Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: bricolage

Tout pour la salle de bain

Vous savez, le confort, ça se construit. Et c’est ici que vous trouverez le plus beau des conforts : celui d’une toilette magnifique. La toilette la plus belle, c’est celle que vous avez prévu : douche, douche italienne, douche américaine, baignoire, italienne, belge, de Perse. Baignoire à l’allemande, avec des bulles, façon spa. Baignoire à l’ancienne, à pieds. Baignoire à la japonaise, dit-on en plaisantant, parce qu’elle est tout en miniature, qui pourrait être un gros bac de douche. Pourtant, je crois avoir vu ça en Allemagne… se dit le passant.

Les robinets sont les accessoires de la vitrine, qui montre sans trop de pudeur de belles cabines de douche accollées à des bouts de plomberie. Mais les belles images font rêver. On a démédicalisé, désimperméabilisé les salles de bains, ces dernières années, explique le vendeur au client curieux. On continue à faire de la céramique, des carrelages, et tout, disserte-t-il en vous montrant un bel ensemble baignoire, miroir et bois exotique (d’où vient-il…). Mais aujourd’hui, on n’hésite pas à poser une baignoire à l’ancienne sur un plancher et à intégrer un évier dans un meuble en bois. Comme autrefois ! s’exclame-t-il en riant. Ah, mais on y revient. On a détruit les traditions, et finalement, c’est pour mieux les retrouver, s’accorde-t-on toujours ici.

Tout, tout, tout, pour la salle de bain, chante la pub à la radio que le patron a payé. Sur la radio locale et sur une ou deux radios communautaires, car dans la ville, ça aide. Une portugaise et une en arabe, et la radio nostalgique que tout le monde aime bien. Dans les deux cas, le slogan revient toujours. Ici, on en est très fier. Fabrication maison, pas besoin d’agence de pub. Dans le magasin, on passe la radio nostalgique, ça met de l’ambiance, et on rentre à la maison avec des chansons plein la tête. Pour le déjeuner, il y a l’Intermarché en face, et sinon, une pizzeria et un truc à paella un peu plus bas. Le café c’est à côté aussi, bar PMU, on a viré un vendeur l’an dernier qui y gaspillait tous ses salaires et arrivait en retard. Un accro. J’espère qu’il s’est soigné depuis, soupire sa collègue.

En ce moment, ça tourne pas mal, mais on a connu mieux. A une époque, vous explique la vendeuse, les gens venaient ici et achetaient sans compter. Bon, ils se posaient moins de questions, concède-t-elle. Ca c’était avant. Mais maintenant, d’un autre côté, on a vraiment de belles choses à vendre. De moins en moins de pastel. On ne se croit plus du tout à l’hosto. C’est plus les salles de bain à Papa ! maintenant, c’est l’hôtel trois étoiles !

L’innovation court partout : dans ces lavabos qu’on peut mettre sur une cuvette de toilettes ; dans ses robinets qui font couler l’eau comme si elle tombait d’une roche, d’une cascade ; dans ces douches qui vous arrosent de partout, à ne plus rien y comprendre. Partout dans ces salles de bain, on se prend pour Cléopâtre ! on se prendrait pour une Vahinée ! on se croirait chez les Naïades ! ça tourne beaucoup, dans l’entrepôt. Les délais de livraison doivent être de plus en plus serrés ; les gens ne supportent plus d’attendre. Et les intermédiaires sont coriaces.

On a innové dans les délais de paiement, aussi. Six fois, sans frais. Ca a été compliqué au début, mais ça passe mieux auprès des clients. Et maintenant, on fait beaucoup, beaucoup d’accessoire. Car ça fait revenir, et puis, au fond, une salle de bain, c’est le projet d’une vie. Vous avez vu ces petits crochets à ventouse ? C’est pour accrocher les serviettes. Et ces porte-savons ? Oui, on a aussi ça pour les gels-douche.

Il faut toujours regarder ce que les gens font chez eux. Quand ils sont invités à dîner, le patrons et ses fidèles employés s’attardent toujours un peu dans les salles de bain, histoire de voir. Ceux-là, ils avaient des coquillages ! Eux, ils avaient le chien dans la baignoire ! raconte-t-on en riant le lundi matin au café. Parfois ça donne des idées, et parfois c’est écœurant. Vous savez, on en voit, de ces choses ! Dés que ça touche à l’intime…

 

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Paris, le 14 avril 2014.

A Perrine Benhaim, bon anniversaire.

