Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : décembre, 2013

Aux décorations de Noël

Noël est passé, tout est déjà en soldes. Ca sent la relève, et comme un lâche soulagement. Au-revoir les repas et les fêtes, le cérémonial, les beaux habits et les remarques de la Tante Ursule, ou de l’aïeul qui radote, ou les objets volants de Cousin Untel, qui ne passe jamais le seuil de l’adolescence, comme perdu dans un vortex hormonal…ou tout, ou rien de tout cela si vous avez de la chance ou de la malchance…Pour d’autres Noël c’est une fête entre amis. Pour certains, c’est une bouteille de vin. Le bonheur, le malheur, dans tout cela est difficile à décerner ; il se loge là où on ne l’attend pas et ne prend pas toutes les formes les plus attendues.

Les boules de Noël, c’est un peu ça. Il y a un Noël traditionnel : des boules qui scintillent, qui reflètent mille petits éclats de Neige dorée. De fausses pommes (savez-vous qu’au départ, on accrochait des pommes et des oranges, appelées pommes d’or ?). Du cristal (qui a remplacé les aliments, plus tard). De jolies sculptures de bois, petites, d’anges et de reines, qui se promènent dans les airs, suspendus à de minces fils dorés ou transparents. Ca c’est le Noël des marchés, le Noël des réclames, le Noël des vitrines, le traditionnel. C’est un monde « féérique », qui est sensé vous amener au pays des elfes, dans un monde médiéval-fantastique que vous apprécierez même si vous n’avez jamais été très Dongeons et Dragons, jamais très contes de fées. Noël, c’est le moment où on se transforme tous en geeks obsédés par la magie des mondes imaginaires. Tout ça c’est un rayon entier du magasin, tout un pan de mur, et c’est magnifique.

Si votre Oncle Jimmy aime aussi se déguiser en Père Noël, ici plusieurs costumes pourront l’accomoder. Vous avez le style Saint Nicolas, plutôt cape et robes rouges. Vous avez le style Père Noël moderne, même pour les minces. Vous avez le style Père Noël revisité de noir, et quelques perruques. Pour les féministes, ou les Maman désireuses de se déguiser, voici Mère Noël en quatre tailles. On vend aussi les lunettes rondes pour l’un ou l’autre, les accessoires, la ceinture noire, les bottes (vous pouvez vous en servir en guise de Moon Boots, mais cette année il fait trop chaud). Dernière nouveauté, si vous allez aux Tropiques pour Noël comme nous l’aimerions tous, les maillots de bain rouges. Oui, là aussi, il y a des sapins et des barbes blanches.

Mais revenons aux décorations. La suite ce sont les choses qui se pendent et qui vous surprennent : objets suggestifs voire franchement sexuels, imitation de fruits, guirlandes de petits ananas en plastique. Le rayon insolite croît chaque année ; il y a tout un courant de gens qui en ont assez de l’épicéa et du clinquant. Ils veulent parer un cactus, un palmier, un bonzaï. Souvent un objet décoratif suffit.

Un peu plus loin, là, sur votre gauche, vous avez le royaume de la guirlande. De toutes les couleurs, à vous en faire mal aux yeux, ainsi que les électriques de toutes couleurs, et luminosités, et qui vont éclairer votre salon. Ce genre d’accessoire brillant au possible se vend toute l’année ; il fait office d’éclairage dans de nombreux restaurants, salons, ou chambres de célibataires. Cela indique une certains chaleur humaine, l’esprit de la fête prolongée.

La moquette, c’est un motif en arbres de Noël et traîneau. Sans doute vous a-t-il échappé que vous pouviez aussi décorer votre sol. Là votre œil se fixe sur la peinture et les décalcomanies spéciales, Sapin, Croissant de Lune, etc. Il y a aussi les décorations murales, d’ailleurs, les étoiles pour cime d’arbre. Quelques autres décorations près de la caisse, pour les autres religions, Chanukkah, Ramadan ; en toutes saisons, on fait magasin de décorations ; en saison spéciale, on multiplie les décorations pour coller au thème. Noël, c’est « la » grande opération. La vitrine, d’ailleurs, est partiellement couverte de neige artificielle, dedans, différentes modes d’arbre de Noël sont exposées. Une musique douce, de clochettes, retentit, ainsi que les incontournables tubes de la variété internationale. Venir ici, c’est un peu comme aller au parc d’attractions ; une fois, de temps en temps…

A James Bush et David Reid, qui se sont rencontrés dans une boutique.

Paris le 29 décembre 2013.

Bonne année à tous.

