Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: L’apothicaire

L’herboristerie

            Les usages des herbes sont infinis. A mesure que notre éloignement de la campagne originaire, nourricière, s’accentue, les herbes sèches et remèdes, plantes et tisanes, infusions, secrets et guérisons de la nature nous semblent toujours plus miraculeux. Ici, nous sommes au pays des bocaux et des fioles. La vitrine est une gloire faite au verre, au vrac et au contenant : bouteilles, boîtes en papier cartonné colorié de motifs asiatiques ou provençaux, bocaux en tous genres remplis d’herbes vertes séchées, de racines et de poudres en toutes couleurs.

A l’intérieur, on croirait que quelqu’un a dévalisé un marché de Samarcand ; volé sur les étalages d’une boutique à Grasse ; piqué dans la moisson d’une chaumière elfique, dans une forêt allemande. L’espace est organisé autour d’un immense meuble de bois à plein de tiroirs, l’air rustique, comme un grand tranchoir, au centre, et de rayons à bocaux et à dispenseurs de vrac, tout autour, le long des murs, à qui les sacs d’herbes et d’épices font office de bottes. La caisse, en bois aussi, est à gauche de l’entrée, et c’est là qu’officient les patrons, un couple entré de peu dans la cinquantaine, ou la jeune fille qui les aide, de temps à autre.

De toutes parts : herbes de Provence, thyms, basilic, poivres,…tout pour la cuisine. On trouve ici les épices et les arômes qui permettent aux plus grands chefs d’étonner sans fin leurs convives. En achetant au prix  fort, mais au kilo, quelques unes de ces herbes, vous aussi étonnerez par l’éclat multicolore d’un kaléidoscope de saveurs. Donnez ainsi de la profondeur à vos plats ; une profondeur aromatique, psychologique, imaginative ; faites évoquer l’enfance, la guerre, la paix, les promenades aux champs et en forêt ; les jours passés dans le désert ; un voyage en Inde ; des moments intimes dont seuls les invités ont la clé.

A la cuisine on a associé la santé, comme il se doit ; votre premier médicament, votre première prévention, c’est ce que vous consommez. D’ailleurs les propriétaires sont herboristes, et prodiguent les conseils adéquats aux clients : les plantes ont de la force ; il faut donc consommer avec modération et selon les indications souhaitées… Pour le mal de ventre, prenez cela ; pour les rhumatismes, prenez cela. Mettez un peu de ceci dans une tisane ; faites des infusions de cela : vous vous sentirez mieux, ça soulage. Ce ne sont pas des médicaments, mais ça aide.

L’enseigne unique marche bien, et on a souvent proposé aux fondateurs d’en ouvrir une autre, voire de vendre autrement ; mais cela ne les intéresse pas. Ils aiment les soirées tranquilles, et voyager.

Paris le 3 novembre 2013.

A Perrine Benhaim, qui m’a fait remarquer l’herboristerie de Bruxelles.

La pharmacie

            On dit que le modèle social français est en panne. Y a plus de sous, profitez-en car ce sera bientôt fini. Les Asiatiques, les Sud-américains aussi veulent leur part du gâteau, et ici, il n’y a plus d’argent. Le social, ça se paie, et quelqu’un devra passer à la caisse. Trente ans de déficit…

Ici, justement, on a tout vu : le carnet de santé, la carte vitale, le ticket modérateur, la fin du ticket modérateur, les remboursements, les déremboursements, les re-remboursements, le recyclage, la fin du recyclage, les soins alternatifs, la critique des soins alternatifs, le retour des soins alternatifs, les génériques, les marques, les génériques, les marques, etc. Tout ce qui est essayé chaque jour pour faire face. Les gens sont de plus en plus vieux, de plus en plus malades. Ou du moins ici, on en voit beaucoup.

On peut tout traiter. Enfin, traiter, vous comprenez. Pathologies lourdes (cancer, VIH, Alzheimer, Parkinson, vieillesse et fin de vie, troubles neuronaux, troubles des os, on voit de tout). On peut vous avoir les médicaments cet après-midi, dans la journée, oui, pour 17 heures, et même avant, je peux les appeler, je vais les appeler si vous voulez. Pathologies légères. Doliprane, Immosel, Immodium, machin contre la migraine, Nuro- et autres Fen, autres Doli en tous genre, aspirine, les classiques. Certains sont chers à l’achat, d’autres sont chers à la collectivité. Crèmes indispensables et crèmes à tout faire. Le fameux baume du tigre, qui soigne tout depuis le rhume à l’inflation au mollet. Mais vous n’avez pas tout vu.

