Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : décembre, 2012

Le cordonnier


                        Les ateliers ont changé au fil du temps. Le métier s’industrialise, les machines se numérisent, après avoir gagné en carrure. Les produits chimiques ont remplacé le sang et le sel des tanneurs, mais un morceau de cuir au mur rappelle l’animal, et l’odeur est toujours forte, qui vous prend à la gorge et au nez quand on travaille vraiment. Certaines choses n’ont pas changé. Quand vous passez le seuil d’un magasin de denrées alimentaires, de pain, ou que vous allez quérir la réparation de vos chaussures, vous êtes comme ceux d’autrefois, les aïeux à perdre de vue. Sans se chausser, on n’a jamais rien fait, et même si on peut acheter et jeter ses chaussures, les chaussures de cuir restent chères et se réparent, et elles se réparent ici. Dormez sur vos deux oreilles, cordonniers, grâce à vous, le sort de l’obsolescence calculée et du cycle de vie du client sont amadoués. Faites durer, 15, 20 ans ! Ces chaussures, vous montre le cordonnier à ses pieds, je les ai depuis vingt ans. Plus ! enchérit sa femme.

Le décor est brun, marron, sombre. On y fait du bruit, à se demander comment ils font, car ici on fait chaussures et clés. Et plaques. Et tampons, mais ça se vend un peu moins. On vend des lacets. Au mur, des clés suspendues par centaines, neuves, sur des crochets fixées dans un grand panneau gris qui couvre tout un pan de mur, comme le tableau de clés d’un immense hôtel de l’âge industriel. Chaque centimètre est utilisé. Sous les clés, des chaussures ensachées dans des plastiques bleus attendent leur propriétaire.  A travers le drap bleu, on aperçoit les talons refaits, les bottes, les chaussures de ville, les ballerines cassées de lendemains de fête ou les souliers de danse. Des noir, des brun, des rouge, des couleurs fantaisistes, tout cela est entassé pêle-mêle et attend. Ailleurs, des paires étiquetées attendent leur soin, dans ce bloc opératoire où on a du mal à distinguer les urgences entre elles.

Certains viennent le lendemain, impatients, ignorant la date indiquée sur le ticket. D’autres viennent trois mois après, c’est pour cela, on essaie de faire payer avant, car le loyer n’attend pas. Ce métier est donc : bruyant, odoriférant (produits en tous genres, cires, …), physique (l’avez-vous agripper les semelles, user ses yeux sur les clés), peu recommandé sûrement par le Ministère de la santé, peut-être pas classé dans les métiers pénibles, et on croirait l’avoir mieux reconnu dans le passé. Il est dommage, vraiment, qu’on ne puisse réparer les basket aussi, quel gâchis. Mais au fond, tant  mieux,  il a déjà tant à faire. Ici vous trouvez quantité de plaques et d’applications inconnues du métal. Savez-vous que vous pouvez prendre une plaque d’immatriculation pour enseigne ? Qu’on vous fixera la nouvelle plaque en cinq-sept ? Tout cela est facile. La clé met dix minutes à faire. Mais comme les baskets, certaines clés ne se font plus. Au nom de la sécurité, on  a introduit l’OGM de la clé : la carrée à dents, la rectangulaire, etc. Tout cela ne se reproduit pas. Ou cela coûte cher, il faut être agréé. Le métier change.

Les machines sont imposantes, et leur couleur orange années 80 est salie par la graisse qui envahit tout, même les mains, même les doigts. La cire noire semble avoir tout recouvert, sauf les clés dorées qui scintillent dans la lumière du jour. Où êtes-vous mes clés ? Dans ce temple de Saint Antoine, certaines femmes viennent chaque jour ou presque pour avoir perdu leurs clés. Un jour pour un certain Monsieur le cordonnier a décidé de garder un double. Ne perdez pas vos clés, on n’est pas là le week-end.

Ah, on ne prend pas la carte ; c’est chèque (illusoire) ou liquide. Il faut vous chausser, alors, vous ne dites rien.

 

 

 

Paris, le 31 décembre 2012.

A Perrine Benhaim pour le gîte du malade.