Le magasin de bricolage

Depuis quelque temps, cette enseigne a ouvert en centre ville et la clientèle afflue.

C’est ici que viennent les trentenaires qui emménagent, les grand-parents qui améliorent, les familles qui aménagent, les célibataires qui choisissent et s’installent. Plusieurs étages s’offrent à votre découverte. Plusieurs niveaux de magasins. Plusieurs hangars en un. Le génie de la Chine industrielle se déploie devant nos yeux.

L’entrée est grise. La lumière vient de néons. Le sol est gris-noir, couleur de poussière. Ca sent le plastique brûlé, la peinture, le caoutchouc, le bois, la cire, les produits de nettoyage. De partout, ça pend : luminaires, fils, objets en vente, panneaux, flèches, prix, indications de sécurité. Pourtant, c’est vivant, et plein de personnes enthousiastes. Dans l’achat il y a l’avenir, les espoirs et les attentes des clients, ou leur soulagement : enfin, on va changer ce parquet ! finalement, l’épouvantable lunette de toilette s’en va ! il est temps aussi de se débarrasser de cet évier… L’ampoule qui pend du plafond va pouvoir être parée. L’adolescente un peu brouillonne va pouvoir se choisir une déco au grand plaisir de ses parents conservateurs. L’étudiant un peu attardé s’achète enfin un canapé digne de ce nom, signe qu’il a évolué. Ici, on a de tout, du meuble jusqu’au morceau de meuble. En gros, l’amélioration de sa demeure, le home improvement, c’est ici qu’il trouve son haut-lieu, et disons-le, nous y aspirons tous. Georges Pompidou lui-même commanda une antichambre à l’Elysée à Yaacov Agam. Ce n’est pas une question de classe ou de catégorie sociale, pas tout à fait de personnalité : vous qui avez un nid, vous voudrez y travailler sans cesse, comme ces oiseaux qui ramassent branchages et brindilles pour renforcer chaque jour la structure de leur demeure, jusqu’à composer ces immenses nids de cigognes, d’aigles ou les cottages suspendus des hirondelles. Voyez-vous, nous ne sommes pas si différents, mais nos brindilles sont ici, fabriquées en Chine, disais-je, et prêtes à changer notre façon d’ouvrir une porte, d’allumer la lumière, de nous allonger, de reposer notre tête, de nous asseoir, peut-être de faire l’amour. Cette passion de la demeure, c’est l’œuvre d’une vie dont le produit ne sera plus la maison pétrifiée des anciens. Il y a un siècle, on trouvait quatre cents objets dans une maison, aujourd’hui, dix mille. C’est ici que vous comprenez pourquoi. Venez pour une poignée de porte, vous repartirez avec une lampe. Venez pour un clou, vous prendrez aussi le marteau. Vous voyez, vous avez beaucoup vous consacrer au moindre achat à l’économie et à l’efficacité des ressources, ici tout se perd, votre maison se transforme en château de Louis II qu’il faut édifier.

Ensuite, il faut la transformer, tout le temps, comme Pompidou à l’Elysée. Votre salon était rouge : il passe au jaune. Il était jaune : il passe au rouge. Remplacez la salle de bain, changez la baignoire. Avant ça durait ; maintenant, un intérieur, c’est comme un iPhone, ça se jette et ça se remplace. Il faut bouger, il faut être dans le mouvement, regarder de l’avant. Et donc, vous voici de nouveau ici. Ca a cassé. Ca s’use. Ou tout simplement, vous vous êtes lassé. Quand vous voulez changer de vie, c’est idiot, mais au fond, vous avez le choix : changer de coupe de cheveux, redécorer votre appart’, ou partir à Tahiti. A Shanghai. A New York. En province*. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Et au final, vous voilà revenu au magasin.

Pour changer justement, pour bâtir, on donne des cours de bricolage. Qui n’est plus marqué socialement ; bricoler, c’est très bien. Comme il y a un siècle, en 14-18, les classes aisées s’approprient les codes des autres. A l’heure des gym et du sport quotidien, tous l’avouent : c’est sexy de mettre la main au plâtre !

Regardez tous ces autres citoyens, réunis. Ce ne sont pas vos collègues. Ce ne sont pas vos voisins. Ce ne sont pas vos amis. Vous les voyez à la fête de la musique peut-être, au 14 juillet. Ce sont les gens qui comme vous, sont venus au magasin de bricolage. Une immense communauté humaine qui réaffirme son pouvoir, le pouvoir de faire soi-même.

Paris, le 12-13 janvier 2014

A Thomas A. pour un moment glamour au magasin de bricolage.