Dans cet univers blanc et pastel, il y a deux mondes. Le monde du libre achat : choses diététiques, crèmes, choses limites en impact pour l’homme et la femme pressés, ou disons de moyen-long terme, gelée royale, compléments alimentaires, choses controversées, comme les pilules amaigrissantes, la crème qui fait vraiment disparaître les rides, le produit miracle (on essaie d’éviter le registre du miracle), ou même l’huile de foie de morue, qui se vend encore, à des grand-mères répressives.  Derrière le comptoir commence le monde de l’interdit, le monde de l’ordonnance et de la prescription médicale, où certains tentent de puiser par la négociation en promettant un fax du médecin. Généralement, c’est niet. C’est ce monde qu’approvisionne un autre monde de livreurs et véhicules, bientôt cyclistes et coureurs, le monde du médicament en flux tendu. C’est de ce monde qu’une ordonnance offre la clé, des boîtes à étiquette bleue, des formulaires de soin ou autres mutuelles complémentaires, de la paperasse, le cas échéant, de l’Etat providence, en somme.

Un couple gère l’affaire, ils ont plusieurs pharmacies, mais généralement ils sont ici, la maison mère. Des lunettes grises, fines, pour faire sérieux et élégant, léger. Des cheveux grisonnants, mais on reste jeune : on respire la santé. De jeunes assistants pharmaciens stagiaires et fraîchement émoulus de la faculté, préparateurs etc. Les notables, les experts, les griots de demain. Combien de dames âgées pour qui le pharmacie est une autorité finale dans la vie ? De patients malades ? D’incontinents ? De jeunes angoissés, lycéens à problèmes, lycéens à succès, étudiants drogués ou des classes préparatoires—c’est tout un ? De cadres stressés ? D’ouvriers fatigués ? D’hommes épuisés par leur femme, ou le contraire ? De femmes épuisés par leurs enfants, d’enfants épuisés par leurs parents, leurs profs, leurs cours de maths, leurs notes, leurs cours de sport, de lotions contre les douleurs musculaires, de pilules pour aller mieux, se sentir mieux, se prémunir, prévenir, contre la grippe, contre le rhume, contre l’insomnie, contre la mort ?

Entrez ici, et prenez soin de vous.

Paris, le 26 novembre 2012.

L’apothicaire


La vitrine est faite en verre contemporain, épais, pour mieux isoler, mais le reste est en bois. L’enseigne qui pend de la façade indique « APOTHICAIRE » à l’ancienne façon, mais la vitrine reproduit une typographie de drugstore allemand. Cela fait plus moderne. La boutique est large, tout en longueur derrière les vitrines. On passe de droite à gauche et de gauche à droite comme dans un aquarium. L’apothicaire se tient à son comptoir de bois, tout à gauche.

De multiples fioles, de toutes couleurs, dans tous les sens permettent à l’apothicaire de suggérer au passant qu’il manipule, en plus de commercialiser, les drogues. Celles-ci sont rangées dans des pots aussi, sur des étagères qui montent jusqu’au plafond en plusieurs endroits. Les accidents doivent être évités par une surveillance vigilante des enfants. On se méfie tout particulièrement des adolescents. Les touristes venus de tous les pays, en particulier d’Asie et d’Amérique, mais aussi de Bourgogne ou d’Auvergne, s’arrêtent devant les vitrines pour poser en photographie. Le patron doit refuser, plusieurs fois par jour, de figurer sur les images.

La Ville subventionne l’activité parce qu’elle contribue au paysage urbain. Il a su mettre en avant son apport à la biodiversité économique du quartier. Il aime entretenir le lien social. A la radio locale, il a dit qu’il était comme un nœud dans un tapis.

Lorsque les activités d’information touristique ne le possèdent pas, il est tout affairé. Il prépare de la mort-aux-rats, des laxatifs naturels à base d’herbes, de petits parfums d’intérieur, ou encore des détergents. Rares sont les métiers qui permettent une telle variété de labeur. Il en est heureux. Son fils reprendra peut-être l’affaire, mais veut être artiste.