Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : août, 2013

Drapeaux et cerfs-volants

La disposition de l’espace de vente est en rectangle. La boutique n’est pas très large, en revanche. Au fond, un long comptoir, derrière lequel s’activent trois personnes qui vont et viennent,  soulèvent des objets, les posent, discutent, font des aller-retour vers la machine à café ou le dispensateur d’eau. Ce sont les employés. Ils sont affables, et ils sont habillés de chemises à carreaux. Leurs corps sont parés de tatouages, d’anneaux et de barbes. Dans leur atelier, ils confectionnent et réparent. Ils vous renseignent le plus gentiment du monde : oui, le drapeau du Congo c’est par là. Bienvenue au royaume de la toile.

Au plafond sont accrochés des cerfs-volants, des drapeaux géants, des voiles en toute sorte.

A droite du comptoir, décoré d’affichettes, de cartes postales et de petites annonces (chat perdu ou nouveau-né, musique, cours de maths) une série de petits drapeaux rangés en de petites corbeilles sur tout le mur, par ordre alphabétique. Il y a tous les pays qui adhèrent à l’ONU plus quelques autres ; de quoi honorer n’importe quel invité dans un verre posé sur la table ou le bureau. Ici, la communauté somalienne ou éritréenne pourra s’acheter ses couleurs, ou les contester. Les supporters viendront faire le plein avant les JO. Etc.

Borges disait que les drapeaux étaient de l’enfantillage ; alors nous sommes au terrain de jeu. Trouvez aussi des cartes ; des logos ; des stickers : des cocardes : des rubans de tailles différentes pour vos cérémonies et commémorations.

Pour un temple de l’insigne patriotique, l’ambiance ne manque pas de fantaisie. La musique est indépendante, résolument, et généralement rock et électro, généralement inconnue du « grand public », mais le plus souvent audible. On propose aussi des drapeaux pirates, hippies, des drapeaux arc-en-ciel, des drapeaux de la paix, certains frappés d’un plant de marijuana. Les Etats ne sont pas les seuls représentés ! Plus loin, on trouve la section « drapeaux géants » pour les super patriotes. A celle-ci succède la partie dédiée aux cerfs-volants. On y découvre la variété infinie de ces beaux jouets d’invention chinoise, perfectionnés par la main des passionnés, des scientifiques et des ingénieurs,  brûlés par Benjamin Franklin sur l’autel de la Fée Electricité. Il y en a à une bobine, mais il y en a à deux. Le losange flottant d’autrefois à un fil, sagement pendu au ciel, injustement sacrifié aux oiseaux, aux arbres et à la foudre (voire plus haut) a fait place à un diable insatiable à deux fils et deux bobines, une pour chaque main, que le moindre tremblement humain fait virevolter à vitesse d’étoile. Ne vous trompez pas ! ou il viendra s’écraser sur de paisibles plagistes en bikini. Les motifs vont de l’animal denté, démon asiatique, au smiley jaune un rien psyéchédlique, en passang par le classique rose vif uni.

Puisqu’on vend de la toile, on a aussi pris la peine de proposer tentes et matériel de camping. Pour faire du cerf-volant, allez camper ! Vous pourrez aussi vous acheter un hamac, ou une toile cirée aux couleurs de la Nation.

Arborer, hisser les couleurs a quelque chose de la méthode coué de la fierté nationale. Il manque un sifflet comme à Navale, sur les ponts des bateaux, Place d’armes. Bien sûr, les couleurs ont un sens ; blanc, « la couleur éternelle de la France », rouge et bleu, les couleurs de la liberté, de la Ville de Paris, les couleurs d’Henri IV et de Jeanne d’Arc ; étoiles pour chaque état, bandes rouges et blanches pour les treize colonies, rouge et blanc parce que ce sont les couleurs de l’Angleterre ; noir, rouge et jaune, pour les couleurs du drapeau de Francfort de 1848 ; noir, rouge, et vert pour le drapeau de la première indépendance libyenne ; rouge et bleu pour une indépendance révolutionnaire et pour Toussaint Louverture ; Ordre et Progrès pour le positivisme, sur fond de drapeau impérial ; Croix du sud décorée d’Union Jack et de l’étoile du Commonwealth…  Bien sûr, et même sans révolution, et même lorsqu’il est produit par une agence de com (comme en Bosnie-Herzégovine), promenez-vous en masse avec un fanion, et vous aurez l’impression d’appartenir. Prenez un chiffon, même ! ça n’en sera que plus héroïque. (Voyez-vous dans la lumière précoce de l’aube… dit l’hymne américain au sujet de la bannière en lambeaux qui flotte encore sur Washington en flammes…) Enfantillages ? Le drapeau, en France en tout cas, est de retour, ainsi que la Marseillaise, et la fierté nationale avec cela. Aimez ou quittez. Ne sifflez pas aux matchs de foot. Chantez. Montrez. Il y a comme dans tout ce défilé, comme on dirait, du bon et du mauvais. La France ne pouvait indéfiniment s’en passer ou laisser les symboles nationaux aux extrémistes. La pause a assez duré. Même Marianne est réinvestie par la gauche, grâce au visage d’une Femen sur un timbre-poste. Oui, la Nation de la Révolte, c’est toujours nous. Un drapeau pour tous.

