Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : mars, 2015

Merci

Chers lecteurs,

Après près de trois ans, j’ai décidé de suspendre ce projet en tant que publication hebdomadaire. Dans les semaines qui viennent, je ferai des relectures et une compilation ajustée des récits publiés sur ce blog. Trois ans, cela représente près de cent cinquante histoires.

J’annoncerai aussi mes prochains projets ici ; vous pourrez les découvrir très prochainement. N’hésitez pas à en parler autour de vous et à revenir.

Et merci pour votre fidèle compagnie (vous avez été près de 1.700 lecteurs chaque année, lisant chacun en moyenne deux histoires).

Frédéric Benhaim.

Popcorn de luxe

C’est la guerre en Syrie, la tension dans les banlieues, la stagnation en Europe et la crise dans les BRICS.

C’est un moment compliqué pour les commerçants de la capitale. Dur d’être épicier (les superettes font une concurrence atroce). Dur d’être libraire (les libraires ferment les uns après les autres, face à la commande en ligne, aux chaînes et aux smartphone…). Dur d’être…

Mais de nouveaux « besoins » ne cessent d’être lancés. La loi de Say, comme diraient les manuels : l’offre créé sa demande.

Voici donc le magasin de…popcorn. La salle de spectacle est toute proche ; ça tombe bien. Bien sûr, comme toujours, comme pour les hot dog, comme pour les hambourgers, comme pour les cupcakes et les choux à la crème, on a repensé le concept. Comme à chaque fois, on a décidé de faire autrement. Au final, qu’est-ce qu’on vend. Des choux, des cupcakes, des hot dogs, du popcorn. Oui, mais avec passion… Le débat reste ouvert.

Nous voici devant la vitrine en pleine journée. Vous avez plein de variétés, sucrées ou salées. La base (le maïs) n’est pas un maïs comme les autres. Ici, on réinvente sans cesse, et comme une lessiveuse d’un genre particulier, la gastronomie française a ingéré une spécialité d’ailleurs pour la ressortir à sa sauce. Bien sûr, cette boutique participe à la boboïsation du quartier ; certains diraient la gentrification. Avant, dit-on, à cet emplacement, enfin, il y a fort longtemps, il y avait un pressing terne (un pressing ? mais pourquoi faire… ?!). D’un autre côté, hausse les épaules en opinant le passant, les bobos, ils ne peuvent pas tout conquérir. A force que tout le monde se fasse pousser la barbe, il n’y aura plus de hipsters à distinguer. On fera quelque chose d’autres, ou plutôt, ils vieilliront et les jeunes feront quelque chose de nouveau. En attendant, se dit le passant, en souhaitant leur accorder le bénéfice du doute, essayons les nouveaux popcorns. Dedans, dans un décor néo années 50 (encore un), façon fête foraine, un charmant vendeur et une charmante vendeuse (recrutés ailleurs que dans le quartier ?) attendent au comptoir.

Paris, le 16 mars 2015.

La galerie d’art

Au départ, les gens n’ont pas compris de quoi il s’agissait. Elle s’était installée dans une rue trop calme. Or le passage c’est tout, dans le commerce ; même dans celui de l’art. Il a fallu du temps pour se faire un nom. Ca a été dur.
L’art moderne, l’art contemporain attirent les foules au musée, mais dans une galerie, quand il s’agit de débourser et que l’artiste n’est pas fort connu, même s’il « monte », cela reste un défi. Il faut y croire. Il faut surtout, dit la fondatrice (ici, on est fondatrice, plus que patronne, ou, chef d’entreprise, peut-être parce qu’il s’agit des arts, peut-être parce qu’entrepreneur se dit surtout au masculin…) « accompagner le client ».

« Tout est fondé sur le relationnel, explique-t-elle. Il faut les connaître, eux et leur goût, anticiper leurs craintes, devancer leurs désirs inhibés. » Parfois, on ne sait pas qu’on va aimer une oeuvre, parce qu’on ne l’a pas encore rencontrée.

Tout est volatile, mortel dans le monde. Regardez ce qui vient d’arriver à Hatra et Nimroud. Pourquoi acheter encore ? Pourquoi collectionner ? C’est ce qu’elle se demande, elle-même, avec sa petite équipe de deux assistants, le matin en ouvrant l’ordinateur, un Apple très léger, posé sur une simple table de designer, elle-même  solitairement placée au fond de l’espace gris et blanc de béton poli et de peinture neige. « C’est un acte de foi. », conclut-elle, sur l’humanité, sur notre capacité créative, et peut-être, « un acte humain », pour pouvoir soutenir ceux qui créent, que tout tente d’empêcher.

« Parfois, je me demande moi-même pourquoi ils le font. » Mais je sais qu’à leur place la question ne se poserait pas.

