Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : septembre, 2013

Le magasin de cire

S’il y avait un feu, tout brûlerait. Non, vraiment. Ce n’est pas comme un magasin de chaussettes, ce n’est pas comme un ébéniste. C’est qu’ici, tout est en cire. Si ça brûle, ça fond. Imaginez si quelqu’un était coincé dans la pièce en même temps ! On le retrouverait, comme une victime de Pompéi, s’abritant contre une mort qui vient de toute part.

Dites ce que vous voulez, vous dit le patron, un peu paranoïaque, mais moi je n’ai pas envie de finir en bougie. Du coup, il a fait équiper la boutique d’arroisoirs, au cas où, au plafond. La contrepartie, c’est que, s’il vous plaît et par pitié, il est bien entendu absolument interdit de fumer. Aucune exception ; on vous mettra à la porte avec un coup de pied au…

Ici, on vend des bougies françaises, les vraies. Une fabrication qui dure, à l’inverse de cette pacotille de supermarché. Ca ne fond pas tout de suite ; ça reste bien ferme, dur et long, pendant assez longtemps ! Bien des curés et plus d’une dame élégante s’équipent ici. Un Monsieur qui organise de grands dîners. Etc. C’est que, voyez-vous, la bougie donne cette qualité de lumière que rien ne peut imiter. Et si vous trouvez cela cher, songez au prix d’un bel éclairage de nos jours. Et à ce que vous avez à gagner dans le romantisme d’un moment sublimé. Combien cela vaut, que l’on accepte votre proposition de mariage ? Oui, Monsieur, oui Madame, cela joue, c’est in-con-test-able. Les propositions ratées, cela existe, et il faut flatter la susceptibilité, l’égo, de votre cher-e et tendre. Mais imaginez aussi Noël, en famille, ou Hannoukah, ou Ramadan (le patron hésite un instant, utiilise-t-on des bougies pour Ramadan ? Qu’importe !)… Vous savez qu’au Danemark, on adore les bougies, on se spécialise dans les bougeoirs design. Le candélabre nouveau nous vient du Nord. Bon, en Italie, en France, on fait de très belles choses aussi, même si le style baroque retrouvé s’essouffle un peu. On voit moins de candélabres blancs tout d’une couleur ou au contraire recoloré en mode Pompadour Pop, avec des rouges, des verts et des bleus. On semble retrouver à la fois la sobriété et la minutie du détail, assurément.

La boutique est organisée ainsi : tout le long des murs, des bougies longues, courtes, fines, plus épaisses, par couleur et par style. Quelques accessoires utiles (allumettes et briquets dernier cri). Et de magnifiques supports, comme nous le disions. Lorsque vous achetez ici, on vous remet un papier brun en guise d’emballage et de protection. Comme dans les meilleurs boulangeries-pâtisseries ; comme s’il s’agissait d’un sac de bonbons, d’ailleurs, sa bougie, on la mangerait presque ! Quel privilège ! Qu’il fasse jour même, en rentrant, on a envie de l’allumer quelques minutes. Beauté d’une bougie au vent, comme dit le chanteur anglais. Beauté d’une flamme fragile. Allégorie de tant de choses toutes mélancoliques. Agrément de nos instants fugaces, l’insaissable filet de lumière nous rend décoratifs à nous-mêmes.  Comme dans un tableau de La Tour, la lueur d’une bougie brosse un trait de rêve…fragile, que l’on pince, l’heure venue, et dont il restera la fumée et l’odeur d’une mèche éteinte, l’odeur des soirs heureux, qui l’atteste, si vous n’avez pas pris de photo : ici, il s’est passé quelque chose.

Paris, le 29 septembre 2013.

Cliquer ici pour soutenir ce blog aux Golden Blog Awards

Le magasin de modélisme

Des grandes batailles navales de la France, dont la funeste T***, de Salamine et de Lépante, il reste un souvenir ici, sous forme de petits bateaux en kit pour les passionnés. L’âge aérien, et l’ère spatiale, y sont aussi représentées, par des boîtes de taille variable qui promettent au client des heures et des heures d’ouvrage. Ici, le tombeau d’après-midi entières que vous auriez pu passer avec vos enfants, Monsieur le passionné, Madame la maquettaria, mais jamais vous ne regretterez votre passe-temps, même au seuil de la mort. Combien de divorces se sont consommés dans ces boîtes ? Le mobile ou le mariage ? Mais combien aussi d’unions sauvées par distraction-absorption d’un des conjoints, et ainsi indifférent aux tomperies ou éloigné des disputes ? Entré dans la construction et la manipulation de ces ouvrages, on oublie la frontière entre le passé et le présent, l’imaginaire et le réel. Il n’est pas de bâtisse qui ne soit destinée à gagner ; les victoires et les défaites se rejouent, et le parent des plus responsables retombe dans l’enfance la plus totale.

