Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : Mai, 2012

Le magasin de jouets rétro

 

            Bilboquets et poupées ancienne mode ornent la vitrine, que complètent des jeux de société intelligents, fabriqués en Allemagne, montrant des enfants blonds et châtains clairs qui ont l’air de découvrir le monde après une longue période d’enfermement. Il y a aussi des toupies, rouge et jaune, bleu et jaune, vert et jaune. Les parents qui souhaitent que leurs enfants grandissent sains et intelligents viennent ici s’approvisonner en divertissements constructifs. Rien qui diabolise, mais rien qui n’hypnotise : il faudra accompagner l’enfant, le guider dans le jeu et dans son développement. Quelques parents moins orthodoxes viennent ici pour faire varier la panoplie de jouets électroniques et de jeux vidéo stockés à la maison. Il ne faut pas qu’il n’y ait que ça, après tout. Il faut aussi de l’éveil. A l’intérieur, des horloges coucou, des boîtes à musique. Des rayonnages de livres sur différents animaux : escargots, biches, hérissons, ratons laveurs, mais rien de chez Disney. Laissons cela aux chaînes et à Toys’R’Us. Le thème de l’escargot est prédominant. Il y a continuité entre la salle de classe des tout petits et la boutique.

C’est d’ailleurs ici que certains enseignants de l’école primaire toute proche (la boutique est idéalement située) recommandent aux parents d’acheter les cadeaux de Noël et d’anniversaire.

On dit qu’il y a quelques années, la Ministre de la Famille a failli venir dans ce commerce qui montre l’exemple.

Tout n’est pas kitsch. Tout n’est pas rouge, ni même en bois. La patronne semble sortir d’un cirque. Elle est habillée de chaussettes, bouffantes, et montantes, de tons pastel, relevés par des pois. Comme un personnage illustré. Elle est son objet éducatif à elle seule. Elle parle aux clients, adultes et bambins confondus, avec un ton à la fois docte et nunuche. Elle sait ce dont les enfants ont besoin. Elle a étudié la pédagogie. Petit à petit, pense-t-elle, on reviendra aux jeux d’autrefois, qui ont fait la richesse de (notre) enfance.

Au comptoir, quelques revues parascolaires pour parents et enfants éveillés : Wayati (pour les 2-3 ans). Pancnapi (pour les 4 à 6 ans). Bouloli (pour les 7 à 9 ans)…

Le jouet, lit-on, est désormais objet d’étude scientifique. Dolto en avait-elle parlé ? Que deviendront ces enfants ?

Le sex shop


Près de la gare, une petite rue sale et sombre abrite le sex-shop de la ville. Loin des écoles et des regards, les clients vont et viennent, sans avoir à afficher leurs petits vices. La vitrine, après quelques plaintes de voisins offusqués, ne montre plus qu’un rideau noir auquel les lettres de néon rouge « X » donnent presque plus d’attrait que quelques sous-vêtements coquins. Le pas de la porte est sale, et malgré plusieurs passages, les adolescents ne pourront apercevoir d’images à l’intérieur, car la porte est en vitre réfléchissante. Qui veut voir se pourra regarder.
Dedans, fantaisie et variété ; tout ce que l’esprit humain peut concevoir de cochonnerie. Films en tous genres, jouets inventifs, faits de plastique ou de métal. Quelques éléments ne manquent jamais de choquer même les plus habitués. Qui pourrait se faire … à cet endroit-là ? Mais, cela doit faire mal, tout de même, se demande le couple en quête de frissons.

C’est ici aussi que les continents différents de la sexualité humaine se rencontrent. Les « libres », les adultérins, les coquins, les obsédés, les couples et les vieux garçons. Les vieilles filles. Les lesbiennes dégoûtées rapidement (ce n’est que du fantasme d’hétéro). Les homos solitaires (ne viennent pas en couple, dans cette boutique).

Tant de couleur et de goûts différents. Fraise, chocolat, et dernièrement vanille passion. Tant de pays de fabrication. Tant de nationalités, de couleurs, d’ethnies sur les couvertures. Il y a les modes. En ce moment, c’est l’Asie. L’Asie éternelle. Celle des rizières et des samouraïs.

On loue, on achète, et parfois, on revend, moyennant inspection. Les plus folles suppositions ont couru sur le marché de la seconde main. Certains apprécient.

C’est un petit magasin, rien à voir avec ce qu’on peut trouver ailleurs. Il y a beaucoup de choix, mais avec plus de place, tout le monde y trouverait son compte. C’est sûr. Mais il ne manque jamais de personnes pour se plaindre, et internet a fait beaucoup de mal à la profession, notamment pour tous les honteux. Restent les courageux et ceux pour qui le magasin de sexe c’est comme la boulangerie.

Le patron du sex-shop est apprécié de ses voisins. Il préside l’association des parents d’élèves de son quartier. Il dit d’ailleurs n’avoir pas manqué le tournant féministe.

On envisage de demander un nouveau terrain de jeu à la Mairie. C’est quelqu’un de respectable—et de craint—.

