Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : avril, 2014

Le magasin de confitures

Pour faire un beau magasin de belles confitures, il faut d’abord de bonnes confitures, et pour cela, il faut de bons ingrédients. Des fruits, en premier lieu, qui devront venir de provenances bien marquées : Gascogne, Ile-de-France, Maurice ou Réunion, Kenya, Savoie, Gâtinais, Sologne… Il faudra préciser qu’ils sont tous bio ou d’origine familiale (on ne s’étend pas sur la définition de « familiale »…). Ensuite, du sucre : sucre de canne, miels de toutes sortes. Ca c’est la première étape.

 

La seconde, ce sera de mélanger et de surprendre : agrumes au basilic, chocolat au curry, trois fruits, quatre agrumes, deux bananes, quatre chocolats. Tout cela produit l’étonnement. Songez aussi aux fruits exotiques : ananas, kumqat, mais aussi la baie de l’églantier qu’on ne semble consommer que dans l’Est et les zones de montagnes. Maintenant, faites des duos, et testez sans cesse ! pourquoi pas églantier-banane d’ailleurs ?

 

Cela fait, il vous faudra songer à décorer les pots. Ceux-ci doivent refléter les valeurs de la maison : petits, parce que ce qu’on achète ici a de la valeur ; élégants, car nous sommes élégants ; simples, car nous sommes aussi simples. Il faut que l’étiquette exprime tout cela à la fois. Simplicité, élégance, et qu’elle fasse mention du privilège que vous avez, et de l’ancienneté de la maison. Une partie du plaisir de nos confitures, dit-on, c’est de les partager : comprenez aussi, de les montrer à vos convives et d’en faire un sujet de conversation pour petits-déjeuners de mariage et lendemain de fête (c’est justement à ce moment qu’on en cherche, alors que les esprits sont fatigués). Quoi de plus commode qu’un peu d’émerveillement pour égayer la tablée.

Maintenant, il vous faut présenter le tout : pour cela, des étagères en bois, une musique douce, des lumières qui mettent en valeur les produits. Séparez gelées et confitures, confits et jus, compotes et miels (oui, on fait aussi du miel, et des pâtes à tartiner). Les étagères couvrent les murs de toutes parts. Habillez le personnel en noir ; on est ici dans une grande maison, il faut un peu de standing ; et pour une raison qui nous échappe, c’est le noir. Maintenant, emballez tout ça en sac élégant à la caisse. Avec du ruban, et une anse en corde de couleur. Comme si vous aviez acheté des chaussures de marque. Vous y êtes. Quarante euros pour quelques confitures, mais au moins, avec ça, les convives seront contents.

 

Paris, le 28 avril 2014.

 

Le magasin de cravates

Si vous n’avez pas d’idées pour la Fête des Pères, oui, il reste les cravates. Il restera. Toujours. Les cravates. Toujours. Oui, toujours. Enfin, sauf si l’esprit start-up finit par tout bouffer, ce qui n’est pas impossible. Les casual Friday, la patronne en est convaincue, ont fait baisser son chiffre d’affaires. Ca vous fait rire ? chiche. Faisons les comptes. Comparons ce que c’était il y a trente ans, quand elle a ouvert, et maintenant. Comparez.

Fort heureusement les effets de mode ont aussi réinstitué dans la vie quotidienne ce qu’ils avaient retiré au monde du travail. La cravate, corset masculin, selon ses détracteurs (si elle est mal ajustée ! répond la cheffe d’entreprise), s’est immiscée sous des barbes à la mode, un peu détachée, le nœud vague, sur une chemise jolie mais pas tout à fait repassée. La cravate noire est aussi revenue avec les types qui vont en boîte de nuit en costume, car comme toujours, la mode, c’est double mouvement : chemises à carreaux et costumes taillés sur mesure, c’est tout un. On avait jusqu’ici des modèles classiques et de la fantaisie, et des cravates « sport », mais on a de plus en plus de cravates « sport ». Le paradoxe, selon Madame la dirigeante, c’est qu’une fois que vous achalandez plus de sport, les ados et post-ados se jettent tous sur les modèles rétro et archi-conservateurs. Allez comprendre. Du coup, elle se dit qu’elle va revenir à ce qu’elle faisait avant, comprenne qui pourra.

Ca la gonfle, et en même temps, elle comprend. « Moi aussi, j’ai eu ma période hippie. » explique-t-elle le sourire aux lèvres et le café à la main. (Café, mais attention, pas pour les clients : le café est l’ennemi des cravates…) Il en reste quelques CD, une ou deux revues qui traînent et des cheveux qui ne veulent pas tout à fait se fixer.