A mes fantastiques amis, merci et très belle année !

Tuyauterie, équipement de la maison, et autres joies

Il y a des magasins où l’on préfèrerait ne pas pénétrer un samedi après-midi. Mais le seau est plein. L’eau coule, goutte à goutte, du plafond ou de celui du voisin. Elle pisse impétueusement du conduit du robinet. Elle s’introduit insidieusement dans le mur, écrêtant la peinture nouvelle… Ici, où que l’on regarde, ce n’est que tuyaux, quincaillerie et métaux en toutes sortes. Mais, un jour de catastrophe domestique, de dégât des eaux, c’est aussi le Salut.

Caoutchoucs colorés ; anneaux de plastique ; sèves qui bouchent et contiennent. Mais surtout, toute la tuyauterie future est réunie ici ; de plusieurs sortes de métal, cuivre, aluminium.. Les néons plongent tout cela dans une mélancolie robotique, alors quelques spots viennent égayer les rayons et le petit espace d’exposition à l’entrée, donnant le sentiment d’être dans une armurerie, ou une salle de trésor. Cela brille, cela scintille. La fierté des patrons : toute cette quincaille, c’est à eux !

Les anneaux et les matériaux de colmatage sont stockés sur des étagères. De petites étiquettes jaunes indiquent leur prix en euro et leur prix passé, en francs. Qui aurait cru que cela coûtait autant, une si petite pièce ? Avec le prix de cet embout on aurait pu acheter un pain au chocolat, voire une pâtisserie. A ce compte-là, j’aurais pu aller chez Ladurée… Le tout emballé par d’inutiles montages de plastique transparent, censé s’accrocher, mais finalement entreposé sur les rayons ; ou au contraire, vendu en vrac, dans de petits bacs qui s’adjoignent les uns aux autres dans une grande fourmillère de pièces équipement. Du plafond pendent les gaines. En haut, et le long des murs, et par endroits, dans des bacs encore, les tuyaux, différents formats, couleurs, etc. La technologie s’introduit partout ; découvrons ces nouveaux tuyaux qui vont tout révolutionner. Conductibilité, sécurité, dites-le moi ! L’avenir s’écrit à coup de conduits.

Dans les tuyaux qui se croisent, qui tournent, se détournent, qui se lèvent et qui se baissent, il y a une annonciation. Celle de l’avenir ; celle de vos salles de bains sauvées ; celles de villes immenses où nous déboulerons dans des tubes, comme des enfants sur des tobbogans.

Songez à cette vision, et voyez que dans chacun de ces objets d’ingénieuses apparitions prémonitoires vous soufflent le lendemain de l’humanité. Songez qu’il ne faut pas trop tourner cette clé, pour éviter de vous éclabousser et de perdre le contrôle du flux d’eau. Mais avez-vous imaginé à quel point vous pouvez contrôler le monde à l’aide d’une clé ? Une clé fait plier les métaux ; elle broie le fer en d’invincibles nœuds. Elle ouvre la porte de tuyaux insondables. Elle casse le verrou des conduits.

Regardez, à droite des tuyaux, de l’enduit. L’enduit, c’est une pâte fondatrice. Avec cela, réparer les boyaux brisés de votre demeure est possible ; cacher les failles du carrelage ; c’est le baume des interstices. Notre imagination, dans chacun de ces magasins, peut se fabriquer les mondes les plus inatteignables, les moins avérés, les plus en devenir. Savez-vous que George Lucas s’est inspiré des grues d’Oakland pour concevoir dans la Guerre des étoiles ses grands chevaux de guerre mécaniques ? Il se trouve dans chaque petite pièce, dans chaque vis, chaque verrou, chaque clé, chaque tour, chaque joint, est un élément à réassembler autrement, en d’inconnues et formidables combinaisons ; et qu’un jour quelqu’un transformera en fusée, en gigantestque château spatial, en cathédrale interstellaire. Peut-être que vous, en ce samedi maussade, le pantalon humide de la pluie et souillé par les saletés de dessous l’évier, sous les coups agacés des voisins inondés, peut-être que vous avez vu, dans l’espace temps où vous avez acheté, chez ce Monsieur d’un âge intermédiaire, la ride effacée et la tempe grise, qui vous a vendu le joint qu’il faut, vu disais-je, un éclair d’un jour ultérieur, tombé comme une feuille d’automne.

Paris, le 10 octobre 2013.

A Ray Bradbury : voyez-vous Ray, j’écris une histoire par semaine.

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