Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : janvier, 2015

Le coiffeur antiquaire

Dans le magasin, on écoute beaucoup de musique ; euh, je veux dire, dans le salon. Ou le magasin. (Ou le salon…)

La vitrine est, décidément, bien celle d’un coiffeur. Dedans, il y a bien des éviers, des chaises (anciennes, en bois, forcément) et un présentoir avec des shampooings de professionnel, que vous pouvez rapporter chez vous à bon prix. Il y a les miroirs coutumiers, et au fond, l’arrière-boutique où vous vous asseyez pour qu’on vous lave les cheveux. Les serviettes. Les photos de modèles désuètes, vous indiquant les bonnes coupes de cheveux des années 80 et 90, qui peuvent vous donner l’inspiration de votre prochaine coupe à la Etienne Daho. Remarque, ça revient à la mode ; peut-être que ça tombe bien. On a aussi un vieux tourne-disque ; ici, on écoute ce qu’on veut, mais on préfère sans la FM à deux sous qu’on entend dans les chaînes de coiffure. Dites-nous si vous avez une préférence. Quoi de plus normal, pense-t-on ici ? mais le normal, vous savez, ça dépend d’un endroit à l’autre. Les patrons sont d’abord coiffeur, et coiffeuse-esthéticienne, double compétence, elle-même doublée par trente ans de métier. Mais ils sont aussi passionnés de choses anciennes, et peu à peu, leur passion a envahi leur espace, s’est apposée sur leur vocation. Que vend-on ici ? de tout. Au départ, il y avait des bibelots de notre appartement, et peu à peu, on y a pris goût, raconte-t-elle. Moi, je collectionne depuis l’enfance. J’aime les bijoux surtout, les vases, les belles choses. Lui, il collectionne les affiches. (Sur le mur au fond, pas de photo de modèle d’autrefois, mais deux trois affiches de cinéma : Marcel Carné, Jean Cocteau, Jacques Tourneur—vous avez vu la Féline ? c’est un bar aussi maintenant, à Ménilmontant—).

Et puis, ça a rajouté du chiffre d’affaires. Point de vue coiffure, on a de la concurrence depuis quelque temps ; juste en face ! une chaîne a ouvert ses portes. Mais on a nos vieux clients, depuis toujours, dit-elle en soupirant et en tirant sur sa cigarette. Ici, c’est pas pareil, on peut boire le café, et acheter un vase ! rit-elle en vous l’expliquant. Moi j’ai acheté des chaises et je les ai fait repeindre, explique quelqu’un d’autre à qui on taille la barbe. On va rajouter un forfait « barbe » dans la vitrine Ils sont tellement nombreux, tout à coup.

Dans le quartier, autour de la placette, on se retrouve à quelques commerçants fidèles ; le boucher, à droite, d’ailleurs, il est de droite ; le bistrotier ; le boulanger et sa femme (ils tournent bien) ; la nouvelle, qui vend des vêtements pour enfants, des « créations » (on se demande comment elle fait). Une commerçante ambulante, qui vend du linge ancien, s’installe parfois sur le parvis, devant le café. Les gens de la chaîne sont sympa, mais ils tournent pas mal. On est bien mieux ici. Les murs sont jaunis par le tabac et le passage du temps et on circule de moins en moins bien dans le salon, mais après tout, qui dit qu’un salon de coiffure doit ressembler à une salle d’attente à l’hôpital ? On en a assez du blanc stérilisé ! lui a confié une vieille cliente qui rentrait d’un séjour au CHU. Paiement chèque, ou espèces, s’il vous plaît ; ici, on n’aime pas trop la carte bleue. D’ailleurs, personne ne l’aime, parmi les commerçants ; vous avez vu les frais qu’ils prennent ?!

Où cela ira-t-il, pour nous ? dans l’avenir, entre une activité et l’autre ? Nulle part ! s’exclame-t-elle (lui parle peu). La retraite, j’espère ! reprend-elle en riant.

 

A Sonja Fercher, Stéphane et Michèle Gartner.

Vienne, le 25 janvier 2015.

Le magasin d’argenterie

L’avoir chez soi ou à la banque. L’exhiber ou la cacher. La sortir pour les grandes occasions ou la léguer en l’état.

            Moi, je vous conseille de la sortir et de vous en servir, conseille l’une des propriétaires de cette boutique, où les gens ne se précipitent pas pour rentrer. La vie est courte. On meurt et après ?

