Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : mars, 2014

Le magasin de sono

Pour qu’il y ait musique, il faut qu’il y ait silence. C’est donc souvent calme ici, car pour faire la démonstration de ces baffles de luxe, il faut qu’on entende une mouche voler. C’est le prix de la précision, dit-on fièrement. Ici, on vend des machines hors du commun, qui sortent du super. Ici, c’est pour les mélomanes, les adeptes du son parfait, celui que l’électronique vous fait croire vrai.

Il y a des fils qui pendent dans la vitrine ; ce sont des casques ; ce sont des baffles d’un genre nouveau, design, esthétiques, beaucoup plus que les cubes noirs de nos parents. Il y a aussi des cornes au bout desquels vous pourrez brancher votre iphone ; tout ça, dans toutes les couleurs. Le magasin est beau : il ressemble au produit. Il est lisse ; il est clair ; il résonne bien. De la vitrine, on aperçoit toutes ces merveilles technologiques : rendez-vous compte ! les grands du design et de la technologie, la beauté et l’industrie sont réunis pour vous. Acheter un appareil haut de gamme, en pointe, c’est comme se payer un tour en hélico, c’est une gloire vaine. Ca dure un instant. Peu après, quelque chose d’autre arrive, de plus nouveau, et pour une raison ou une autre, de plus séduisant. Cette course sans cesse est un jeu de surclassement. Mais le temps de quelques semaines, le temps que les 400, 500, 1000, 2000, 10 000 euros soient débités de votre compte, c’est vous le roi. C’est votre installation qui sera la plus belle, la plus au goût du jour ; et de toute façon, lorsqu’elle ne le sera plus, vos voisins, vos cousins et vos amis de la fac n’y verront que du feu. Pour eux c’est pareil ; pendant longtemps on dira de vous que vous avez investi, que vous êtes féru de technologie, que vous êtes toujours d’avant-garde, que vous êtes décidément en avance, que vous ne comptez pas, mais que vous en comptez sûrement beaucoup, mine de rien. Cela produira même une dispute chez votre meilleur copain ; s’il (si elle) a investi autant, alors pourquoi pas nous ? Mais tu as vu le prix, tu es devenu fou (folle), etc. etc.

Retour à nous. Il y a des gens qui aiment passer, voir les nouveautés, s’informer, et quand on annonce une sortie, une nouveauté, ils reviennent pour acheter. Ils sont toujours au courant. Et il y a les mères de famille, les pères de famille, les bandes d’amis qui se sont cotiser pour acheter…. un casque. Il doit être beau, car il est le heaume de l’homme moderne. Il est court nos rues et peuple nos lignes de métro. Il est le moyen par lequel nous sommes tous baladés tout le jour par des mélodies fabriquées, des émissions de radio baladodiffusées ou des vidéos que l’on mate dans le tramway. Le dernier untel (c’est un comédien). Ha ha, c’était trop, j’en ris encore. Le dernier clip de untel (c’est un chanteur). T’as vu la BM.

Ce public-là n’est pas le même ; il y a plusieurs classes de client, mais le patron et son fidèle employé, passionné de musique électro mais aussi de Bach (ça vous en colle une, hein) les traitent tous comme la première. Normal, avec les prix qu’on pratique…

 

Paris, le 30 mars 2014.

A nos amis Turcs qui votent aujourd’hui.

 

Le magasin de casques

C’est évident maintenant, mais à une époque ça ne l’était pas :  il faut se protéger la tête et c’est obligatoire. Finie la Dolce Vita tête nue, les cheveux au vent de Bardot et la jeunesse insouciante et dangereusement virevolante. Mais cela peut être joli ainsi.

Ils sont de toutes couleurs, mais on retient surtout le rouge, car le rouge, cela colle avec l’esprit de la moto : rébellion et liberté ! A peu de frais mais à prix élevés. Qu’en reste-t-il chez le Parisien pressé ? Le petit Concorde quotidien des hommes d’affaires pressés, alternative à la voiture engluée dans les bouchons, moins chère que le taxi, moins populaire et bondée que les transports, a peu à voir avec la Harley Davidson de la légende et de la chanson. (D’ailleurs, les médecins la chevauchent en vacances dans le Dakota, il y a un chemin entre ça et la marginalité ! Où sont nos valeurs ?)

