Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : mars, 2013

La boucherie

Certains matins, quand le livreur vient avec les carcasses, le sang goutte par terre. Il est vite nettoyé, car tout doit être propre, toujours. Ca part en chambre froide, derrière. La boutique est simple. Il y a des vitrines, réfrigérantes, et dans les vitrines, des morceaux de viande : bœuf, porc, poulets et volailles, autruche, gibier, abats, agneau, veau… Toute la ferme, plusieurs races d’animaux étalent leurs tripes ici devant vous.

Dans les plats, des panonceaux à pique annoncent le prix sous un motif de fantaisie (un cochon qui sourit, une tête de vache qui vous fait un clin d’œil, etc.) Les couteaux, les plans de travail, sont derrière les vitrines, et de l’autre côté de la ruelle, contre le mur. Les couteaux ont leur crochet magnétique ; ils ne bougent pas. On vend ça sous forme crue, ou cuite. Ici c’est une maison qui privilégie la viande rouge ; mais vous pourrez aussi trouver des spécialités alsaciennes en saucisse et de la charcuterie de bonne qualité, du Sud-Ouest. Un peu de carottes râpées et de céleri remoulade (ça se marie très bien avec les steaks, en entrée ou en accompagnement).

Monsieur a un tablier blanc ; Madame est toujours coquette, mais pas de faux ongles, pas trop de bijoux. Les murs sont à l’instar des patrons : efficaces, simples : pas de décor, juste un panneau avec les prix et les occasions du jour. La profession de boucher est un respectable corps de métier, mais elle a toujours été suspecte pour quelques uns. Au Moyen Age, les bouchers avaient leur propre porte à l’église. Maintenant, ils sont en première ligne face aux adversaires de la viande ou lors des scandales sanitaires. Mais dans l’ensemble, c’est une relation de confiance avec les gens du coin, qui viennent depuis des années (la clientèle vieillit). Viande française. A part Noël et ses clients à farce, plus quelques clients traiteur de temps en temps (mais pas de couverts en plastique…) c’est essentiellement les mêmes gens.

On n’aime pas trop le changement du coup. Le style années  70, c’est efficace, et ça tient bien. C’est pourquoi l’enseigne Boucherie avec les lettre à bulle et la tête du veau souriant, qui a déjà un peu choqué, ça reste. C’est la frise orange, rouge et brun sous les vitrines, le carrelage beige à carrés rouge, jaune et noir. Ca fait la touche belge (ici, personne n’est Belge). C’est aussi pour cela que de la politique, on ne parle jamais sauf par ellipses, par les temps qui courent ou ils pourraient faire quelque chose chez nous aussi, avec tout ce qu’il y a de chômeurs ou encore des gens qui cherchent du boulot, et il y en a, et pourtant, c’est pas le travail qui manque. Les jeunes, qui savent bosser, il y en a peu.

Quand c’est vrai, c’est que ça ne peut pas être faux. On aime bien parler avec les personnes âgées, car elles ont le sens des choses et des valeurs immuables. Les jeunes (il y en a peu à la boucherie, car ils préfèrent le pas bon pas cher), c’est différent, on ne sait jamais sur quel pied danser. Et puis tant mieux, car il vaut mieux avoir des clients fiables et qui savent ce qu’ils veulent. Un mardi midi, pas de temps pour les indécis. Le halal, maintenant la viande de cheval, selon le boucher, on s’en serait bien passé, ça fait du mal à la profession.

 

Paris, le 25 mars 2013.

Le magasin de livres anciens

L’enseigne est un livre en bois qui pend et menace un jour de tomber, les jours où le vent la charrie un peu trop. Il n’y a pas vraiment de vitrine, car rien n’est mis en scène : on voit simplement à l’intérieur, comme une vaste fenêtre sur une bibliothèque, comme si on avait mis la salle des vieux grimoires dans un aquarium.

Dedans il y a homme d’âge intermédiaire qui vend les livres, d’âge mûr, disons, enfin on ne sait pas trop, car il fait partie de ces gens qui portent des vêtements un peu datés et qu’on ne sait pas dater : l’usure du temps a commencé sans prendre d’effet décisif, c’est comme un entre-deux hors du temps et du monde, et il y en a à qui la vieillesse ne vient jamais ôter cette ambiguïté. Le voisinage de l’ancien donne cependant à chacun comme un air solennel ; il nous situe dans les siècles qui passent, nous vieillit et nous rajeunit à la fois ; au fond, on ne plus trop où on est.