La vitrine est peu lisible, parce qu’elle est un amoncellement de boîtes et de modèles. On distingue : automobiles de toutes époques et nationalités (l’Allemagne, I’Italie, l’Amérique et la France se taillent la part belle, avec quelques Toyota, Aston,…)…,mais encore des avions, fusées, navires, et autres véhicules remarquables. Leurs boîtes se doivent d’épouser les dimensions du modèle miniature ; elles doivent le glorifier ; elles doivent le laisser entrevoir, donc, être transparentes au moins en partie. Il y a aussi les circuits de voie ferrée qui contournent les montagnes ; les aéroports ; les héliports ; tout ce qui permettra de vous garer… Voyez aussi les courses automobiles, qu’un génie semble avoir figé ! Mais la vitrine, c’est de la démonstration ; c’est du matériel d’exposition ; les vraies boîtes sont à l’intérieur, et toutes les pièces ne sont pas montées ; à l’intérieur des boîtes, ce n’est que pièces, bouts de bois et de carton, mille complexités pour celui que le lego faisait déjà rire à l’âge de sept ans. Trop facile !

Ce sont des projets d’ingénérie infinitésimale qu’il faut entreprendre lorsqu’on vient ici ; ne subsistent avec le temps que les plus forcenés. C’est entrer, à vrai dire, dans un club très fermé, très sélectif, d’individus, que de réussir une maquette, et d’en commencer une nouvelle. Une fois l’habitude prise, cela vous occupera, ne vous quittera plus. C’est comme un projet immobilier, toujours en miniature, sans le rendement et le déplacement de la télé. La même obsession. Vous voulez finir, tout le temps, et y songez toujours. C’est comme un ouvrage qui brûle entre vos doigts. Inachevée, votre maquette fera de vous une Pénélope velléitaire ; complétée, un Lesseps de salon, mais un Lesseps !
La boutique est petite, elle voyage du sol au plafond ; et à force d’illustrations guerrières et de boîtes, on s’y perd un peu. Le patron a une gestion un peu catastrophique de son stock ; il a perdu la trace, depuis les années, et on n’est pas sûr que tout soit tout à fait en règle. Qu’importe ; aucun inspecteur n’aurait la patience de se faner tout le détail. Ici, c’est pour ceux qui n’ont pas peur de fouiller.

Cannes-Paris, 20-22 septembre 2013.

Chez le taxidermiste

Le concept, c’est d’avoir l’animal chez vous. Résurgence d’une nature qui disparaît par ailleurs, se réduit comme une peau de chagrin. Des chasseurs, l’animal empaillé est passé au hipster via le cabinet de curiosité ressuscité par les créateurs de mode et les bars branchés. Peu importe que ça attire les bestioles, que ça prenne la poussière ; ici, on vous dira que c’est traité.

Le produit d’appel, en vitrine, c’est un ours, assis à une petite table, qui prend le thé avec un chevreuil. Chasseurs, vous pouvez faire faire vos travaux de taxidermie ici, on fournit de grands noms, et même une ou deux têtes couronnées. Dedans, ce n’est qu’oiseaux, chevreuils, faune sylvestre d’Europe, mais il y a aussi un zèbre, et une ou deux pièces rares (une tête de tigre). Tout le plaisir est que oui, ce sont bien des espèces protégées, mais qu’on est à l’abris car ceci a été acheté avant l’interdiction. A une époque, songe parfois le patron, on pouvait vraiment tout faire. Aujourd’hui ce n’est que contraintes, lutte contre les braconniers, disparition des animaux et demandes du marché chinois pour des aphrodisiaques. Le paradis est perdu.

L’espace est organisé de manière sommaire ; à gauche, une table ancienne qui sert de caisse, un peu comme dans une galerie d’art ou un magasin d’antiquités. Au fond l’arrière-boutique et un petit laboratoire (les travaux ne sont pas faits sur place). A droite, les grands animaux, à gauche une immense table d’oiseaux, en-haut des bustes muraux accrochés. Des étiquettes indiquent les prix, les références. Tout n’est pas à vendre, loin s’en faut. Ici on travaille, on récupère, on vend, on prend les dépôts en de certaines circonstances. L’an dernier, on a rentré un lion magnifique ; il n’est pas demeuré longtemps. On en a tiré un bon prix.

