Le magasin de porcelaine

Un éléphant dans un magasin de porcelaine, c’est oublier un enfant dans un magasin de porcelaine. Les mères qui entrent avec leurs mômes et leurs ballons ne se rendent pas compte, ou plutôt, quand elles s’en rendent compte, c’est trop tard. Qui croirait qu’une pièce de forme coûte autant ? Qui croirait que Limoges, Villeroy et Boch, Sarreguemines, que tout cela est si fragile ?

La France est un grand pays de la porcelaine : un Premier ministre a dû le déclarer un jour, car il y a Gien, (Limoges encore), (Sarreguemines, encore), et puis les faïences, toutes ces faïences. Le cristal de Baccarat. Ici, c’est plutôt porcelaine. Trouvez un régal des yeux pour vos convives. La porcelaine se porte bien en temps de crise, mieux que le verre, dit-on. Mais on dit beaucoup de choses. Retenez ceci : c’est ici que le bon goût rencontre le repas. Et bien plus ! La porcelaine peut tout être : horloge, statue, figurine, ou toute autre chose décorative et inutile, mais l’utile et l’inutile, c’est comme les goûts et les couleurs.

Des promeneurs viennent regarder, admirer, rêver d’acheter ; des dames viennent racheter des pièces cassées. C’est une façon de léguer. Collectionner un service peut d’ailleurs prendre toute une vie ; on achète le tout, pièce par pièce. Des touristes, et de jeunes mariées, et leurs familles avant le mariage. Le service reste un passage obligé pour les beaux mariages. C’est le moment dans la vie, le moment ou jamais. Après les enfants viennent, et c’est aux remplacements qu’il faudra songer. En fait, chacun veut de la porcelaine. On a cru que ce serait fini ; que l’esprit fonctionnaliste de formica, de verre et d’aluminium allait tout remplacer par du jetable. Du pratique. Du lavable. Du solide. Mais les années ont éprouvé le concept, et le jetable, lavable, pratique et solide ont changé de notion, de définition. Désormais la porcelaine va à la machine. Elle tient mieux, enfin un peu mieux. Et puis elle est terrienne ; immuable. Kaolin, feldspath, argile, et quartz… Et c’est le prestige. Le prestige…

Une artiste lettone travaille la porcelaine blanche avec de l’argent. De subtils et magnifiques motifs ponctuent le blanc neige de traits vifs, comme les affleurements d’une mine.

Armani, Ralph Lauren, les marques japonaises… quand on veut ses lettres de noblesse, et qu’on a commencé dans la soquette, on fait du linge de maison, on fait des services en porcelaine. Du Louis XV, en somme. Revisité, bien sûr ; les assiettes sont plutôt carrées, le design est minimaliste ; il faut que cela rappelle le vêtement, la boutique. Même les fabricants de machine à café font faire de la porcelaine. Ici, on ne vend pas de tout ça. Qu’ils vendent cela dans leurs propres établissements. Mais c’est, tout de même, de l’art. Arts de la table. Un festin de formes, de dessins et d’artistes commissionnés par les vieilles maisons.

On ne déborde pas trop sur les arts de la table ici ; ou du moins on en reste au plateau. Vous trouverez de quoi fixer vos nappes, de quoi poser vos couverts, de quoi vous essuyer la bouche. Vous trouverez de quoi tenir des bougies, même de quoi les allumer. Mais on reste « sur » la porcelaine. C’est elle la reine des lieux.

Les rayons grimpent jusqu’en vitrine ; du coup, on ne voit pas grand chose de la boutique, simplement l’écriteau : PORCELAINE, et les différentes collections à l’intérieur. On a un peu de mal à circuler. C’est comme un bord de falaise : la crainte de l’accident vous fait surveiller le moindre pas, et tout paraît étroit.

Paris, le 10 décembre 2012.

A Ilona Romule, pour son travail exposé à Strasbourg, il y a au moins dix ans.