Le supermarché asiatique

Au supermarché traditionnel, il y a quelques marques célèbres qui proposent depuis vingt ans les produits d’Asie : sauce soja, nems, ou chips de crevettes. Mais dans l’ensemble, cela reste pauvre et la qualité n’est pas au rendez-vous. Les connaisseurs viennent au supermarché astiatique. Asiatique, vous savez, cela ne veut rien dire… Aucun rapport entre la Turquie et le Japon. Mais on appelle ça asiatique, et on parle d’Extrême-Orient, et ça nous parle à nous, vu d’ici.

Au supermarché asiatique, donc, vous trouverez tout ce qu’il faut en fruits, sauces, desserts curieux. Commençons par le dessert justement : lait de coco, riz, taro, tapioca, herbes vert vif ! Haricot rouge, haricot mungo ; les légumes et les féculents les plus banals se transforment en délices ! Un peu comme notre pain perdu qui devient un plat sucré. Tout ça est conservé dans un frigo ouvert, où chacun peut se servir, et provient d’une fabrication ostensiblement artisanale, ce qui rassure certains clients et en effraie d’autres. Allez-vous vous essayer à goûter le dessert vert vif trempé dans le lait de coco ? Oserez-vous étonner les convives de ce dîner chez des gens un peu traditionnels ? Les plus audacieux feront le pas sans hésiter pour surprendre éduquer et provoquer.

Les fruits viennent de loin mais ils sont beaux à voir ; il y a quelque chose de dépaysant, comme un morceau de chaleur et de Tropiques, dans une mangue qui traîne sur une avenue en décembre. A se demander pourquoi les cafetiers ne décorent pas leurs tables d’ananas au lieu de les chauffer au gaz. Les pommes, poires, oranges, tout ce que vous croyez connaître et dont vous ne savez que la version espagnole sont toutes différentes. Venir ici c’est voir qu’ailleurs, on ne fait pas comme ici…

A l’intérieur, c’est propre, mais ça sent plus fort que chez X-marché ou Y-four. En fait, ça sent tout autant chez Super-V ou T-Mart, mais pour vous, le fromage, c’est normal, et ici, l’odeur du poisson, c’est normal. D’horribles néons éclairent tout d’une lumière froide de réfrigérateur. Supermarché oblige. Les carrelages au sol sont beiges. Supermarché oblige. Et comme dans le hard discount, vous avez le sentiment qu’entre le hangar et le lieu de vente, il n’y a jamais vraiment eu de transition. Qu’importe, car vous vous promenez avec votre panier, et avec lui, vous êtes en voyage.

Difficile, au début, de tout explorer. C’est comme dans une librairie : il y a trop à voir, ça finit par donner le tournis. Tout un rayon est consacré à des conserves qui proposent de merveilleuses choses à base de tofu et soja : fausse viande, tofu en sauce huileuse, tofu en sauce piquante, tofu en sauce salée, et le tout peut accompagner légumes ou viande, selon que vous soyez végétarien ou simplement amateur. Juste après, il ya les alcools : alcools de riz , bières chinoises, thaïes, japonaises, et puis des bouteilles aux colorations plus ou moins réussies : alcool de letchi, par exemple. Souvent le packaging est banal, mais les images, les caractères, les produits évoqués perdent le consommateur européen en un choix simple : t’essaies, t’essaies pas. Si c’est vendu, et si quelqu’un en mange, c’est que ça doit pouvoir se manger, s’est dit l’un ou l’autre des clients peu habitués un jour ou l’autre. On les reconnaît parmi les clients de tous les jours, qui conversent avec les dames à la caisse. Ils et elles prennent leur denrée comme vous et moi à la boulangerie ; sans façon. L’objet de l’attention n’est plus l’achat. Pour le curieux, il n’en est pas ainsi, et sa façon peu assurée de tenir ses achats, de les porter, et même de les poser sur le tapis et de les emballer lui donne un air puceau, comme quelqu’un qui irait au magasin pour la première fois. Imaginez l’impression ! t’es jamais venu dans une superette ou quoi ? — Je n’ai jamais vu ça…

Paris le 23 novembre 2013

Aux autres petits-fils d’Elie, en particulier Jérémie Bouaziz et Yoram Elkaïm.

Matelas, literie, sommiers

De l’extérieur on dirait un esemble de plaines polaires, coupées au carré, enrobées de plastique, de plateaux blancs sur lesquelles on pourrait faire atterrir des drones. Il y a dans les vitrines de grands matelas blancs à l’air moelleux et invitant, de petits nids qui n’attendent que vous, votre moitié, et vos souris. Confort, et modularité.