Aux instruments à vent


La forge, l’atelier, l’antre de Vulcain pour Mozart, comme une gravure vivante, est visible depuis la rue, par une grande vitrine, comme les cuisines des boulangeries nouvelles. Ca résonne des bruits de métal frappé, comme dans les armureries anciennes, dans les mines, dans tous les Klingenthal et manufactures des rois de France (Klingen-thal, le val des cling), comme à la boutique du ferronier, ou de l’orfèvre : tape, tape, tape, contre le bronze, le cuivre, les petites pièces, les morceaux, les bouts. On aiguise, on affûte,  on cale, sans forcer. Des machines, des enclumes, des marteaux, des appareils de serrurier. Les reflets dorés colorent la lumière blanche du néon, dans cet espace gris et brun, posé sur un linoléum noir, type ascenseur, où trois hommes assis travaillent sur un plan qui s’étire d’un mur à l’autre, modelé lui aussi, d’une mer à l’autre, devant une rangée de tournevis pointés au bas. Trois hommes entrés comme apprentis (fac de philo, BTS, etc.). Ca se fait encore. C’est même le meilleur moyen de garantir son emploi, une fois qu’on a trouvé son patron. Réparateur d’instruments, c’est une drôle de vocation, une belle vocation, une vocation d’artisan musicien. Un défi à Pôle Emploi, aux politiques publiques et aux parcours ordinaires, linéaires et monotypés que l’on voudrait imposer aux jeunes. On peut être deux choses en même temps ; on peut étudier et utiliser ses mains, quand même, par la suite. Que d’étonnements la vie nous procure.

A côté, car le magasin a prise sur plusieurs façades, ce sont les clarinettes (ici, c’étaient les saxos). L’espace de vente, c’est plutôt ici. Clarinettes en vitrine, clarinette au mur, pièces et morceaux de clarinette sur les tables de travail à l’entrée du magasin, là encore, en vitrine. Il ne s’agit pas seulement de se montrer, d’exposer le labeur ; il s’agit aussi, pour l’artisan, de voir : la lumière, les passants, la vie au-dehors, les clients qui rentrent. Les murs à l’arrière sont lourds de sacs, mallettes, caisses, bagages : on se croirait dans une maroquinerie, car au cas où vous ne l’auriez jamais remarqué, un des principaux défis d’un instrument, même d’un instrument à vent, c’est de le transporter. Le mener d’un endroit à l’autre, voilà l’affaire, quand on est violoncelliste. Ici, c’est un peu ça, un peu seulement car la clarinette peut se démonter, mais il y a toujours mille autres choses à prendre, les partitions, le matériel d’entretien, etc. Voulez-vous un instrument de bois, de plastique ? Vous trouverez. Réparation de pièces. Tampons. Liège. Arrangements. Réglages. Parfois la réparation coûte autant que l’instrument—c’est comme une voiture—. Mais toutes les clés, argent sur noir, tout ça est si joli ; on dirait un petit orgue portatif ; une œuvre du génie horloger et esthétique du dix-huitième siècle rejoué et perfectionné par le dix-neuvième, un esprit perdu, d’une époque où la mécanique des touches et des automates promettait l’avenir comme aujourd’hui l’intelligence artificielle.  Le magasin est profond, il a même un sous-sol, et l’on vend les anches, les capuchons, écouvillons, sticks de cire. Affaires de luthier. Quand on vient ici pour la première fois, on croit entrer chez les habitués. On voudrait se présenter. Entrer au club des musiciens.  Ici on reçoit, on discute, on recommande, c’est entre Bricomarché et bijouterie, entre les outils et l’artisanat de collection, le plaisir est intact, comme on dit. Dans notre époque, mais hors de notre époque, et pourtant, nous sommes bien dans notre époque.

Paris, le 24 décembre 2012.

A Daniel Jost, pour la musique.

A tout le monde, joyeux Noël.

La gaufrerie

La guerre de la gaufre est lancée. Dans une rue voisine, il y en a une autre, qui vend des liégeoises dorées au caramel. 2€50 au contre 3, 3€50 contre 4, iront-ils vraiment comparer ? A Paris il n’y a pas vraiment de marché de Noël, pas vraiment de tradition et les décorations sont épouvantables, ou au mieux étranges.  On n’est pas en Alsace ! Mais maintenant, on aura les gaufriers, pardon, les gaufreries, enfin, les gaufres. La Belgique a du bon, pense le promeneur ou l’acheteur de Noël, le gamin en vacances ou qui attend de l’être, la vieille un peu gourmande. La gaufre est chaude et dans ce froid, cela fait du bien. Elle est calorifique. L’hiver le requiert. Elle est craquante, et nos dents ne demandent qu’à retourner chez le dentiste.