C’est affiché en écriture cursive, à la française, à l’ancienne ; Argenterie neuve et d’occasion. Toutes les maisons sont ici, Christofle, Villeroy et Boch, même les fabricants de cristal… Ces dernières années les grands designers et même les couturiers s’y essaient mais pas toujours heureusement. Ici, on filtre selon le goût des propriétaires. Les arts de la table, comme on dit, sont ici ; l’argenterie est centrale à ceux-ci. Les objets qu’on expose ici, dans des vitrines, des étagères (certaines grimpent jusqu’au plafond), sur les tables d’exposition vont bien au-delà du couvert. La corne, le bois, le cristal, l’or mêlé à l’argent, tout est là. Bougeoirs, chandeliers, candélabres, cafetières, plats, cadres, coupes, jusqu’aux suites de table faites en miroir, pour poser des lampes ou des bougies ou encore des plantes. C’est sans fin. On se croirait chez Ali Baba. Bien sûr qu’il y a une alarme et que c’est protégé. On se croirait dans un grand Noël de famille. On croit voir le rôti nager dans le plat. La lumière de l’halogène dore la pièce et fait briller certaines pièces, ajoutée au soleil qui fait iriser jusqu’à la rue lorsqu’entrent ici les derniers rayons du jour.

Chaque objet a une histoire ; il faut prendre le temps de regarder ; plaisir des yeux, plaisir de la connaissance. Ceci, c’est du Napoléon III ; ceci, c’est exactement ce qu’on trouvait à Versailles. Ca, c’était une pièce que l’on emportait quand il fallait fuir, tout laisser derrière soi.

Il y a toujours moins dix pour cent sur tout le magasin ; à croire que cela fait partie du prix. Si vous cherchez une pièce particulière, je peux vous la chercher propose la patronne (son mari est absent aujourd’hui). Ils vont aux enchères, ils achètent au particulier ; la maison est établie depuis vingt ans. On travaillait mieux avant, mais ça va, on s’en sort. Ici, on parle anglais, allemand, et quelques mots de russe.

Les murs auraient besoin d’un coup de peinture fraîche, mais le parquet tient le coup. Dans l’ensemble, l’heure est à la vente, pas aux travaux. Est-ce que ça se perd chez les jeunes consommateurs d’Ikea ? On y reviendra !

 

Paris le 19 janvier 2015.

A cette dame qui m’a si gentiment accueilli et expliqué.

L’écrivain public

Les passants se succèdent, devant une vitrine légèrement teintée, à l’enseigne vieillie. Les lettres décollent un peu : ECRIVAIN PUBLIC.

A l’intérieur, on voit une vieille dame qui tient ses lunettes et finit le journal. Là-dedans, il y a l’écrivain public, qui reçoit, tous les jours, du lundi au jeudi. Pas la peine de bosser plus, et puis, j’en ai marre, avec les années. Marre de bosser, non ; marre du train-train, envie de se reposer, de réfléchir.

Depuis quelques jours, la radio a diffusé des nouvelles inquiétantes : prise d’otage, attentats… Elle joue tout le temps, quand il n’y a personne. C’est comme dans un taxi, ou une boutique. Ca passe le temps. Cependant, les clients de toutes couleurs et de tous les âges défilent ici. C’est pour cela que la vitre est un peu teintée. On ne dit pas qu’on ne sait pas lire ; ça ne s’avoue pas. Dans le métro, on demande au voyageur étonné à quel arrêt il faut descendre (« mais c’est marqué… »). A la borne automatique, on demande sans demander, où il faut appuyer. Sur la route, on demande son chemin (« mais il y a un panneau juste là… »). Pour écrire, pour envoyer une lettre administrative, un faire part, ou dire je t’aime, en revanche, on ne peut plus tricher. Alors les gens se succèdent ici.

Sur les murs, les cartes postales reçues depuis les années côtoient une feuille simple, imprimée et placardée, qui dit les tarifs. Tout décolle un peu, tout est jauni. Ca sent le tabac ; des dizaines de cigarettes se promènent entre le cendrier et la poubelle. Sur la table, un simple ordinateur, des trombones, des stylos, des blocs notes, et une imprimante, dernier cri. Ca c’est notre petit luxe. C’est pas parce que c’est l’écrivain public qu’on ne peut pas faire les choses bien comme il faut, propres, jolies, et se faire plaisir. D’ailleurs, il y a des Quality Street dans une petite assiette, et parfois des After Eight, et certains jours, si je suis de bonne humeur, je vous fais un café. Bon, je ne le suis pas, mais allons-y quand même. Le café est servi dans un gobelet en plastique. Paraît que c’est pas bien pour les dioxines. Des gens en ont renversé ; la vieille moquette grise de cabinet comptable est tâchée. Ca n’a pas été shampouiné depuis des lustres, mais on aère.