Paradoxe, on prend de tout ici, mais pas les Amex.

Marseille-Paris, 26 août 2013.

A Félix et Marie-Claude Blanc, pour leur accueil formidable et pour l’avenir de la France…

La baraque de hot dog

C’est une ville côtière, où la conduite est primordiale. C’est une ville américaine, donc il faut pouvoir tout faire en voiture ; la distance est importante. Quand vous avez faim, vous avez envie de vous arrêter. Arrêtez-vous à la cabane à hot dogs. Elle est sur la droite, dans le parking du supermarché. Une petite maisonnette. Faites le tour, gauche, puis gauche, garez-vous devant la fenêtre. La vendeuse vous y accueille, de 8h à 16h chaque jour, 17h le dimanche, car il y a du monde avec la plage. On propose ici plusieurs sortes de saucisses de hot dog, car le hot dog new-yorkais n’a pas épuisé le hot dog, loin de là. Saucisse de Francfort, saucisse végétalienne ou vegan,…

Sur le parking, il peut faire chaud, mais ici, il pleut, surtout. C’est le climat : doux, mais pluvieux. L’hiver, les gens passent, s’achètent un hot dog. Au choix : choucroute, ketchup, moutarde jaune. Moutarde bio au vinaigre de cidre. Wasabi. On mélange les influences ; New York, c’est loin. La dame qui tient la baraque fait aussi des frites, et des brownies maison. Le café, ça dépend des jours, en général il y en a, mais ici, c’est plutôt hot dog, et on manque de place, et on ne peut tout faire. Si vous cherchez du café, il y a un drive-in, un peu plus loin, elle fait du très bon mocha. Oui, tout ça se fait en voiture, mais remarquez que si vous voulez bien manger, il faudra descendre. Après tout, pourquoi les chaînes de fast food seraient-elles les seules à profiter de ce système ? Pourquoi réserver une façon de vendre aux bandits ? demande la dame qui est une ancienne d’une de ces chaînes de poulet.

Au moins maintenant elle paie ses taxes sans avoir à demander l’aumône à qui que ce soit. Contre les vols, elle s’est posée la question d’avoir une arme, mais elle a des enfants, et ça n’a pas de sens, autant filer la caisse et sauver sa peau. Ce serait bien que ça marche, et d’avoir un restaurant un jour, un vrai, ou un café, enfin quelque chose où on s’assoit, même une plus grande baraque au bord de la route. Mais comme qui dirait, il faut commencer petit…

Naselle, 17 août 2013.

Déjà ! 

Magasin de skate

Ici c’est plus qu’une boutique. C’est un centre social et communautaire. C’est un salon. C’est un showroom. C’est une exposition ; celle d’un mode de vie. T-shirts de couleurs vives, aux dessins humoristiques ou artistiques, représentant les scènes de la vie d’un skater. Celle où il parle à un extraterrestre. Celle où il parle à un hibou sur roues. Scènes de la vie psychédélique.

Ca se présente ainsi : devant, le magasin ; on y vend des vêtements, des boucles d’oreilles (une laine rigidifiée à couleurs bariolées, mais ça gratte, non ?), des pantalons, des sweatshirts à l’effigie des skaters et de cette ville si emblématique, pleine de collines dangereuses et exaltantes. On vend du matériel de réparation. On vend des roues, et des planches, seules, comme s’il s’agissait de planches de surf ; une lame décorée de dessins magnifiques et volubiles ; comme des tatouages sur un bois sacré.

