est demandée un jour ou l’autre une cliente un peu désespérée. Et on vivrait de quoi ? lui a répondu son conjoint. Je ne sais pas, on trouverait, a-t-elle répondu, dans la grisaille automnale…

Dans notre grisaille européenne, où parfois nous peinons à repérer les lumières du ciel, une nuée de tasse fait parfois office de brume de rizière, de brouillard de mer tropicale, comme Catherine Deneuve, au milieu de la baie d’Along, dans ce film.

Retour à la boutique. Le sol est brun-noir : carrelage qui rappelle le thème dominant. Murs blancs. Couleurs de commerce de café au fil des siècles, gravures : bateaux arabes, galions espagnols, images du Brésil, de Martinique, photographies de femmes populaires et élégantes, images de grains sur fond d’herbe tropicale. Photos d’agriculteurs—ici, on fait pas mal d’équitable—. Des visages ridés, mais dignes. Beaucoup de noir et blanc, cela ennoblit.

Il y a des livres, aussi, car il y a mille façons de boire le café, du microscopique ristretto à l’Américain du coin de la rue, en passant par le café turc, oracle des cafés au marc goûteux et prémonitoire, ou notre merveilleux café au lait. Vous allez voir qu’avec un peu de lait végétal et de chicorée, vous allez le redécouvrir. En Louisiane, il se boit encore comme ça : café, chicorée, lait et sucre. Mettez-y de la cardamome comme au Levant. Essayez. Les patrons sont prodigues, car ils aiment bien essayer. Les desserts aussi, avec le café : on vend des tablettes de chocolat et des grains enrobés. Mais vous pouvez aller tellement plus loin…

Les patrons aiment le café, mais ils boivent surtout de l’eau, et ne sentent plus rien, mais savez-vous, le halo aromatique du grain neutralise beaucoup de mauvaises odeurs ; ça vaut bien le bicarbonate de soude. « On le saura plus un jour ; le café, c’est sous-exploité en médecine. » Prenez-en pour les maux de tête. Le mot café, ça vient de l’arabe, et veut dire stimulant, entre autres.

***

            On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même.

Marc-Aurèle, Pensées

 

Paris le 11 novembre 2013

A tous les morts et aux rescapés des dernières guerres.