Il n’y a pas de groupe particulier, se dit-elle avec les années. Bien sûr il y a des personnes moins fortunées ; des immigrants ; des personnes qui n’ont jamais été bonnes à l’école, et qui ont été travailler.

Avant, ma femme écrivait pour nous, mais depuis qu’elle est décédée…

Je prends des cours, mais je ne maîtrise pas tout.

Mes enfants se moquent de moi.

« Hier, ils ont tous été manifester, mais ils n’ont pas écrit de panneau. Si, il y a une cliente qui m’a appelée pour que je lui épelle son slogan. Elle était très fière, elle m’a rappelé sur mon portable ce matin. »

Parfois, elle donne son portable, en cas d’urgence. Ca c’est pour ceux qui sont illettrés, pas analphabètes. Il y a de tout, vous savez, on classe tout ça dans le même panier. C’est un spectre. On commence et on essaie. Il faut accompagner les gens, toujours rester patient, car un jour, ils pourront lire et écrire ; comme on apprend à conduire, on peut apprendre tard. Moi je n’ai jamais eu le permis, dit-elle en souriant. Je l’ai raté trois fois à vingt-sept ans, et ça ne m’a jamais retenté. Ce n’est pas grave, je ne vais en vacances qu’en ville. Mais ça ne vous tente pas le bord de mer, le désert, le silence ?

« Si, pourquoi pas, si vous apprenez à écrire, je passe le permis.

—Si vous m’apprenez à écrire, je vous apprends à conduire. »

Paris, le 12 janvier 2015.

Aux victimes des attentats qui ont eu lieu en France, et au Nigéria, la semaine passée. Aux familles, aux enfants, à nous tous.

A la liberté d’expression.

Musulmans, juifs, chrétiens, bouddhistes, hindouistes, sikhs, animistes, athées, agnostiques, tout cela, ou partie, à la fois, ou rien de tout cela, qu’on sache ou qu’on ne le sache pas, quelle que soit notre formule identitaire, nous sommes la France, nous sommes le monde.

La graineterie

A ma connaissance, dit le voisin du dessus, c’est la dernière boutique de ce genre dans la région. Ici, dans la rue assez calme, siège la graineterie, petit temple des semences et des bulbes. Pas besoin de vous rendre en zone industrielle, tant que je suis là, vous dit cette vitrine. Vos fleurs de balcons, votre potager a encore de quoi s’améliorer ici.

Autrefois, dans la même rue, il y avait une mercerie, un quincailler, et dans le quartier, une droguerie. Maintenant, des chaînes de vêtements. Mais la graineterie résiste.

Ca se présente ainsi : une vitrine transparente qui donne sur le magasin. Une enseigne des années 50, écriture cursive, au-dessus de la porte ; un rouge un peu délavé sur un fond blanc. Dedans il y a une grande table centrale avec des sacs à bulbes et tout le long des murs des présentoirs. Là, à gauche, ce sont les fleurs ; au fond, les plantes pour le potager ; à droite, des plants, quelques uns, même si ici, on n’est pas non plus pépiniériste. C’est tout simple, mais il y a ce qu’il faut : engrais, plantes, bulbes, graines. Au-dessus des sacs et des boîtes, de petites images cartonnées et des étiquettes où on a écrit au feutre les noms savants et vulgaires. Et si tu essayais celui-là ? C’est vrai que je ne l’ai jamais planté… J’en vends moins depuis quelques années, pourtant ça reste beau. Oui, tu as raison, c’est joli sur la photo. Il faut beaucoup arroser, après tu verras, c’est impeccable, et ça tient jusqu’à l’hiver. C’est que les hivers sont rudes…

Quel est le sens de pouvoir tout acheter en centre ville, après tout ? Je ne sais pas, répond le voisin, qui vous a renseigné, car la boutique est fermée ; en tout cas, pour mes géraniums (c’est là que vous les apercevez, à la fenêtre, juste au-dessus), je suis drôlement content.

Le 5 janvier 2015. Bonne année.