Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : Mai, 2014

La friperie

Connaissez-vous l’odeur d’une friperie ? C’est comme un tissu mouillé et séché entre-temps, comme un amas de draps. Dés qu’il y a des tas et du désordre (inévitable, même dans le plus soigné des établissements), l’odeur réapparaît. La boutique existe depuis dix ans et ne désemplit pas. S’y mêlent les populations les plus différentes. Une des France d’aujourd’hui, la fédération des alter et des fauchés. Des mères de famille de toutes les couleurs, en habit divers, super mode un peu osée, en boubou, en caleçon de supermarché, qui montre tout des formes, ou en voile, avec leurs enfants. Des dandy qui mettent des chapeaux melon, des costumes d’autrefois, et portent des moustaches excentriques. Des filles aux cheveux rouges, étudiantes, qui viennent s’habiller et « délirer », laisser libre cours à leur fantaisie pour pas cher. Elles prennent souvent des pièces que les autres n’osent pas mettre. Les robes à 1 euro, les articles au kilo dans un tas, sur une grande table au milieu. Il y a de l’homme, de la femme, de l’enfant. Il y en a pour tous, en d’autres mots. La boutique pour tous. Parfois, on y retrouve une chemise qu’on a jetée autrefois, et qu’on serait content de reporter : à force de mettre les mêmes vêtements, les uns et les autres, on se rend compte dans le dépotoir d’une friperie qu’on n’est pas si unique face à la mode, malgré son message qui voudrait nous faire croire que nous sommes tous différents. Think different, disait la pub…

La friperie c’est un art de vivre : l’art de vivre à la seconde main, sans dépenser, sans avoir le besoin que tout soit parfait, mais juste ce qu’il faut. Pour autant, les clients consomment, et ils consomment d’autant que c’est pas cher, qu’on empile. On repart plus facilement avec un sac plein qu’avec deux pauvres articles choisis minutieusement.

Il y a des chaussures aussi ; on repousse les limites de l’hygiène standard et de notre acculturation : oui, on peut partager des pompes. Un jour peut-être, on vendra des sous-vêtements, car après tout, si c’est bien lavé… chacun appréciera comme il l’entend.

La fripe, c’est un mouvement, et c’est une mode, et une tendance. Au départ il y a eu les marchés au puces ; maintenant il y a toute une gamme d’offres de recyclage de vêtement depuis les garde-robes ouvertes à e-bay en passant par ici. Savez-vous qu’on ne récupère qu’une toute partie du rebut, ici ? C’est tout à fait illusoire de penser qu’on pourra tout sauver. La plupart des vêtements finissent en moquette ou en fumée d’incinérateur. Alors, vraiment : est-ce encore la peine de produire plus, d’acheter ? Quand il y a de si beaux spécimens de la saison dernière, ou d’il y a quatre saisons, à portée de main ? Question existentielle pour les zélés comme les clients occasionnels ; les vendeurs répondent : la friperie, c’est un mode de vie. On entend Blondie, de la musique rock, punk, FIP et parfois France Inter ; on mange des galettes de riz bio au comptoir, et on fait du café pour les clientes habituées. C’est une sociabilité, parler chiffon, c’est un art de vivre. Oui, essayez-le, le t-shirt Disney, je vous l’assure, c’est rétro, c’est à la mode, c’est subversif, c’est psychédélique.

A Annie Ernaux, pour son dernier bouquin.

A Perrine Benhaim, qui aime bien la fripe.

A ma mère, qui m’y a un peu trop traîné.

Le magasin de vêtements pour enfants

C’est un problème majeur d’économie circulaire ; comment habiller les générations d’enfants qui se succèdent—sans se ruiner—? Pour tout parent, l’équation est la même : un enfant garde un habit un an ou deux, et pourtant, il ne doit pas avoir l’air d’un souillon ; il doit faire honneur à la famille ! C’est du moins le raisonnement de nombre de parents zélés et déjà si fiers de leur descendance. Comment ne pas les comprendre ? Comment alors ne pas céder à la tentation de l’habiller comme un adulte, ou de l’habiller comme un bébé, ou de lui faire une garde-robe de dandy collectionneur ?

Les enfants des clients vivent la coquetterie de manière très aléatoire. Pour certains petits garçons ou petites filles, c’est un supplice. Passer une heure à essayer des vêtements ou des chaussures trop serrées, à prendre l’air d’un poupon et à envisager la fin de leur bonne vieille chemise préférée, toute petite et abîmée qu’elle soit, c’est une charge émotionnelle que l’ambiance Happy Meal des bonbons, des jeux et des couleurs vives, n’atténue pas. Pour d’autres, les futurs trendsetters de leur génération, les mondains de demain, les idoles et les modèles à venir, c’est une joie dont l’appétit de parure risque toujours de faire basculer les finances fragiles de parents déjà trop accommodants.