A l’arrière, un espace de réparation, de montage, mais en réalité, c’est sur le comptoir, au milieu, que le patron, un petit homme blanc assisté de sa compagne asiatique, opère. Il est habillé en sweatshirts et en pantalon de cargo. Il porte de ces basket plates en toile qu’on vend aussi ici : légères, un rien habillées mais complètement sportives ! Vous voici chaussé pour les pins du Pacifique comme pour le bitume des villes californiennes. A l’arrière sa compagne travaille elle aussi sur des skateboard. Le skateboard a évolué avec les modes. Il était années 80. Il a été années 90. Il est années 2000, et 2010. Il ne bougera pas ; il reste, et continue d’évoluer, et de rassembler les jeunes générations, de plus en plus de filles, d’ici à Rio, d’ici à Paris.

Ici, c’est aussi un centre communautaire ; on apprend aux enfants comment rouler. Vous pouvez inscrire vos marmots. Les enfants tombent pas mal, oui, mais ils se remettent plus vite que les adultes, explique le patron au passant qui frissonne à l’idée des sauts et des chutes si coutumières. Ce goût de la glisse, de la vitesse et du danger, c’est notre façon de jouer avec les taureaux ; de courir parmi les lions ; de partir à la chasse et de risquer sa vie. Peut-être que certains d’entre nous ont gardé plus de gènes de chasseur-cueilleur. Peut-être que certaines filles et certains garçons ont besoin de libérer leur énergie. J’ai déjà tout entendu. Mais en observant tout cet art de vivre, toute cette société, le sens du mot « tribu » semble prendre tout son sens ; d’ailleurs, à côté, celle des cyclistes a élu domicile sur le même modèle, boutique, atelier et même café. Une vie en soi. Une vie à part. Un monde plus doux, mais plus casse-cou.

San Francisco, 11 août 2013.

Le café américain

Ce peuple a inventé mille milliers de choses nouvelles, et parmi celles-ci, il y a souvent eu des emprunts réinventés, et retournés. Alors en quoi le café américain est-il une nouveauté ? Nous ne parlons pas de la boisson, servie mêlée à de l’eau chaude en grande quantité et cuite longuement jusqu’à obtenir une mixture à l’Italien simple remémoration du café. Nous parlons de cet établissement que les Français ne connaissent qu’au travers du voyage et d’une ou deux grandes chaînes, le café américain.

Ce dernier est un commerce croisé entre le 7-11, la station-service, et le café à l’européenne, héritier du dix-huitième : le Procope a donné une généreuse et descendance ! On entre ici et on fait la queue. On reste ou on part.  On commande des pâtisseries au comptoir. Elles sont exposées en vitrine, à la vitrine du comptoir. Elles sont fondamentalement sucrées, mais il y a toujours un élément qui vous sauvera la santé et la conscience, telle une banane ou une tranche de gâteau aux carottes. Les chips sont nature, d’aspect ; on d irait qu’elles sortent d’une grange, d’une exploitation bio où on les a emballées dans des sacs de patates miniature, un peu plastifiés. On nous propose des thés et des cafés qui respectent les peuples, à la préparation revisitée (l’ingéniosité américaine, disais-je) : frappés, froids, sucrés et aromatisés ; redécouvrez tout cela chaud ou froid. Réapprenez, et voyez les choses autrement. Il n’y a pas de début, pas de fin, pas d’histoire « vraie »… Simplement une juxtaposition d’expériences humaines qui se succèdent et s’emmêlent. Pas de vrai café, pas de vrai thé. Ici aussi, c’est un standard, le café américain, et d’ailleurs, pour un Américain, un café, c’est ça.

Revenons au café. Musique molle, mielleuse, voix doucereuse, généralement folk ou irlandaise, ou les deux. Chaises classiques, sobres, issues du mobilier de service des employés d’un country club. Brun verts foncés comme les plumes d’un canard dans un tableau anglais, telles sont les couleurs. On s’asseoit, on se regarde peu ; on peut parler, mais généralement, on bosse. Tablettes et ordinateurs portables. Généralement gris, on a tous les mêmes. Travailler à la cool, mais travailler quand même ; et puis grossir, un peu. Où est la différence avec le cinéma voire le home cinema, expérience cathartique de l’absorption collective ? Peut-être qu’ici, comme dans les nouvelles fêtes où chacun porte des écouteurs et danse sur un canal différent, on est tous branché sur une autre histoire, une autre action. Dans ce silence des écouteurs, le calme des gens concentrés, une dame raconte ses misères à sa copine, et des ados font trop de bruit. Vous êtes tout de même dans un café.

San Francisco, le 2 août 2013. 

A mes amis, aux Myers-Mulcahy, et aux gens incroyables d’ici.