Le magasin de thés


THÉS DU MONDE, annoncent l’enseigne et les caractères sur la vitrine. La devanture de bois et de métal gris encadre de jolies vitres bleutées, à l’intérieur desquelles on voit des services à thé agrémentés de diverses petites boîtes métalliques. Promenades de l’Empereur, Joies du lotus, Jasmin enchanté, etc. sont les thés que l’on trouve dans cette grande maison qui a pignon sur rue. Depuis 1889… On dit que jadis les parlementaires ne buvaient que de ce thé-là, et qu’à l’Ambassade de Chine c’est ce thé qu’on tolère de boire de ce côté-ci de la planète. (C’est du moins ce que dira le vendeur.)

L’intérieur est fait de rayonnages bas et divisé entre un espace salon-dégustation et un espace dédié à la vente.

Y officie notre vendeur, grand aux moustaches grises et noires, indifférenciées.

Il aime son métier et le pratique depuis vingt ans. Il est entré comme apprenti et n’est jamais parti. Vendre le thé lui est facile car il connaît tous les parfums. Depuis quelques années, il s’intéresse aussi à l’accompagnement des thés : gâteaux, biscuits, fruits secs et confits, et même salé (le Lapsong Souchong doublant, d’après lui, merveilleusement bien la truite fumée). Agrémenter les repas et les brunchs lui donne un passe-temps de maître de maison qui renforce ses qualités commerciales, pense-t-il. Les clientes apprécient.

Les tables du salon sont de bois foncé recouvertes de verre, et montrent à voir des motifs marins et industriels. Quelques jeunes femmes dégustent un thé des plus exquis. Elles savent qu’ici le bon goût épouse la désaltération. Plus loin, dans l’espace vente, toutes les petites boîtes se côtoient. Le patron a souhaité, récemment, introduire des nouveautés : cookies au thé, biscuits divers, gelée de thé, vin de thé. Le thé, c’est un art. Dit-on théthèque ou théiothèque ? D’après le vendeur, c’est théthèque, mais ce sujet a fait polémique entre eux depuis leurs débuts.

Vendre le thé est une passion.

De Chine, d’Inde et de l’Himalaya, les thés côtoient, posés en vrac, les cartons, paquets-cadeaux, papiers d’emballage, photos d’Asiatiques, et les théières.

Dans la boutique, une odeur mixte de cire d’abeille (le parquet) et de Darjeeling, d’Earl Grey, de Lapsong. Bref, de méta-thé.

Une vendeuse se demande parfois si la théine peut s’évaporer ; si l’excitation peut gagner les pores par l’air, et avec elle, l’ivresse, le goût, l’inspiration, l’exaltation de l’au-delà. Des siècles de cérémonial japonais, de nomadisme turc, ouïghour, mongol, de goûters indiens, de petits matins chinois, de retrouvailles « indochinoises ». Tout est ici.

On voit du monde sur les coups de 11 heures, juste avant la fin de l’école. Le samedi après-midi. Les vieilles dames passent en rentrant d’Inde ; mais là-bas, on trouve vraiment des variétés extraordinaires !

Maintenant, des boutiques spécialistes en thés chinois ont ouvert, mais ici on se fait un point d’honneur à rester ouvert à toute l’Asie et même au-delà. Le rouge, le rooibos, dit des Antilopes, fait sensation cette année. Le voyageur heureux a fait du thé son point d’ancrage ; le plaisir urbain a fait du thé un exutoire, un calmant, et une porte vers les grands espaces, les collines semi-sauvages, et l’absolu.

Une fois par mois, on fait venir de grands spécialistes du thé en conférence ou des artistes japonais pour une cérémonie. Le lieu vit.

La para-pharmacie

 

            Non remboursés par la Sécurité sociale, ses produits sont néanmoins « indispensables ». Tout simplement. L’épilation obligatoire du mollet à la cire de Guarnica, le frotte-dos sensation fraîcheur, ou les spray désaltérants pour les plantes de pied ne doivent rien au hasard.

A côté des crèmes de rasage, à côté des parfums pour les personnes âgées, au-dessus des compléments alimentaires, il y a le monde. Le monde qui se déploie en saveurs, sensations, et parfums. En huiles essentielles et essences exotiques. En extraits, en morceaux, en granulés, en écrasé mêlé à la crème. En crème froide (cold) et chaude (hot). En gelée, en gélules, en pilules, en suppositoire. (Le suppositoire, dit-on, fait un grand retour.) La France, dit-on aussi, a inventé la cosmétique ; ici c’est le génie français qui a recyclé le monde. Le monde qui vient à vous par la peau, ou par la bouche, c’est très français. Mangez-le, frottez-le, il sera en vous, et vous êtes en lui.

La parapharmacie est blanche, à l’intérieur, bleu-gris et rose, pastels. Des dalles blanches au sol ; le personnel porte la blouse. N’entendez pas para-.

Les personnes de tout âge se pressent pour profiter des soldes, des occasions. Des offres. Une bouteille de cold cream offerte avec l’autre, et un coupe-ongles lime légèrement massant. Un shampooing assorti à un kit de beauté. Des boîtes de compléments alimentaires pour prolonger le dosage, dans le temps. Lisser l’effet. Saupoudrer, avec délicatesse, masser, et découvrir que dans le corps tout importe. Notamment ce que vous aviez oublié. Les gencives, les poils, le revers de la main, la peau du cou. Tout cela se soigne. Se dorlote.