Goûtez les saveurs ; les parfums. La gaufre, c’est comme tout, ça innove. Fourée au chocolat, cannelle, miel, cardamome. Brevetée. En Belgique on a poussé les choses. Le hamburger, les avions, les voitures évoluent…pourquoi pas les gaufres ?! La prochaine expansion industrielle des Belges sera peut-être celle des gaufres… En tout cas la World Gaufre, la Global Gaufre, la World Waffle est parmi nous. Adieu ! crêpes, churros, marrons glacés. Arrière, Bretons, Charlemagne est de retour ! Fini ces goûters de rue que nous remettent des mains suspectes (et l’hygiène dans tous ces bouibouis ?). La gaufre est hygiénique ; il n’y a qu’à voir les carrés du gaufrier ; ils nous inspirent confiance. Elle est médicale. On dirait un appareil de bloc opératoire. Un dessin industriel. Une utopie de Mondrian. Un morceau de machine à café contemporaine. D’ailleurs le gaufrier est tout technique, avec ses rangées et sa pince associée. On parle de conquête du monde pour la gaufre belge. Chine ! Afrique ! Amérique ! L’Amérique nord-américaine ne connaît que la gaufre faussement belge, la rococo, la Belgian Waffle. Opportunité… Mais ici on est loin de tout ça. Le puriste vous l’expliquera : il y a la gaudre de Bruxelles et celle de Liège. L’une est plus diététique que l’autre (toutes choses relatives)—mais ce n’est pas celle que l’on vend. Et malgré les puristes, on vient de lancer la gaufre en sandwich, avec du fromage de chèvre, du jambon et tutti quanti, comme les croissants sandwich. Ca semble marcher.

Ici, uniquement du sucré. On choisit depuis la rue, devant une vitrine où trônent gaufres et gaufrier, condiments et parfums. Tout est fait devant vous. On paie à l’intérieur, mais la façade est ouverte, on peut discuter depuis la rue ; tout est naturel, tout est fluide.

Il y a un vendeur, et un patron. Le patron parle, le vendeur sert, au fond, on ne sait pas trop bien qui vend : disons qu’ils sont deux. Avec la gaufre, un petit carton car c’est chaud, et une serviette qui colle à la pâte. Ca laisse du sucre chaud sur les doigts : gardez votre serviette, ou prenez-en une autre. Le service est là, la parole est libre ; on se croirait chez le boulanger de quartier. On veut durer.

Le magasin de porcelaine

Un éléphant dans un magasin de porcelaine, c’est oublier un enfant dans un magasin de porcelaine. Les mères qui entrent avec leurs mômes et leurs ballons ne se rendent pas compte, ou plutôt, quand elles s’en rendent compte, c’est trop tard. Qui croirait qu’une pièce de forme coûte autant ? Qui croirait que Limoges, Villeroy et Boch, Sarreguemines, que tout cela est si fragile ?

La France est un grand pays de la porcelaine : un Premier ministre a dû le déclarer un jour, car il y a Gien, (Limoges encore), (Sarreguemines, encore), et puis les faïences, toutes ces faïences. Le cristal de Baccarat. Ici, c’est plutôt porcelaine. Trouvez un régal des yeux pour vos convives. La porcelaine se porte bien en temps de crise, mieux que le verre, dit-on. Mais on dit beaucoup de choses. Retenez ceci : c’est ici que le bon goût rencontre le repas. Et bien plus ! La porcelaine peut tout être : horloge, statue, figurine, ou toute autre chose décorative et inutile, mais l’utile et l’inutile, c’est comme les goûts et les couleurs.

Des promeneurs viennent regarder, admirer, rêver d’acheter ; des dames viennent racheter des pièces cassées. C’est une façon de léguer. Collectionner un service peut d’ailleurs prendre toute une vie ; on achète le tout, pièce par pièce. Des touristes, et de jeunes mariées, et leurs familles avant le mariage. Le service reste un passage obligé pour les beaux mariages. C’est le moment dans la vie, le moment ou jamais. Après les enfants viennent, et c’est aux remplacements qu’il faudra songer. En fait, chacun veut de la porcelaine. On a cru que ce serait fini ; que l’esprit fonctionnaliste de formica, de verre et d’aluminium allait tout remplacer par du jetable. Du pratique. Du lavable. Du solide. Mais les années ont éprouvé le concept, et le jetable, lavable, pratique et solide ont changé de notion, de définition. Désormais la porcelaine va à la machine. Elle tient mieux, enfin un peu mieux. Et puis elle est terrienne ; immuable. Kaolin, feldspath, argile, et quartz… Et c’est le prestige. Le prestige…

Une artiste lettone travaille la porcelaine blanche avec de l’argent. De subtils et magnifiques motifs ponctuent le blanc neige de traits vifs, comme les affleurements d’une mine.