La boutique est organisée pour deux mondes de taille fort différente ; les petits, voire les tout petits, pour qui l’univers connu fait un mètre vingt ; les parents, pour qui le monde est un espace de dangers et de menaces pour de fragiles bambins (ce que nous ne contestons pas !). Il faut donc que cela soit joli, coloré, plein de jeux, de petites chaises, d’espaces d’amusement pour les gamins, pour les frères et sœurs peu intéressés par les emplettes, pour les heureux bénéficiaires, eux-mêmes fatigués de tant d’essayages (les cabines sont au fond) ; il faut que le sol soit facile à laver (il a tout vu) ; il faut qu’un bon fauteuil ou deux et un peu de café console les parents et grand-parents que la fatigue prend d’un coup, revers d’une nuit passée à cajoler le cadet, d’une matinée passée à jouer au ballon, d’une minute passée à gronder ou à expliquer… Il y a tant de raisons. Pour la patronne, il faut plus de nerfs dans une affaire comme celle-ci, mais c’est une passion ! Et la France donne tant d’enfants à habiller, dit-elle. Ils sont fascinants dans leur diversité, tant de petits visages, bouboules… (le personnel se perd souvent en démonstrations d’attendrissement un brin mièvres). Bon nombre de familles viennent ici pour habiller l’aîné et ne franchissent le seuil que trois enfants plus tard, lorsque le cadet ou la cadette d’une grande fratrie décrète que la robe souillée ou le chemisier aux mille tâches ne peut décidément plus convenir. Un enfant le décrète à sa façon. De temps en temps, on incite à partager ; on organise une bourse aux vêtements entre parents. Contrairement à ce que vous pourriez croire, « ça génère du chiffre ». Oui, le monde est différent de ce que l’on croit, et de toute façon, ici, on est d’abord là pour les mômes (de même qu’en Inuit on désigne la neige par cinquante termes différents, il y en a au moins autant ici pour décrire l’enfant).

Lors des fêtes, les familles livrent l’assaut pour parer les enfants ; petits costumes, petites robes de princesse ; au fond, on leur apprend si vite à être comme nous-mêmes…

 

Paris le 19 mai 2014.

Le magasin d’épices

 

De Marco Polo à Dune, le monde des épices est envoûtant, éclatant et lumineux ; l’épice une poudre mythique dont la terre d’origine s’éloigne toujours à mesure qu’on s’en rapproche. Un magasin d’épices est le droit héritier des comptoirs portugais et vénitiens ; des grandes expéditions ; des caravanes et des caravelles. Tout doit se ramasser en vrac comme de précieuses poudres réchappées du voyage et du désert. Idéalement, il faut ramasser ça dans un vêtement ample et ensuite laisser tomber des mains comme ferait Picsou avec son or. Dans leurs petits flacons, les épices ont gardé quelque chose de cette miraculeuse rareté. Le personnel, en noir et derrière de grands tabliers noirs, se tient à votre bienveillante disposition.

Tout est ainsi disposé : au centre de cette grande maison du condiment, des gousses de vanille classées par provenance et par force, nommées selon les îles (troublante est la nostalgie de leurs noms d’Ancien régime…). Sur les côtés, sur des rayons de bois clair posés sur des miroirs, qui glorifient chaque produit et couleur, il y a une myriade de petits flacons prêts à la commercialisation. On trouve aussi, en contrebas, et pour faire plus authentique, quelques sacs de sables jaune, rouge, ou noir, et de grandes jarres.

On vend les épices classiques : cannelles, curry, curcumas, poivres de toutes les couleurs. Mais aussi les choses auxquelles vous êtes moins habitués : les herbes, les racines, les baies. Il en vient de partout ; et aujourd’hui encore, le cours de l’épice est élevé. Aujourd’hui encore, les bonnes épices sont dures à trouver. Aujourd’hui encore, on doit importer bon nombre d’entre elles, sans quoi nos légumes tempérés ne se fieraient qu’à leur propre goût mouillé et vert. Avec l’épice, ils sont relevés, ils deviennent cosmopolites et différents. Même la vieille courge est transformée. Certes, à y regarder de plus près, bon nombre de légumes sont venus d’autres continents, et bon nombre de plats traditionnels sont en fait tributaires d’épices et donc de ces mouvements de caravanes d’autrefois et de cargos d’aujourd’hui. Témoins le pain d’épices, le vin chaud…