Paris en est pleine, de ces motos à trois roues,  et Bardot est d’extrême droite. Oui vraiment ce n’est plus ce qu’on croyait. Alors le casque rouge, ou la Ducati rouge, vous voyez, c’est comme une affiche du Che, c’est du décor, voire du folklore, et à vrai dire, c’est plus le rouge du drapeau suisse et de la combinaison de Schumacher que de la Commune ; au mieux, c’est un artefact chromatique. Mais tout ça n’a rien à faire ici, revenons à notre vitrine, composée de casiers où sont entreposés de beaux casques. Essayez à l’intérieur, les casques multiples : à visière, plus ou moins molletonné, et toujours plus technologique. Vous n’avez jamais entendu ces motards parler au téléphone ? Oui, on s’accomode, mais attention à la sécurité ; un motard n’a pas d’habitacle. Sauver une vie, mais au-delà, quand on ne voit pas votre tête, on ne voit que votre casque, alors, voyez-vous, un casque, c’est un peu vous. Choisissez bien.

La clientèle est très variée : il y a les passionnés, il y a les grosses cylindrées, et il y a la population des actifs pressés, qui va vers le prix. Des genres différents. Une forme de culture commune, mais au fond pour ce passionné qui tient la boutique, on a gagné en chiffre d’affaires ce qu’on a perdu en âme, et pour quelques amoureux du scooter à l’italienne, il y a surtout trop peu de grands de la route. Les virées en Normandie, les weekend en Bretagne, à essayer des modèles, voilà le trip. Voilà qui est beau.

Paris le 23 mars 2014.

A Denis Haller, et à la moto que je n’ai pas voulu avoir.

Au Nevada, comme ça.

L’institut de beauté

C’est ici qu’on vend la fameuse crème allemande. Créée par un médecin bavarois spécialiste des plantes, il y a un siècle, les femmes et les hommes se l’arrachent.

Pour une peau aplanie, pour des rides effacées, même le temps d’un soir ou d’une application, pour une main rajeunie…

L’ambiance est feutrée. Elle se doit d’être le contraire sensoriel et visuel à tout votre quotidien, à tous notre quotidien. Une petite fontaine coule, car le bruit de l’eau apaise. On a privilégié les tons légers. Blancs et pastels. Et on a mis de la verdure : ainsi, vous êtes dans une oasis, une zone polaire adoucie, un endroit retiré du brouhaha comme un refuge de bien-être. Vous qui n’allez pas à l’église ou dans les lieux de culte, ici ce doit être votre lieu de recueillement alternatif. Ca se paie, mais qu’importe. Le calme, donc. La sérénité. Dans la voix de ces hôtes et hôtesses, on entend poindre cette conscience des temps, qui sait qu’il faut nous prendre avec douceur, vous soigner rien que par le ton et par le son des mots. La musique en est le prolongement : c’est une variation celtoïde qui tourne au ralenti. Harpe remixée. Easy.

Ca se présente ainsi : il y a un mur d’étagères pour les produits, à votre droite de l’entrée. Le bois est clair. La gamme y est présentée, mais chaque crème est isolée, comme au  musée. Les crèmes visage, de jour, de nuit. La crème « mains »—autrement dit pour les mains—. La lotion du soir, le baume après-rasage, l’huile de massage. Tout cela en notes florales, en variations végétales. Tournesol, rose, violette, calendula, thym. Vous n’imaginez pas ce que les plantes peuvent faire pour vous.

Derrière le comptoir, des tiroirs pleins d’échantillons, qu’on vous remet en remerciement de votre chère et docile fidélité. Derrière tout ça, il y a l’espace bien-être, où vous pouvez vous faire masser, dorloter, épiler. Encore l’antidote furtive d’une vie trop affairée. Et à travers cela, un doute : en m’occupant ainsi de « moi », est-ce que j’éteins le feu, ou est-ce que je le propage, en lui laissant, pendant quelques instants de repos, l’air d’une combustion nouvelle ?

Une heure de massage alors, en attendant le prochain burn-out.

Paris, le 17 mars 2014.

Aux produits de la ruche

La porte est toujours ouverte, et de ce printemps précoce, entre un air frais et légèrement piquant, des motos, camionnettes de livraison et voitures qui passent bruyamment. Entre deux mobylettes, le calme revient, et c’est alors qu’on entend la petite fontaine d’eau que le patron a placé à l’entrée, derrière la vitrine, pour apaiser, justement.

Il règne une odeur de cire, de sain, l’arôme d’une nature à demi-apprivoisée, mais sauvage, qui se défend contre les agresseurs, qu’ils soient hommes ou ours bruns, même si elle dépérit à coup de pesticide. Les abeilles sont en danger, à force d’être contaminées ; elles sont indispensables, et c’est pour ça qu’on en est le fervent avocat, ici. Il y a toujours une pétition qui traîne sur le comptoir. Au fil des années les combats se sont succédé : Gaucho, Regent,… Quand vous êtes informés vous passez votre temps à voir des sujets de révolte. Mais ce n’est pas non plus pour ça qu’on est là. On vend du miel.