Ici, il y a des livres pour les collectionneurs, rarement pour les chercheurs. Des Dumas, des Balzac, des Voltaire, des Dickens. Des traités de botanique. Des traités de pédagogie. Des essais politiques, des cartes du monde, des annuaires, des volumes en latin ou en grec. De l’allemand. Du russe. Un peu d’anglais. Surtout des livres pour se sentir dominer le monde et l’histoire, des livres pour se retrouver à parcourir sa bibliothèque comme un Merlin l’enchanteur, comme un Newton ou un Vinci, comme un Voltaire, justement, ou un Holmes, comme un Mitterand, etc. Des livres pour se donner des airs, des livres pour les passionnés du vieux papiers, des livres qui font voyager ; dans le temps, remonté au fil des pages. L’espérance de découvrir un secret ou un tour de magie ; d’un destin basculé ! qui sait où le livre peut nous emporter. Notre vendeur y croit encore un peu, car à ses heures, quand le ménage (assez sommaire) ou les comptes (peu mirifiques) le lassent ou ne le requièrent pas, il parcourt les livres qu’il vantera lui-même aux clients, de rares collectionneurs qu’il connaît bien, dont il connaît les goûts et les désirs. Peu de gens passent la porte sans être déjà venus, d’ailleurs la rue est assez calme. Cela n’est pas important, ce qui compte c’est que la clientèle régulière soit au rendez-vous. On vient ici du monde entier, d’ailleurs : il y a une cliente russe, une cliente américaine, qui vit à Bruxelles, un Anglais, qui vit à Londres, de tout le monde, en d’autres termes, et cela fait plaisir de parler d’autres langues et de voir d’autres cultures. A vrai dire, les clients étrangers ne sont pas comme les Français, ils sont parfois plus exigeants mais aussi plus sympathiques, se plaît à expliquer notre vendeur, qui croit voyager en laissant la porte en bois avec son petit écriteau à chaîne légèrement entre-ouverte (l’écriteau vous le confirme : vous pouvez entrer).

Il faut garder un œil sur les enchères en ligne. Aller aux marchés, aux salons, aux foires, de temps en temps. Recevoir les particuliers qui viennent proposer de vieux bouquins aux allures de codex (on ne prend pas tout, loin de là). Les lampes ne datent pas d’hier et la lumière est parfois chancelante. Elle est complétée par une ou deux ampoules précaires qui pendent du plafond, dans le cagibi qui sert de dépotoir et qui donne sur le cabinet de toilettes, que ferme une porte couverte de vieilles coupures de presse, et même au-dessus du bureau (il le fallait bien). Le sol est en tommette car ça se lave plus facilement (quand on y pense, et de toute façon il y a des livres sur les côtés, par terre, qu’on ne voudrait pas mouiller). Les murs sont jaunis, mais les rayonnages et les cadres le cachent bien. L’espace est rare. On dirait que tout va s’écrouler sur les faibles endroits où on peut encore circuler. Mais à la longue, on s’y sent bien. On se fait au risque, au Vésuve des ouvrages, en se laissant couler dans le fauteuil de cuir qui est couplé avec la petite table en bois qui sert de bureau et de caisse. Le vieux patron de la boutique fumait beaucoup, ici, autrefois. Il y recevait pas mal, dit-on. On le comprend au vu des quelques traces de vin que peu de labeur n’a pas fait partir. Dehors, à quelques pas, un parc permet d’aller se détendre, s’aérer le midi en mangeant un sandwich. Tout un petit monde, où le temps passe si lentement, tandis que dans la rue les modèles de voiture changent, avec les années.

Paris, le 18 mars 2013

A Tobie Mathew, au collectionneur, et pour le pot à Camden.

A Léah Charpentier, la collectionneuse de Bruxelles.

Le magasin de moutardes

Une fée de Shakespeare, dans le Songe d’une nuit d’été, porte le nom de Graine de Moutarde. Quoi de plus charmant ? Assurément, si j’avais une fille de la taille d’un pouce, je l’appellerais Graine de Moutarde (si c’était un fils, ce serait plutôt Grain de Poivre). Un peu piquante, très distinguée, élégante, bourguignonne à l’excès (car elle est dijonnaise, et faite au vin-aigre), la moutarde est chic. Elle est racée. Forte. Si j’étais une moutarde, laquelle serais-je ? se plaît-on à se demander.

Dans ce magasin tenu par une grande maison française, il n’y a pas le choix. Tout est de la même marque, et tout est rangé là où il faut : les pots de toutes tailles s’imitent dans des alcôves de bois noir. Mille moutardes : bavaroises, rémoises, dijonnaises, lisses, ou à graines… On vend aussi du vinaigre, et d’autres condiments. On innove (vinaigre à la cerise, de cidre, de vin rouge, de vin blanc, huiles de noix et d’olive, vinaigre de Xérès, vinaigre de je ne sais quoi). Vos salades ne s’en remettront pas. Vos invités seront surpris, c’est tout le jeu.