Songez à votre santé ! Et si vous dormiez mieux ! Pensez à votre dos ! peut-on voir écrit, sur les vitrines, sur les murs, peut-on entendre dans les discussions menées par les vendeurs. Aux esprits désireux d’acheter la paix du ménage avec un matelas plus grand, ces arguments viennent renforcer le désir d’achat, justifier le geste. Motiver l’investissement. Un divorce, ça coûte tant. Un matelas, ça coûte beaucoup moins. Et ça, sans compter les emmerdes.

Mais un matelas, un sommier, le tout ensemble, c’est onéreux ! alors il y a toujours des promotions et des affaires à faire. D’énormes panneaux jaunes vous le signalent dès la vitrine. C’est écrit au marqueur, rouge, noir, impossible de rater. -15, jusqu’à 40%. Solde exceptionnelle. Tout doit disparaître, à nouveau. Liquidation finale, cette fois. Vraiment, maintenant, on ne plaisante plus. C’est ce mois-ci ou jamais. Profitez-en, il reste quelques jours, quelques heures. Et en plus, en ce moment, c’est sommier, sangles, oreillers, offerts. La livraison, c’est autre chose, mais on peut reprendre, on peut faire un prix, ça dépend de la saison et des autres commandes. Vous savez, dormir c’est comme manger et boire, on n’investit pas assez. Savez-vous que c’est pendant le sommeil que le cerveau se vide de ses toxines ? Non, vous ne le saviez pas. Et que le crâne doit être incliné de la bonne façon ? Non plus. Tenez, on vient de rentrer ce nouvel oreiller, c’est une merveille ; un très bon produit. On a coutume de dire qu’il favorise l’élimination cérébrale, ici, chez nous. Allez vérifier, si vous voulez, mais c’est ce qu’on dit, nous. Et en plus, il est ultra-léger, et anti-acariens.

Les néons éclairent l’ensemble de manière uniforme et presque douce. Si vous regardez bien, vous verrez des nuances : jour, nuit, pénombre. Le tout dessine des ombres fort différentes sur le faux parquet et les murs blancs, que décorent quelques cadres de photos génériques, Caraïbes et Alpes. Le néon vous présente différemment selon qu’il est seul ou allié à d’autres éclairages. Songez-y, et pour mieux vous y faire penser, on a disposé quelques lampadaires imitation cuivre autour des lits.

Un lit, c’est aussi un premier investissement pour un jeune couple ; le ciment d’une relation, sans mauvais esprit ! Alors payez en plusieurs fois, car on est conscient que c’est un investissement ; mais considérez : c’est un investissement ! bien dormir, c’est être bien éveillé ! Bien travailler, bien se dépenser. Vous vous êtes vu quand vous êtes crevé ?

Quelques fausses plantes parcourent le magasin, comme pour ponctuer l’espace autrement bien plat, fort horizontal, avec les lampadaires. Ca fait des années qu’on est dans le métier, et ces derniers temps, les affaires sont moins bonnes, car les gens essaient de prolonger la vie des matelas, voire achètent des occases (on trouve ça dégoûtant), voire vont dans les zones industrielles chez le Suédois. Ca n’empêche, la population augmente, les ménages aussi, et avec eux, la demande en logement, et au final de matelas. On a su évoluer avec la demande. On fait le style futon. On fait aussi du matelas « sur mesure » (on commande, quoi). Du matelas en tout genre, car de nos jours, on voit de tout, en matière de modes de vie. On est là pour rester, en d’autres termes. Le sommeil, en principe, ça restera !

Paris, le 16 décembre 2013.

Au King-Sized Bed qui n’a pas pu tout sauver…

La librairie engagée

 

            Des luttes des années 60, 70, et avant, et après, il reste des livres, et des souvenirs. Ici, le tout se mêle à du papier à cigarette sur fond d’espoir. La boutique est structurée comme suit : en vitrine, des thèmes : en ce moment, c’est l’Afrique, la Françafrique. Dans la boutique, on vend plus que du livre : de l’enregistrement audio (CD), des DVD (le documentaire sur Lumumba, tiens), des cartes postales, quelques affiches, des marque-pages, des livres pour les enfants (une approche qualitative). Et évidemment les ouvrages politiques : romans, littérature engagée, biographies, autobiographies. Mémoires et recueils. Remémoration. Il y a des responsables socialistes que vous avez peut-être oublié, mais sans qui vous n’auriez pas vos petits avantages d’Européen de l’Ouest : congés payés, semaine de travail limitée, protection contre la maladie… Il y a des responsables révolutionnaires des pays andins à qui on doit beaucoup ; avec le recul, c’était dommage de s’occuper autant de Mao.

