Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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Aux bières du monde

Il y a pas mal de bières sur les étagères de cette boutique, et elles viennent du monde entier. Bien sûr qu’on a les deux trois bières locales, look hipster branché, la typo années 50 qui s’impose. Bien sûr qu’on a ça, mais ça va beaucoup plus loin. On appelle comment une cave à vins… de bière ? La biérothèque ? La cave à cervoise ?

On dit que c’est bon pour la santé, le malt, le jus fermenté. Que ça entretient  la flore intestinale, que c’est nourrissant, qu’au moins c’est une eau qu’on peut boire, tout ça tout ça. On peut être santé et aimer la bière. D’ailleurs ça se prend aussi en cachets. Les magazines l’ont réhabilitée : votre partenaire, votre amoureux ou amoureuse avec son ventre rebondi, est en réalité un yogi. Vous découvrez la personne sous un autre jour. C’est elle qui avait raison…

Ici, on ne s’embarrasse pas de prétextes, on aime et c’est tout.

C’est drôle de voir les amateurs se succéder. Il y a les rockers, les Allemands exilés, les Russes, Tchèques, et Brésiliens (vous seriez étonnés, d’ailleurs on vend de l’Antarctica). Des Asiatiques mais ils ont déjà accès aux marques chinoise et japonaise assez facilement ; ce qu’on trouve plus difficilement, ce sont les marques thaïes, par exemple, ou coréenne. Car ici, on a vraiment de tout. Des spots à la lumière jaune, presque comme dans un théâtre, mettent ça en valeur : on dirait une collection de musée.

La bière est universelle, non il ne faut pas choisir entre elle et le vin, elle et le jus ou entre la bière et le bien-être. J’ai un client qui adore la bière et qui boit de l’eau de coco après son jogging. Ca n’empêche.
La variété est là : bières rousses, blondes, vertes ( à la spiruline, ça vient des Vosges !… les bouteilles, grandes, petites, moyennes et de toutes les couleurs avec une myriade d’étiquettes de toutes fantaisies, depuis l’allemande et la belge décorées de moines à la bière énergétique en passant par la mexicaine frappée d’un cactus. S’il fallait refondre les Nations Unies, on pourrait faire appel aux bières, a pensé le diplomate fatigué. Mais l’intérêt réel, dit la vendeuse, de tout ce manège, c’est la conversation permanente que l’on a avec les clients. Ils adorent en parler, et partant de là, on parle de tout : de leurs pays, de leurs origines, de leurs aspirations et projets de voyages. De leurs souvenirs. De leurs ruptures et de leurs amours, de leurs amis et de ceux qui l’aiment ou la détestent. Moi, y a rien à faire, quand c’est amer, je n’aime pas, explique-t-elle en rangeant quelques bouteilles dans les cageots qui servent d’étagère. Le bois fait du bruit ; il travaille en permanence, surtout le parquet, un peu vieilli, un peu rayé, un peu grisé par les pas et les livraisons. J’ai beau être vendeuse de bière. Du coup, je préfère celle-là. Faut assumer. Pas de figure obligée.

Paris, le 16 février 2015
A Alex, qui aime bien la bière.

Le magasin d’affiches

OK, c’est culcul, mais ça se vend.

La vendeuse et le patron parlent de l’affiche Titanic que l’on retrouve fièrement arborée en vitrine. Oui, c’est culcul, mais ça vend. Et à côté, pour la peine, on a mis du Metallica, pour la dureté masculine, et Les Visiteurs, pour le côté franchouillard. Tout est affaire d’équilibre. Le patron, fasciné par la philosophie asiatique (yin et yang, tout ça) en est persuadé. Savez-vous comment on dit crise en japonais (c’était en japonais, déjà ?) ? Problème – opportunité. Fascinant. Ils ont tout compris.

Donc la vitrine est quasi entièrement occupée par les affiches et les posters. Des cadres aussi, de la photographie « originale » (comprendre, qui change) avec des photos d’enfants et les inévitables chats. Il en faut vraiment pour tous les goûts. A l’intérieur, les murs sont eux aussi couverts d’affiches : Matrix (celle-là se vend assez cher), Tina Turner (une cliente l’a rencontrée une fois), Mylène (une icône), Johnny, Un Indien dans la Ville (beaucoup d’aficionados).

Quelques affiches d’occase, aussi ; il faut bien en reprendre, certaines ont de la valeur ! Ici, c’est le temple de l’affiche. On ne discrimine pas. A un moment, on a vendu des affiches de chevaux, mais ça ne se vendait pas tant, et il a fallu revenir aux fondamentaux. Chanteurs, films, et chats. Cadres photos. Tout ce qui décore, car en ces temps de signal culturel et de classisme, il faut pouvoir dire à l’autre qui vous êtes par l’affiche que vous avez. Ce sont toutes les mêmes structures, les mêmes reproductions grand format, les mêmes fabricants…, mais selon que vous ayez accroché Céline Dion ou Metropolis, vous n’êtes pas la même personne.