En termes de force commerciale, peu suffit ; il y a le patron, et parfois un assistant. Au-delà de cela, lui est à l’aise avec les défenseurs des droits des animaux. Ici, on ne travaille évidemment que sur des animaux chassés légalement et pour le reste ce sont d’anciennes pièces, des animaux déjà morts.

J’y suis pour rien.

Je me souviens, semblent répondre les bêtes au regard immobile.

Paris, le 16 septembre 2013.

 

La brocante

Les objets trônent sur le trottoir. Vieille roue de charrue, chaises de bistro, petit guéridon, petits tableaux. Disposés d’un côté comme de l’autre de la porte d’entrée, ils annoncent, de loin, que vous êtes chez le brocanteur. A l’intérieur, une salle mal éclairée et obstruée de toutes parts, de bas en haut et de haut en bas, par des objets en toutes sortes, qui se dressent, s’accrochent, pendent ou s’empilent. Partout, des choses. Il y a toujours un peu de bazar chez un brocanteur ; cela semble une propriété particulière de la récupération.

Dedans, il y a de petits tableaux religieux accrochés, ainsi que des bibelots. Il y a des vases, de l’argenterie, et des boutons de manchette dans une vitrine, que l’on ouvre avec des clés. Il y a deux trois fauteuils Louis XVI : adaptez-les à la façon déco. Mettez-y du rose, du violet, des pois ! osez ! Il y a des tapis, un ou deux qui sont usés par endroit. Ca ne peut pas être parfait. Mais il vaut mieux avoir cela que du préfabriqué suédois.

Au fond, il y a des armoires, décorées d’anciens plats de porcelaine à motif révolutionnaire. Du plafond pendent des lampadaires ; des rideaux rouges, cramoisis, des tapisseries un trésor de choses jamais revisitées, oubliées, dont il faudra changer l’usage. Vous pouvez, par exemple, prendre l’encrier pour porte-savons. Vous pouvez prendre le pot de chambre pour y planter des fleurs. Vous pouvez, vous pouvez… A vrai dire, dans les magazines de décoration, c’est toujours cette petite touche de fantaisie qui fait la différence. Imaginez votre intérieur dans un tel cadre. Imaginez le ravissement de vos convives, l’admiration de votre belle-famille, la jalousie de vos amis. Tout ça pour un prix modique en francs barrés, en euros maintenant. Sans les antiquaires, aurions-nous conçu l’esthétique du déchet ? Le charme du vieux ?

Acheter une antiquité, c’est acheter sa part du passé, de prestige et d’inutile. C’est comme se faire une place dans l’histoire. Pavanez dans vos meubles : soyez Choiseul ; vous êtes Marie-Antoinette. La babiole vous y transporte. La robe de chambre en soie vous donne des airs de Prince et de courtisane à la fois, c’est au choix ; c’est selon vous.

Vous ignorez peut-être qu’il faut chiner, aller chercher tout cela, passer des heures à remuer les greniers, les collections des particuliers, et la poussière. Avec le vieux bois et le papier jauni, point de lissage, point de process. Mais les coups portés par les années, les nervures, les trous, les bosses. Il arrive que l’on découvre au détour d’un tiroir, chez le brocanteur, un objet fort utile, dont nous avons quitté l’usage. Ô contemporain, entends cela, car ce qui s’est fait avant valait, parfois, le présent.

 

A l’unique et inimitable Michèle Gartner

 

Le magasin de chaussettes

         Trois sections se font concurrence : hommes, femmes, enfants. Dans chacune des trois, découvrez les nouveautés d’un pied original. Depuis qu’un Premier ministre s’est affiché en chaussettes toutes couleurs, couleurs vives, ce qui a fait courir les plus folles rumeurs…, depuis que des PDG, des vedettes de la finance, des hommes des plus sérieux se sont affichés avec des bas à la Nina Hagen, la chaussette est de retour. Cette fois la mode n’est pas venue de la gauche, mais bien de la droite. Après la montre, le bouton de manchette, la fantaisie a conquis un nouveau territoire : le pied. Sous votre costume des plus austères, arborez votre vraie nature, folle, colorée et audacieuse. Choquez votre secrétaire. Surprenez le consultant américain. Etonnez l’émir. Ebahissez l’avocat russe. Oui, c’est bien vos chaussettes, cette tache de rouge éclatant qu’aperçoivent de loin comme un soleil levant toutes les souris de la salle de réunion. Et cela commence ici.