La boutique est en bois, de toutes parts : c’est une ancienne boutique qui a été reprise. Il y a une grande table en bois vitrée, et à l’intérieur, cravates et boutons de manchettes. Certains sont très beaux, on fait de toutes les marques. Tout est beau, Monsieur, corrige la patronne qui officie à sa caisse au fond, sur son ordi portable, et se déplace pour vous montrer les jolies choses de plus près. Il faut une clé pour ouvrir.

D’autres parts, de toutes parts, il y a des penderies à cravates en-dessous desquelles on trouve des tiroirs en bois, pour trouver les variantes et plus de variété encore. Les variantes sont de textile (soie, matières synthétiques) et de texture ; elle sont de motif, de couleur ; elles sont de genre (été, hiver, affaires, promenade à la campagne, hipster, sport, mode) ; elles sont complexes ou simples (ici, on dit uni). Ces derniers temps, il y a eu aussi la mode des cravates à embout coupé ou carré, et la mode des nœuds papillons. Ici, on a vu venir, et les ventes ont été bonnes. Le nœud-pap, c’est pour trois catégories : les amateurs en tout instant, pour qui cela constitue une marque de reconnaissance (on pense au Premier ministre belge) ; les amateurs hipsters qui portent ça avec une chemise à carreau ; et les traditionnels, pour qui cela rime avec smoking ou costume des grands soirs. Tous sont bienvenus. Et précisons qu’en matière de nœuds papillon, les dames le sont aussi ! Il y a de plus en plus de femmes, d’ailleurs, et ça fait du bien, constate la patronne. Ca me change.

L’ensemble compose un rideau de couleurs et de motifs qui, de loin, ressemble à la robe d’une princesse revue par Vivienne Westwood. Vous savez, les cravates, c’est décoratif. Il y avait dans le temps un restaurant au Colorado, où on coupait systématiquement votre cravate pour la pendre au mur. Les parois étaient pleines, en guise de trophées et de décoration, non de crânes bovins, mais de cravates amputées.

Paris le 21 avril 2014.

Aux familles syriennes qui dorment dehors à Saint Ouen. Pour les aider.

* Lecteurs français, pas de panique : en France, la Fête des Pères c’est le troisième dimanche de juin.

Tout pour la salle de bain

Vous savez, le confort, ça se construit. Et c’est ici que vous trouverez le plus beau des conforts : celui d’une toilette magnifique. La toilette la plus belle, c’est celle que vous avez prévu : douche, douche italienne, douche américaine, baignoire, italienne, belge, de Perse. Baignoire à l’allemande, avec des bulles, façon spa. Baignoire à l’ancienne, à pieds. Baignoire à la japonaise, dit-on en plaisantant, parce qu’elle est tout en miniature, qui pourrait être un gros bac de douche. Pourtant, je crois avoir vu ça en Allemagne… se dit le passant.

Les robinets sont les accessoires de la vitrine, qui montre sans trop de pudeur de belles cabines de douche accollées à des bouts de plomberie. Mais les belles images font rêver. On a démédicalisé, désimperméabilisé les salles de bains, ces dernières années, explique le vendeur au client curieux. On continue à faire de la céramique, des carrelages, et tout, disserte-t-il en vous montrant un bel ensemble baignoire, miroir et bois exotique (d’où vient-il…). Mais aujourd’hui, on n’hésite pas à poser une baignoire à l’ancienne sur un plancher et à intégrer un évier dans un meuble en bois. Comme autrefois ! s’exclame-t-il en riant. Ah, mais on y revient. On a détruit les traditions, et finalement, c’est pour mieux les retrouver, s’accorde-t-on toujours ici.

Tout, tout, tout, pour la salle de bain, chante la pub à la radio que le patron a payé. Sur la radio locale et sur une ou deux radios communautaires, car dans la ville, ça aide. Une portugaise et une en arabe, et la radio nostalgique que tout le monde aime bien. Dans les deux cas, le slogan revient toujours. Ici, on en est très fier. Fabrication maison, pas besoin d’agence de pub. Dans le magasin, on passe la radio nostalgique, ça met de l’ambiance, et on rentre à la maison avec des chansons plein la tête. Pour le déjeuner, il y a l’Intermarché en face, et sinon, une pizzeria et un truc à paella un peu plus bas. Le café c’est à côté aussi, bar PMU, on a viré un vendeur l’an dernier qui y gaspillait tous ses salaires et arrivait en retard. Un accro. J’espère qu’il s’est soigné depuis, soupire sa collègue.