Pour faire « genre », les vendeurs ont des napperons, histoire de vous montrer qu’ici, c’est comme chez Pierre H., mais qu’il s’agit d’assaisonner votre bifteck. Vous aimez le fort, le doux ? Nous aussi. Des lumières doucereuses vous rappellent aux hôtels-restaurants en vue dans les années 90, au coin de la rue, où tout était tamisé, suggéré, où on préférait le bordeaux et le noir aux couleurs vives, et les assiettes carrées au Limoges. Un vendeur parle russe, un autre japonaise. On aime bien vendre aux gens des pays à piment, car ils s’y connaissent et n’ont pas peur du goût. Mais la crème de la crème ce sont les mères comme il faut, qui viennent pour le coffret vinaigres. Moutardes. Tout se transmet, à commencer par le bon goût, et quoi de mieux qu’un coffret vinaigres pour Noël, pour le mariage d’une lointaine nièce ou cousine, et pour rappeler aux dames que leur devoir est bien… à la cuisine ?

Paris, le 10 mars 2013.

Le fromager

De Suisse, on commercialise un fromage à pâte dure, qui vient d’une vallée. Tal, en allemand, signifie val : Emmenthal, Dieffenthal, Neanderthal, il s’agit toujours de vallées.

Le fromage se mange mieux, et c’est pour cela qu’on le recommande, accompagné de bon pain, et ça tombe bien, car il y a une bonne boulangerie en face. Les deux enseignes se font écho : BOULANGERIE, avec une baguette de pain, ancienne façon, dessin années 70 ; FROMAGER, avec un gruyère, années 80, stylisé à la va-vite.

Oui, oui, on l’a assez dit, le fromage, c’est la France, et la France, ce sont x fromages. Le fromage a quelque chose de français par élimination : ailleurs, on ne sait pas le faire. Soit, soit, la Suisse, encore, l’Italie, la Hollande, les Basques. Aux régions, les fromages sont comme des blasons lactés, affichés à un tournoi, comme par folklore, comme on peint les blasons communaux sur les locomotives des trains, comme on suspend les armoiries en tissu au-dessus des zones piétonnes. Aux hommes, ce sont des habits odoriférants. Si vous raffolez du fromage fort, c’est que vous êtes viril. Mais au fond, qu’est-ce que cela veut dire, d’en raffoler ? Car enfin, c’est pourri, moisi, bactéries et germes ! et encore, tout le monde aime, enfin presque. Pourquoi aimer cela, précisément, plutôt que le hareng putrifié d’Islande, ou le soja fermenté du Japon ? C’est comme si cela montrait, dans la force de l’odeur, la force de l’homme, l’audace de la femme. Laissons cela.

Le fromage vient de partout, même d’Ile de France. Ici, c’est producteur. Le chèvre, des Parisiens, partis il y a trente ans à la campagne et qui s’en sortent bien. Les chèvres, c’est un passage, un passeport pour une vie plus simple. La façon la plus facile de se faire paysan. Pour le client, le chèvre, paroxysme du fromage, c’est une bouée. Achetez du fromage, et sauvez-vous de l’aliénation chimique qui est notre lot de consommateurs intoxiqués. Chaque portion, chaque triangle ou rectangle est un morceau de salut. Port-Salut. Ici, les polémiques sur le fromage au lait cru trouvent un écho commercial : on se jette dessus. Pourtant, c’est de plus en plus rare. Les magasins le retirent. Il faut venir ici, par conséquent. Plus c’est fort, plus cela a l’air frais, plus c’est jaune, brun, plus c’est massif, plus cela semble jaillir d’une cave aux tonneaux de bois, où raisonnent les meuglements des vaches, mieux c’est. Les petits fromages frais, ronds, et recouverts d’herbes semblent débouler d’une pente verte, chargés de rosée et de petits épis. D’ailleurs, au mur, il y a des posters de prés et de sommets (Vosges, Alpes, Pyrénées).

Néanmoins, plus ça sent, plus il faut être nickel. Tout vous montre que vous n’êtes pas au supermarché, plutôt dans un hôpital, et même mieux : un fromage sort presque directement de la fromagerie, moyennant un ou deux camions. Tout est blanc. Immaculé. Odeur de lait et de sel, propres. Vitres impeccables. Fromages nettements posés sur de petits paillassons dans les vitrines réfrigérantes, bien à l’écart les uns des autres. Pantalon blanc. Sabots en plastique.

Emballage : en damier rose, mi-ciré, qui entoure votre tranche, votre morceau de beurre frais (vous avez failli prendre un litre de lait, mais vous n’aimez pas ça), que vous mangerez, chez vous, en famille, que vous ferez avaler à vos enfants, pour leur montrer le bon goût.

Paris, le 4 mars 2013.

A Pierre Gartner, qui buvait du lait de chèvre (!).