Alors croyez en vous, croyez en vos goûts. Ca fait beaucoup, la première nuit, de s’épargner les mots inutiles. Toi aussi tu aimes… ? C’est fou, on était vraiment fait pour s’entendre.

Il faut regarder ce que les gens rapportent parfois. Des affiches dégueulasses, hors d’usage, mais une fois, on en a acheté une vieille, déglinguée, et pour cause : c’était Les enfants du paradis. Ca aussi, c’est le rêve du patron. Arlety. Paris est si petit pour deux êtres qui s’aiment tant…

Ca tombe bien, on est en province, et une parole mythique comme celle-là vaut bien d’acheter une vieille ruine.

La concurrence s’intensifie, néanmoins : des sites proposent de faire des reproductions de vos photos de famille en grand ; du coup, on s’y est mis, aussi, via un confrère imprimeur. Et il y a les grandes surfaces, qui proposent, outre les fourchettes et le canap’, l’affiche qui fera sensation et cultivé. C’est pour ça qu’on dit aux gens : faites ce que vous voulez, mais si vous voulez de la qualité et du service, et surtout, un conseil de connaisseur, c’est ici qu’il faut venir. Sur la rue pavée dehors, la tête de Céline Dion se mire parfois sur les pavés mouillés, les soirs de pluie.

 

Rennes, le 10 novembre 2014.

A mes élèves.

A M.

La boutique du musée

C’est drôle que les touristes veuillent tous acheter cet aimant à frigo frappé d’une Joconde, pense la jeune femme qui travaille en caisse. Aucun goût ! la Joconde, c’est ringard ! et nous avons tout de même des pièces exceptionnelles dans nos collections, et on les trouve presque toutes en carte postale !

C’est comme en musique ; il n’y en a que pour les hits.

Ce magasin de musée n’est pas un magasin digne de ce nom, pense la vendeuse. Ici, c’est un couloir. Franchement, quand vous voyez la boutique du MOMA, ou de la Tate ! Bon, ici, c’est bien pour le passage, et qui dit passage, dit ventes (Loi fondamentale du commerce, article un). Ce musée n’est pas, pourtant, le plus fréquenté. C’est un musée de second rang, répète avec mépris et désolation la Directrice de la Com. Quand on voit le Centre Pompidou ! Toutes les deux se lamentent souvent ensemble à la machine à café.

Du point de vue des recettes, la boutique produit pas mal, sans avoir jamais satisfait aux espoirs du directeur. Cependant, elle propose un éventail de cadeaux et de souvenirs qui, placés avec intelligence à la sortie des expositions (le fameux passage !), savent trouver preneur. Détaillons un peu. D’abord il y a les présentoirs où on a rangé les livres : de grands livres d’art pour se remémorer les expositions, des années après, et montrer à ses convives qu’on y était. Le genre de livre qui traîne au salon. Il y en a déjà pour beaucoup ; on a les livres des expositions d’ici : les plus visibles sont les expositions récentes. Mais on a aussi les livres des vieilles expos, et les livres d’art des grandes expositions parisiennes (Louvre, Jeu de Paume, Grand Palais…). Oui, on aime les beaux livres, et on a ça en français, en allemand, en anglais, en italien.

Puis il y a les cartes postales : deux pans de mur entiers avec en particulier les œuvres du musée, mais pas seulement (décidément, la Joconde…). Et ailleurs, partout, sur des étagères, sur de petits présentoirs, à la caisse, on entre dans le royaume de l’anecdote. Il y a de petits porte-clefs représentant ou une œuvre particulière reproduite sur un petit cadre de plastique, ou le logo de l’institution, qui de toute façon changera sûrement avec l’arrivée d’un nouveau directeur. Il y a aussi des t-shirts, notamment ceux du Musée d’Orsay avec les impressionnistes (ici, on ne s’est pas encore essayé au t-shirt). Evoquons aussi la papeterie : les agendas (ça se vend de moins en moins), les stylos, les cahiers, les gommes. Et même les sacs à main (personne n’en veut, sauf les Anglaises et les Italiennes), les porte-monnaies (on se demande), les mugs (ça, ça a un succès fou, on ne comprend pas pourquoi ils n’en commandent pas plus).

Il faut répéter quatre cents fois par an qu’on ne prend pas l’Amex pour de telles petites sommes. Il ne faut pas être ridicule. Il y a un bureau de change dans la zone piétonne. Oui, ou un distributeur au coin de la rue. Non, vraiment ce n’est pas si compliqué. Ah, vous ne comprenez pas le français. It’s over there. Chinese ? No. Désolé.