            Dans la vitrine, on affiche les chaussettes de la saison automne-hiver 2014. Cette année, le brun, mais aussi l’orange sont à l’honneur ; les motifs. Du côté des matières, on est à la recherche des extrêmes : d’un côté, la laine des plus moutonnières, à la limite de l’animalité ; tombée de la bête ; à peine lavée, dira-t-on. D’un autre, le plus synthétique des synthétiques, la chaussette technologique, qui vous éclaire, vous réchauffe le gros orteil et envoie des SMS. Bien sûr, je caricature, mais, vraiment, à peine. Le magasin existe depuis un an ou deux et il s’adresse à tous les publics. C’est chouette, d’ailleurs, car on sent que ça prend et que les gens en redemandent. Il y a de bons clients, des collectionneurs. Je crois que depuis qu’on a ouvert, les gens jettent plus facilement leurs chaussettes, pour pouvoir en racheter. Moins de tolérance pour les trous. On découvre, en fréquentant ce lieu, que chaque chaussette a sa cause. Avec les saisons, impossible de se chausser de la même manière. Avec les paires de pompes, c’est la même chose ; à chaque chaussure sa chaussette, c’est comme tout dans la vie. Chacun sa moitié. Alors on essaie les rayures étoilées pour aller avec les baskets, disons, Converse. Alors on essaie aussi les chaussettes à fil fin d’Ecosse (pourquoi l’Ecosse ?) pour épouser ce costume si élégant acheté l’an dernier aux soldes d’une grande maison (soldes, privées bien sûr). Alors on tente ces chaussettes orange pour espérer, avec cette jupe qui sait-on jamais verra un jour la proposition de fiançailles. Une chaussette, vous savez, cela vit comme son propriétaire, dirais-je, son maître. Elle vous accompagne, dans les hauts et les bas ; les randonnées, les inondations, les flaques d’eau, les jours de sécheresse, les jours mal chaussés, les courses pieds-nus sur la terrasse ou dans le jardin (horreur absolue), les glissades sur l’escalier de bois trop bien ciré de votre belle-mère (à croire qu’elle fait exprès, heureusement que ces chaussettes ne dérapent pas trop, juste ce qu’il faut…). Une chaussette, c’est attachant.

Dans les rayons, donc, trouvez votre bonheur. A gauche, les femmes. Au fond, les hommes. A droite, et près de la caisse, les enfants. Que c’est chou, les chaussettes des petits. Non, mais regardez-moi ça. On dirait un bonbon, celle-ci. Vous vous rendez compte ? C’est tellement petit. Oui, je sais, mais ça grandit vite ! faut en changer presque tous les mois, alors ici, une fois par mois, on organise une bourse aux chaussettes. Faut les voir les bébés essayer de petits chaussons : le plus endurci des non-parents en deviendrait mère de famille nombreuse. Et les gamins plus âgés, il faut leur prendre des modèles résistants, car vous savez à dix ans, un vêtement ça fait son temps, particulièrement une chaussette, et ça va partout ! Celle-ci est un vrai 4×4, et on l’a en plusieurs coloris. Vous aimez ? Il n’aime pas le rouge ? Oui, ça se comprend, moi non plus ! Alors, voyez, avec ça, ce sera un vrai chef…

Question prix, ici, la chaussette atteint un stade nouveau. Quelque peu semblable au macaron avant son irrésistible ascension et son émancipation en boutique spécialisée. La chaussette, avant, était le parent pauvre des achats ; seuls quelques connaisseurs savaient sa valeur, la nécessité bienheureuse de la chasser à part dans un samedi après-midi consacré à l’habillement ou aux cadeaux de Papa, de Beau-Papa. Maintenant, cette science s’est répandue, grâce à l’intervention divine de la Mode, et cette Providence a porté en cette humble échoppe…les masses. Il a fallu, face au succès, préciser que la maison ne rembourse absolument pas les chaussettes usées, même une seule fois, et que pour le reste, on est de toute façon tout à fait réticent. On n’est pas aux Etats-Unis. Vous n’êtes pas au Festival des retours. Vous vous rendez compte, si on gérait ça toute la journée, avec ce qu’il faut faire, et les charges, et les tickets qu’il faut garder, et la machine à CB qui tombe en panne de temps en temps (tout le monde veut payer en CB, même pour le moindre article d’1 euro…de toute façon on ne vend rien à 1 euro…).

Le succès de ce magasin, Madame, Monsieur, a conduit à soutenir l’Industrie française. Il ne suffit pas qu’un ministre s’affiche en soquettes gauloises. Il faut aussi qu’on les vende, qu’on les achète quelque part. Quelque part, c’est ici. Derrière les vitrines de bois à l’allure si classe, dans cet espace à la moquette épaisse et confortable, régulièrement nettoyée, pour qu’on se sente tout à fait bien en simple chaussette, comme dans un motel américain, comme dans un salon anglais, vos pieds ont un temple à leur mesure.

Strasbourg-Paris le 30 août 2013.