Il y en a de toutes les sortes ; c’est comme le vin ou l’huile d’olive. Vous croyez connaître un produit ; vous en découvrez mille variétés, selon la fleur, l’essence d’arbre, le milieu, la provenance…. Découvrez le miel de thym, d’acacia, de lavande, de sapin, de châtaignier, de mille fleurs, de forêt, de France, d’Italie. Ils n’ont pas le même goût, ni les mêmes vertus. Tout ça a sa science agraire, son savoir médicinal et sa poésie pastorale. De petites cuillères, posées au bas des étagères où les pots dorés, bruns, jaunes, verdoyants se succèdent, vous invitent à déguster. Souvent lorsque les clients ont goûté, ils achètent, dit-on au comptoir avec un clin d’œil. Et pour cause : imaginez ça en tartine !

Découvrez les dérivés, les gelées, les boissons. Et pour vous, allez du côté des produits de la ruche : propolis (le béton des abeilles), gelée royale, l’atout forme…  On vend des savons, des crèmes, toujours à base de miel. La crème pour mains est un délice.

On peut aussi se décorer avec des bougies à la cire d’abeille : comme souvent dans les magasins à thème unique, on va très loin dans la démarche. Quelques portraits d’abeilles, des photos de ruches (il y en a de très belles sur les murs), des livres sur l’abeille, la nature ou le miel vous permettent d’entrer plus loin encore dans l’univers comme diraient les magazines, rubrique Santé-Conso. L’air mêle une odeur de cire et de sucré ; de fleurs et d’insecte. Le sol est brun, parquet ciré, justement ; la boutique est tout en longueur ; la lumière pénètre à travers les vitrines, et donne une qualité qui rappelle les Raboteurs de Caillebotte. Vu du fond, c’est un tableau serein, presque ennuyeux.

Ca n’a l’air de rien, mais c’est une chose qu’on prend pour argent comptant, de pouvoir consommer du miel, comme on veut. On voit ça comme du Nutella, et on voit le miel comme on voit du Nutella, mais savez-vous, tout a un début, et tout peut avoir une fin…Alors…dégustez…

Paris, le 10 mars 2014.

Aux pâtisseries portugaises

Au Portugal, les choses vont mal. Crise, récession, et austérité. L’émigration est revenue. Il n’y a jamais eu autant de départs depuis trente ans. Les gens vont au Brésil, en Angleterre, en Angola et au Mozambique, voire en Australie. Ici, à Paris, les produits portugais s’arrachent aux vendeurs : sardines, gâteaux, confitures, miels, pasteis. Alors pourquoi pas Paris…

C’est comme là-bas. On vend une petite sélection de produits ; des choses à manger. La deuxième vague de la cuisine portugaise à Paris s’adresse à une clientèle différente. D’anciens vacanciers nostalgiques, des compatriotes exigeants, des citadins en goguette, des gens bien comme il faut qui veulent essayer autre chose. On fait exister ici un coin du pays, un concentré de souvenirs qui fait dire parfois que c’est « cliché ». Normal, on a rassemblé le meilleur ; bien sûr que ce n’est pas exactement ainsi au pays ; que les boutiques ne sont pas toutes d’épicerie fine et qu’on y vend aussi des Snickers. Mais l’Europe se construit aussi à travers le goût. C’est lorsqu’il y aura des spécialités de tous les pays, de petits gâteaux à la mode ; lorsque les Parisiens s’arracheront le curry wurst et les Berlinois le chou à la crème (qui fait son grand retour), qu’on pourra se dire : c’est bon. N’attendons pas l’Europe de la défense ! ou bien, mettons que quand les food courts d’Europe existeront, c’est qu’on y sera de longue date.

En tout cas ici ça marche bien. Les gens se succèdent, et ils veulent tous la même chose. Ces gâteaux qu’on fait nulle part ailleurs. Le gâteau à la pâte de riz. Le gâteau qui n’est pas un flan. La patronne veille patiemment sur le flot des clients de tous les jours. C’est ouvert aussi le weekend : on aime travailler, et pour réussir, il n’y a que ça qui marche. On a pensé l’espace comme un gâteau ; il est petit, il est exiguë, efficace : on va droit au but, pas de temps à perdre. C’est ça l’Europe nouvelle : pas de temps à perdre, fini le temps des empires gras. Il faut pouvoir compter sur soi, trouver les ressources, les épargner, et penser à ce que les autres ne voient pas. Ouvrir un magasin à Paris. Une pâtisserie d’un genre un peu spécial. Laisser entrer les gens, leur proposer de la cannelle, des cafés, des thés, et se dire qu’avec ça et un peu d’ingéniosité, on aura de quoi vivre. Il faut une démarche, que ce soit classe, pas quelconque. Et ça marche.

Paris, le 2 mars 2014.

Aux peuples ukrainiens et russes.

A Mourad Maher, pour m’avoir remonté le moral un soir il n’y a pas si longtemps.

Elections européennes le 25 mai 2014.