Armani, Ralph Lauren, les marques japonaises… quand on veut ses lettres de noblesse, et qu’on a commencé dans la soquette, on fait du linge de maison, on fait des services en porcelaine. Du Louis XV, en somme. Revisité, bien sûr ; les assiettes sont plutôt carrées, le design est minimaliste ; il faut que cela rappelle le vêtement, la boutique. Même les fabricants de machine à café font faire de la porcelaine. Ici, on ne vend pas de tout ça. Qu’ils vendent cela dans leurs propres établissements. Mais c’est, tout de même, de l’art. Arts de la table. Un festin de formes, de dessins et d’artistes commissionnés par les vieilles maisons.

On ne déborde pas trop sur les arts de la table ici ; ou du moins on en reste au plateau. Vous trouverez de quoi fixer vos nappes, de quoi poser vos couverts, de quoi vous essuyer la bouche. Vous trouverez de quoi tenir des bougies, même de quoi les allumer. Mais on reste « sur » la porcelaine. C’est elle la reine des lieux.

Les rayons grimpent jusqu’en vitrine ; du coup, on ne voit pas grand chose de la boutique, simplement l’écriteau : PORCELAINE, et les différentes collections à l’intérieur. On a un peu de mal à circuler. C’est comme un bord de falaise : la crainte de l’accident vous fait surveiller le moindre pas, et tout paraît étroit.

Paris, le 10 décembre 2012.

A Ilona Romule, pour son travail exposé à Strasbourg, il y a au moins dix ans.

Le kiosque

Dans cette station souterraine, le passage est continu. Quand il y a des travaux, ou une grève, le chiffre d’affaires baisse, subitement. Autrement, il faut faire attention aux vols.

Surveiller. Savoir tout faire à la fois : la caisse, les renseignements, la vente. Pour se simplifier la vie, une consœur, commerçante à Auber a accroché une pancarte à l’entrée de sa boutique :

NO CHANGE. NO INFORMATION.

Marre des touristes.

Ici, on vend pourtant des journaux pour eux : The Guardian, El Pais, le Herald Tribune. Pour tous, l’Officiel et le Pariscope (depuis le temps, on se demande comment ils ont fait pour ne pas se bouffer le nez). C’est le Coca et Pepsi de la presse spectacles. Les gens qui achètent ça pour avoir de la monnaie…. (NO CHANGE.) Femme Actuelle. Ca m’intéresse. La presse spécialisée. Sciences. Ordis. Spéléo. Catcheurs. Etc.

Des mouchoirs, des briquets, des cartes cadeaux iTunes. Les petits objets se vendent bien. Petits guides : les livres faciles se vendent bien. Suppléments (ça quadruple les prix et ça fait râler les clients, dans certains cas même ça décourage la vente). J’y suis pour rien, vous comprenez. Ils arrêtent pas d’en rajouter, ils savent plus faire un journal mais ils vendent des DVD.

L’odeur de papier glacé et d’encre hante l’air de derrière le comptoir ; il plane au-dessus des publications. Pourtant des millions de pas, de souffles se succèdent, dans ce couloir, jour après jour, heure après heure, année après année. Dans la lumière grise, blanche, les titres et les couvertures blanches ou blanc-grises ressortent bien. Mais la patronne du kiosque voit peu le jour. Travailler dans le métro, c’est comme être chauve-souris, vampire ou mineur. Ou, si vous préférez, quelque chose de mieux.

Il y a quelques habitués fort caractéristiques : une dame avec des cernes qui vient pour ses mots croisés, plusieurs matins par semaine. Un homme distingué qui achète Le Monde. Pas de commentaire sur le porno, mais il y en a un peu. Des ados qui s’achètent les magazines de jeux vidéo, de jeunes hommes qui prennent des revues d’informatique…

Les gens s’arrêtent parfois plus qu’il ne faut. Y en a qu’il faut toujours chasser : ils liraient tout sans payer. Curieusement, quand une personne fait halte, d’autres aussi : c’est fort mimétique, les humains. Suivent aux cohues de grands blancs, des moments calmes où pas une âme ne se montre, même dans ce métro, ou ne s’arrête. Ou bien, c’est qu’à force, on ne les voit plus.

Avec la crise de la presse, pas une année sans grève, sans livraison : que ce soit rédaction, imprimerie, etc., c’est pareil, maintenant, ce n’était pas mieux avant.

Paris, le 30 novembre 2012.