C’est une curieuse chose que d’être une librairie engagée au 21e siècle. L’information n’est plus qu’ici :  à une époque, hors des librairies engagées, pour savoir quelque chose sur Trotski, César Chavez ou Rosa Luxembourg, point de salut. Mais maintenant tout ça est sur wikipedia, enfin pour les âmes qui se contentent de peu. Quel est l’intérêt ? On se vit comme un petit phare dans une brume de pensée unique ; une bougie tenace dans la pénombre grise. Politiquement, c’est devenu difficile de se situer : entre le Front de gauche, les écologistes critiques et la gauche alternative. Mais à mesure que les années passent ça se destructure. Quelques moments d’intérêt, comme Bové en 2007. Et pourtant ce n’est pas la pensée qui manque. Il y a tant d’intellectuels ! tant de livres qui s’écrivent ! tant de richesse à partager !

Librairie engagée, la librairie est aussi une librairie de quartier. En pénétrant, vous constaterez qu’on a gardé le carrelage beige et couleurs années 70. La caisse est un bureau sur la gauche, toujours surchargé, avec en plus des piles de livres, le terminal CB, un ordinateur avec un tableur grand ouvert (pour retrouver les clients, les numéros de cartes de fidélité, les coupures de presse…). Il y a peu de rayons ; deux sections, littérature à gauche, le reste à droite. Beaucoup d’ouvrages récents, quelques anciennes rééditions, une petite section où l’on vend quelques livres en seconde main, mais vraiment des choses qu’on a du mal à trouver ailleurs. Il y a quelques années, la maison a frôlé la mort, mais maintenant ça tient à peu près, bon an mal an, avec les différentes clientèles. L’avenir de la profession, personne ne le dira ; on continue. Il paraît qu’aux Etats-Unis les chaînes sont mortes et les indépendants sont restés, moins nombreux, et ça fournit une note d’espoir, car après tout si ça se passe en Amérique, dans quelques années, ici…

Paris, le 9 décembre 2013.

Note spéciale de l’auteur : je n’ai pas soutenu Bové en 2007, c’est de la littérature ! 😉

Le magasin de reprographie

Le bruit mécanique des copieurs est constant dans cette petite boutique, située à proximité de l’université. Les étudiants se succèdent à longueur de journée, mâchant des barres de chocolat et buvant des boissons sucrées, parfois détendus, parfois anxieux, parfois terriblement pressés. Les clients dernière minute, ce sont les pires ; il faut un calme absolu pour les supporter, mais il le faut, car ils reviennent toujours. Il faut leur montrer que vous pouvez travailler avec leur névrose, leur retard, leur désorganisation, et ils seront à vous, toujours à vous, a pensé, un jour ou l’autre, un commerçant qui a pris le temps d’y réfléchir.

Il y a une couleur qui domine c’est le gris : le gris des machines si vite vieillies, usées par le passage quotidien de tant de devoirs, manuels, cartons d’invitation et pièces d’identité. L’odeur, c’est celle du papier et du plastique chaud : l’air est irrespirable à l’homme de grand air. C’est une atmosphère de rat ; un environnement fait pour les humanoïdes que nous sommes déjà.

La gestion du papier est un problème permanent : il y a des ramettes partout, entassées, empilées, calées sous les tables et sur les dessus de certains meubles. Le papier cramponné, en boules, est aussi partout, et les corbeilles n’y suffisent plus. Il faut sans cesse nettoyer ; ça, les clients ne le voient pas, et pourtant elle y passe un temps fou.

L’espace est réparti autour des photocopieuses, maîtresses des lieux, numérotées. Chacun doit en référer à la machine qui lui est prescrite par la patronne. Ensuite, vous allez la voir et vous lui indiquez votre numéro de copieur, et elle vous indique combien vous devez. Pour les impressions spéciales, pour les sodas, voir avec elle. Pour les commandes en nombre, même chose.

En Iran, cette dame était sûrement pharmacienne, docteure… Elle vous répond et vous accueille avec une courtoisie toujours renouvelée, et ne hausse pas le ton face à l’impertinente gamine de vingt ans qui veut tout relié en quarante exemplaires dans une heure. C’est rare à Paris !

Si vous décidez à prendre autre chose, vous pourrez choisir parmi les cahiers, les stylos et les boissons. Bientôt, elle « fera » aussi des confiseries.

Caen, le 1er décembre 2013.

A la famille Morice.