Aux ampoules LED

par Frédéric Benhaim

De temps en temps un produit sort et quelqu’un le repère et veut être le premier à se lancer sur le filon. Il en est ainsi des LED. La réglementation arrive, prédit le propriétaire, bien informé. Ca va être obligatoire. Et là…

Et là, rira bien qui rira le premier. Et là, les clients entreront par milliers dans la boutique spécialisée ; et là, les LED éclaireront le monde ; et là, qui sait jusqu’où nous irons avec les LED, promet le propriétaire à son épouse mi-rêveuse mi-sceptique. Tu n’aurais pas pu te lancer dans le commerce de bouche ou la banque comme tout le monde ? lui a soufflé un jour son beau-père après quelques verres de trop.

Cela ne l’a pas mortifié. Il était employé d’assurance ; il s’ennuyait. Il a lu Quarante Recettes du Succès du grand coach américain Jonathan T. Rogers II (je ne sais pour quelle raison les Américains ont cette soif de dynasties de classe moyenne). Ca m’a fait un choc. J’ai tout basculé à partir de là. Démissionné de son travail, et appliqué les recettes choc de Rogers, dont il a les trois tomes et quatre audio-livres, et même un portrait avec le grand maître pris lors d’une conférence à Houston. Un rêve de gamin, pour moi. Le portrait trône au-dessus de la caisse. Je lis dix minutes par jour, je fais du sport, je me soigne. Je ne laisse pas mes comptes à la dérive. J’anticipe, je prévois l’avenir. Je fais le point avec ceux que j’aime. Il répète ces enseignements clés à qui veut l’entendre ; il a déjà vendu quatre bouquins du maître. Il faut répandre cette science, la science de la réussite, du perfectionnement de soi : en France, on est en retard. Vite, vite, rattrapons-le. Vite, vite, Gauloises et Gaulois, vite, grenouilles et franchouillards, vite, les hexagonaux de toutes sortes, dépêchez-vous. Moi, ça a changé ma vie, alors, si ça vous intéresse pas, c’est votre problème. La réussite, ça ne tient qu’à un fil ; ça ne dépend que de nous. Il a économisé, concentré son énergie, défini son projet. Quelques mois après l’Académie de Rogers à Houston (ça a été un point culminant, quinze jours de congés, dont une semaine entière de congrès), il s’est lancé. Comme tant d’autres. Je me lance, et c’est du pur bonheur. Les LED, parce qu’il a lu un article. J’ai vu que ça montait. Et maintenant nous y sommes. Une superbe boutique pleine d’ampoules. Ici, on vend ce qu’il y a de mieux. Le meilleur matériel, le plus dur à trouver, et pas qu’avec les particuliers. Les professionnels, ça marche bien mieux. C’est pourquoi tout est fait pour leur faciliter la vie. Paiement par compte, à-comptes, accueil spécial, horaires aménagés s’il le faut, commande spéciale et livraison hors norme. Ca c’est le service. Ca se mérite. De toute façon, si on veut qu’ils choisissent le LED, faut aussi le mériter.

C’est ce qu’on essaie de faire. Ici, on a privilégié un look américain : moquette grise, murs blancs, efficace. Ce qu’il faut. Là-bas, ça rigole pas ! tout est étudié ! c’est ça qu’il a voulu faire aussi. L’an dernier, il a écrit une lettre à Rogers, avec une photo de la boutique, tout fier. Le grand homme lui a répondu, très gentiment, et il a encadré la réponse, dans le salon à la maison (pas dans la boutique, c’est personnel). Il a calculé, le patron, qu’il faut 500 ventes et 1250 visiteurs pour atteindre son objectif. En rythme de croisière, ça peut se faire, mais là, on n’y est pas encore. Alors pas de vendeur, pas de personnel, que de la détermination et de l’huile de coude. Du travail. Il va y arriver. En attendant, toutes les LED ne sont pas branchées : c’est là aussi qu’on se distingue, car ici, on veut incarner l’économie, l’efficacité. Pas besoin de faire cramer quatre cents lampes. Et puis la LED, pour la déco, ça peut s’étudier, et ce côté déco, ça va être l’axe sur les mois qui viennent. Car il faut un axe.

L’observateur posté devant la vitrine transparente, sans décoration ni appât, sent quelque chose de méthodique, alors qu’il regarde l’intérieur dans cet univers électrique, bien ordonné. Dans cette petite rue calme, d’une ville provinciale, où passent d’abords pharmaciens, ouvriers et employés d’administration, une petite révolution se prépare.

Londres, le 24 novembre 2014.