Au fil des années, elle a vu arriver, lancé des artistes. Certains exposent toujours ici. C’est un cheminement, avec les artistes, avec les collectionneurs ; une petite communauté ; une famille. J’ai des dossiers sur lui, sur elle. Je connais leurs maîtresses, leurs amants. Mais ils en ont aussi sur moi. Et c’est ainsi qu’on avance. De moins en moins d’artistes passent la porte pour présenter des oeuvres ; tout passe par mail. On écoute peu de musique, dans le local ; la galerie a besoin de calme ainsi que le visiteur. Il y en a de toute façon lors des vernissages, et avec les années, la patronne met de plus en plus d’argent dans le buffet, parce qu’y’en a marre [de mal manger]. C’est déjà une affirmation politique : c’est pas parce que vous payez rien que vous mangez de la merde. Et c’est une éthique de l’accueil et de la relation client ; qui sait ce que l’autre peut faire pour vous, ou dire de vous, en bien et en mal ? Autant le soigner comme on se soignerait soi-même.

Le plus gros du boulot,  ça reste de monter l’exposition, de préparer les salons, de gérer les douanes… Avoir quarante oeuvres coincées à la frontière, c’est une des expériences les plus angoissantes qu’une galeriste puisse connaître. Ca ne va pas de soi. Et c’est déjà arrivé : l’expérience du stand vide, les confrères et consoeurs qui viennent vous demander ce qui vous arrive, avec un air de commisération. Les rendez-vous qu’il faut annuler.
Un jour elle arrêtera. Elle a quelques oeuvres chez elle, c’est bon. Elle n’a pas fait fortune ; ça va, mais y a pas de quoi pavoiser. Juste de quoi se payer des séjours en Italie —c’est l’essentiel—. Tant de gens sont dans le besoin, même dans ce métier. Gérer les coûts fixes. Je ne sais pas comment j’ai fait.

 

Paris, le 9 mars 2015.

Au lendemain du 8 mars, à toutes les femmes entrepreneures, galeristes, artistes, et à toutes les personnes mobilisées pour la défense et la promotion des droits des femmes dans le monde.

Le primeur souterrain

    Ce qui manque le plus, c’est la lumière du jour. En hiver, quand les journées sont courtes, on entre ici et on en sort de nuit. C’est une nuit éternelle et ça a quelque chose de très particulier. Quand je repense au pays, je suis ébloui, je n’en crois pas mes yeux d’avoir vécu dans tant de lumière.

Dans une station de métro éloignée de son lieu d’habitation en grande banlieue, le vendeur de fruits et légumes officie ici chaque jour, proposant des denrées fraîches dans cet univers de pierre et de ciment. Une explosion tropicale qui surgit au détour d’un couloir et rafraîchit la lueur des néons.  Parfois, vous vous arrêtez pour acheter une banane, parce qu’au fond c’est meilleur que d’acheter une barre chocolatée à la machine, et que vous en avez encore pour une bonne demie-heure.

Ici, à force de voir des millions de passants défiler, ils finissent par en reconnaître. Et comme dans toute boutique de quartier, il y a son lot d’habitués. Un vieil homme vient ici tous les matins et prend une pomme. Quelques dames font leurs emplettes sur le chemin du retour, c’est toujours ça de fait. On fait des promo en permanence ; on vend à la criée aussi, quand on a de la voix. C’est à mi-chemin entre le marché et le stand. Quelques spots éclairent les fruits d’une lumière jaune, chaleureuse, et rien que cela suffit pour attirer les passants égarés dans tant d’obscurité lumineuse. Nous sommes comme des mouches, répète-t-il en riant, il nous faut de la lumière. Bien placé pour le savoir…

Au loin, on entend, sous le bruit des pas, les musiciens postés à leur endroit, jouant tantôt de la musique chinoise traditionnelle, tantôt de la musique d’Amérique latine. En fait il y en a deux, et souvent ils se disputent le volume de leurs interprations respectives. On voit de tout, dans le métro, vous savez.

Il y a, comme de bien entendu, des promos sur les bananes cette semaine, sur les oranges, et un arrivage de mangues. On coupe les mangues et on offre des clementines à la dégustation. Les clients aiment bien. Goûter un fruit paraît naturel ; nous sommes loin des vergers mais le réflexe est toujours là. Bien sûr qu’il y a des voleurs, mais on sait y faire ! vante le vendeur, et puis, quand on n’y prend garde, il y a les rats…
Au Pakistan, son grand-père et son père étaient aussi vendeurs. C’est un métier, c’est un gène, dit-il en rigolant. Il y a toujours un Parisien qui traîne sur des pommes, c’est comme ça qu’il a appris à maîtriser le français.

Paris, le 1er mars 2015.