Sait-on les vraies conditions de consommation de ces trésors de goût et de senteur ? Tout l’enjeu est là de nos jours : savoir comment on boit vraiment le thé, comment on assaisonne vraiment les plats, comment on doit manger le piquant. Comme si nous ne pouvions, tout simplement, faire ce qui nous plaît. Témoin le curry wurst : qui aurait pu prévoir une telle monstruosité culinaire, pourtant si appréciée ? La querelle des Anciens et des Modernes, des puristes contre les fusionnistes, fait ici rage. Entre l’AOC et la Cuisine nouvelle, il vous faut choisir ? ou bien, ne serait-ce que savoir. A cet effet, des livres sur les épices sont disposés dans des casiers éclairés par des néons cachés, sur un fond miroir. EPICES. SPICES OF THE WORLD. EPICE MON AMOUR. On croirait des unes de Géo. Au fond, si vous ne pouvez partir en voyage, et/ou que Samarcand vous paraît trop loin, il vous reste toujours le magasin d’épices. Ce n’est pas qu’une affaire de cuisine, même s’il faut bien reconnaître qu’en matière de goût il y a bien épice et épice. C’est une affaire d’ailleurs, d’ici ; et d’ailleurs…

 

Paris, le 12 mai 2014.

Aux enfants des rues, encore une génération sacrifiée.

 

Le magasin d’emballages

La boutique aurait besoin d’un coup de neuf, c’est vrai ; l’enseigne est correcte et récente, ainsi que les couleurs de la devanture, mais à l’intérieur, les murs sont jaunis par la clope du patron et le passage du temps, l’humidité et l’haleine des clients. Ils sont patrons de petit commerce, marchands ambulants, ou parfois experts venus de cabinets de style etc. Ils vendent de tout, et en tout cas, ils ont besoin d’emballer.

Il faut dire qu’on ne voit pas trop les murs, dans ce capharnaüm. Il y a des rubans, des papiers cadeaux en tout genre, du scotch, tout le nécessaire pour les fêtes, posés juste derrière la vitrine et à droite de l’entrée. En cette saison il faut aller droit à l’essentiel ; on fait une promo printanière sur tous ces articles pour valoriser ceux qui achètent en avance. (« Certes, vous faites du stock, mais sur le long terme, vous économisez, et c’est ça qui est important… »). Et puis, cela permet de repérer les tendances, adulte comme enfant, dont l’emballage est le fidèle reflet. Au fond, c’est le royaume du plastique, que seul le bureau du patron semble retenir du bout de ses forces. Il y a un semblant de rangement, mais comme chez tous les grossistes (on fait très peu de détail), il y a du gros, et qui dit gros, dit volumineux, et qui dit volumineux, dit que vous aurez beau être la personne la plus maniaque du monde… A gauche, c’est le royaume du carton. On trouve des boîtes de toutes les tailles, de plusieurs couleurs.

A quoi servent tous ces emballages ? A décorer, à informer, à protéger. On doit être disert en son métier si on veut réussir. Si on se pose toutes ces questions, croit-on en ce lieu, on saura choisir pour ceux et celles qui n’ont justement pas de temps à consacrer à ça, qui viennent ici entre deux, quatre ou six courses, et que le temps semble retenir par sa course folle. Devant l’entrée, c’est d’ailleurs une guerre sans merci pour la place de stationnement. Quelquefois on dispose des cônes oranges pour éviter qu’elle parte trop vite. Il y a quelques traces de jaune et cela permet de réclamer sa libération séance tenante lorsqu’il le faut.

Mais revenons à l’entreprise. Aux yeux du propriétaire, c’est une œuvre spirituelle : le temple de l’enrobage ; il y a même des livres d’origami ; rendez-vous compte de ce qu’on peut faire : l’emballage, c’est une matière noble ! Quand les clients ou les passants ont le temps, on parle longtemps de tout ça, et de tout ce que l’emballage peut faire à un présent. L’habit fait le moine, en quelque sorte, ou bien, il le sublime. On aime recevoir et présenter les nouveautés, aussi ; ça n’arrête pas ! De découverte en découverte, toutes ces années de métier ont conduit ce commerçant à fréquenter les musées, à se passionner pour le Japon ou la France des dix-huitième et dix-neuvième, qui savait si bien emballer.

On pourra vous dire que l’emballage n’est pas écologique, et qu’un jour on reviendra tous au vrac. Mais on vous répond ici qu’on verra bien, que l’eau coule sous les ponts, et que de toute façon, « on pourra toujours faire de la consigne ».

Rio de Janeiro, le 4 mai 2014.