En ce moment, ça tourne pas mal, mais on a connu mieux. A une époque, vous explique la vendeuse, les gens venaient ici et achetaient sans compter. Bon, ils se posaient moins de questions, concède-t-elle. Ca c’était avant. Mais maintenant, d’un autre côté, on a vraiment de belles choses à vendre. De moins en moins de pastel. On ne se croit plus du tout à l’hosto. C’est plus les salles de bain à Papa ! maintenant, c’est l’hôtel trois étoiles !

L’innovation court partout : dans ces lavabos qu’on peut mettre sur une cuvette de toilettes ; dans ses robinets qui font couler l’eau comme si elle tombait d’une roche, d’une cascade ; dans ces douches qui vous arrosent de partout, à ne plus rien y comprendre. Partout dans ces salles de bain, on se prend pour Cléopâtre ! on se prendrait pour une Vahinée ! on se croirait chez les Naïades ! ça tourne beaucoup, dans l’entrepôt. Les délais de livraison doivent être de plus en plus serrés ; les gens ne supportent plus d’attendre. Et les intermédiaires sont coriaces.

On a innové dans les délais de paiement, aussi. Six fois, sans frais. Ca a été compliqué au début, mais ça passe mieux auprès des clients. Et maintenant, on fait beaucoup, beaucoup d’accessoire. Car ça fait revenir, et puis, au fond, une salle de bain, c’est le projet d’une vie. Vous avez vu ces petits crochets à ventouse ? C’est pour accrocher les serviettes. Et ces porte-savons ? Oui, on a aussi ça pour les gels-douche.

Il faut toujours regarder ce que les gens font chez eux. Quand ils sont invités à dîner, le patrons et ses fidèles employés s’attardent toujours un peu dans les salles de bain, histoire de voir. Ceux-là, ils avaient des coquillages ! Eux, ils avaient le chien dans la baignoire ! raconte-t-on en riant le lundi matin au café. Parfois ça donne des idées, et parfois c’est écœurant. Vous savez, on en voit, de ces choses ! Dés que ça touche à l’intime…

 

***

Paris, le 14 avril 2014.

A Perrine Benhaim, bon anniversaire.

La boutique éphémère

Le client est peut-être roi, mais ici, il vient d’abord voir ce qu’on a à lui montrer. Le magasin est né d’une rencontre, a écrit la journaliste dans la presse branchée, entre un cuisinier passionné d’exploration, deux artistes et une designer, et une « joyeuse bande » de collectionneurs, de penseurs, d’ « urbains ». Le résultat est là : une vitrine qui montre des bleus de travail, un environnement en béton qui vous invite à venir découvrir. Dedans, l’espace est pensé comme une galerie : c’est quoi ce truc…            « J’ai voulu explorer un univers nouveau », a dit Cynthia, la conceptrice des lieux, à Paris Renouvelé. « Montrer que la consommation et la connaissance pouvaient se mélanger, se féconder. » Et c’est chose faite : vous pouvez déguster des aliments asiatiques et choisir un livre pour votre esprit plus ou moins bien éclairé. On veut montrer l’esprit des temps a noté un bloggeur avide de tendances, après sa visite. C’est un commentaire social, un essai satirique tout autant qu’une entreprise commerciale. On n’en ressort pas indemne. Le porte-feuille l’est tout à fait, pourtant, après une visite vierge de tout achat. Si tous les magasins étaient comme ceux-ci, pense le badaud entré par erreur ou curiosité, je n’aurais pas besoin d’acheter autant. A vrai dire, je n’achèterais pas… La boutique est tout en enfilade : à gauche, des vitrines et des frigos, qui vous vendent des produits soigneusement choisis, plus sélectifs qu’au Monoprix gourmet, plus rares qu’à Grande épicerie : ils sont bons pour la santé, ils sont un peu exotiques, ils sont surprenants, ils sont à la mode. A droite, les livres, les DVD, les biens culturels, pour montrer qu’on s’affilie, qu’on sait où l’on se dresse, à quel camp on appartient, à quelle classe on se rallie. C’est Sonia Rykiel, qui, boulevard Saint Germain, a été une des premières à mettre des livres en vitrine ; rappel des lieux, rappel de ce qu’elle savait lire. Ici aussi, on s’y retrouve, on sait, on lit, on n’en parle pas, mais on affiche. Des vêtements décoratifs sur les murs montrent comment pourrait être la mode si on la suivait jusq’au bout ; les vendeurs (si telle est leur appellation) s’efforcent d’être mannequins. Des téléviseurs, des vidéo d’art, de la musique électronique mais artistique, tout ça est réuni, et dans le vide laissé par l’absence de marchandise, vous vous interrogerez sûrement : Qui suis-je ? Pourquoi consommer ? Etc.

On règle près des vitrines. N’oubliez pas d’en parler autour de vous.

Paris-Londres, 7 avril 2014.