On a aussi des châles, et ils sont jolis, c’est vrai. Des bijoux, qui laissent plus circonspects. Et avant de quitter le couloir, de grandes affiches stockées dans des chevalets que de jeunes intellectuels parcourent pour décorer leur chambre. Plus tard, ils passeront aux cadres, mais en attendant, ça fait joli et ça permet de se démarquer du petit frère à motos.

En fait, c’est ça qui est amusant dans le métier ; de toujours se réinventer. De lancer les nouveautés qui arrivent, comme le service en porcelaine, les tasses design, ou les baguettes chinoises. De magasin de marque, on devient un vrai magasin concept, presque un magasin de déco. Comme au Whitney ! Et ça apporte de la nouveauté, qui fait passer de longues heures sans visiteur, dans le son continu de la radio jazz – classique – branchée.

 

Paris, le 28 septembre 2014.

A Hannah Arendt.

Le magasin de porcelaine

Un éléphant dans un magasin de porcelaine, c’est oublier un enfant dans un magasin de porcelaine. Les mères qui entrent avec leurs mômes et leurs ballons ne se rendent pas compte, ou plutôt, quand elles s’en rendent compte, c’est trop tard. Qui croirait qu’une pièce de forme coûte autant ? Qui croirait que Limoges, Villeroy et Boch, Sarreguemines, que tout cela est si fragile ?

La France est un grand pays de la porcelaine : un Premier ministre a dû le déclarer un jour, car il y a Gien, (Limoges encore), (Sarreguemines, encore), et puis les faïences, toutes ces faïences. Le cristal de Baccarat. Ici, c’est plutôt porcelaine. Trouvez un régal des yeux pour vos convives. La porcelaine se porte bien en temps de crise, mieux que le verre, dit-on. Mais on dit beaucoup de choses. Retenez ceci : c’est ici que le bon goût rencontre le repas. Et bien plus ! La porcelaine peut tout être : horloge, statue, figurine, ou toute autre chose décorative et inutile, mais l’utile et l’inutile, c’est comme les goûts et les couleurs.

Des promeneurs viennent regarder, admirer, rêver d’acheter ; des dames viennent racheter des pièces cassées. C’est une façon de léguer. Collectionner un service peut d’ailleurs prendre toute une vie ; on achète le tout, pièce par pièce. Des touristes, et de jeunes mariées, et leurs familles avant le mariage. Le service reste un passage obligé pour les beaux mariages. C’est le moment dans la vie, le moment ou jamais. Après les enfants viennent, et c’est aux remplacements qu’il faudra songer. En fait, chacun veut de la porcelaine. On a cru que ce serait fini ; que l’esprit fonctionnaliste de formica, de verre et d’aluminium allait tout remplacer par du jetable. Du pratique. Du lavable. Du solide. Mais les années ont éprouvé le concept, et le jetable, lavable, pratique et solide ont changé de notion, de définition. Désormais la porcelaine va à la machine. Elle tient mieux, enfin un peu mieux. Et puis elle est terrienne ; immuable. Kaolin, feldspath, argile, et quartz… Et c’est le prestige. Le prestige…

Une artiste lettone travaille la porcelaine blanche avec de l’argent. De subtils et magnifiques motifs ponctuent le blanc neige de traits vifs, comme les affleurements d’une mine.

Armani, Ralph Lauren, les marques japonaises… quand on veut ses lettres de noblesse, et qu’on a commencé dans la soquette, on fait du linge de maison, on fait des services en porcelaine. Du Louis XV, en somme. Revisité, bien sûr ; les assiettes sont plutôt carrées, le design est minimaliste ; il faut que cela rappelle le vêtement, la boutique. Même les fabricants de machine à café font faire de la porcelaine. Ici, on ne vend pas de tout ça. Qu’ils vendent cela dans leurs propres établissements. Mais c’est, tout de même, de l’art. Arts de la table. Un festin de formes, de dessins et d’artistes commissionnés par les vieilles maisons.

On ne déborde pas trop sur les arts de la table ici ; ou du moins on en reste au plateau. Vous trouverez de quoi fixer vos nappes, de quoi poser vos couverts, de quoi vous essuyer la bouche. Vous trouverez de quoi tenir des bougies, même de quoi les allumer. Mais on reste « sur » la porcelaine. C’est elle la reine des lieux.

Les rayons grimpent jusqu’en vitrine ; du coup, on ne voit pas grand chose de la boutique, simplement l’écriteau : PORCELAINE, et les différentes collections à l’intérieur. On a un peu de mal à circuler. C’est comme un bord de falaise : la crainte de l’accident vous fait surveiller le moindre pas, et tout paraît étroit.

Paris, le 10 décembre 2012.

A Ilona Romule, pour son travail exposé à Strasbourg, il y a au moins dix ans.