Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : janvier, 2014

Le magasin de perruques

Une vitrine de bustes, de mannequins aux allures féminines mais finalement androïdes, à la figure blanche de polystyrène, rangés les uns à côté des autres, comme dans un musée ou dans la remise d’un groupe d’égyptologues. Il y a même de petites étiquettes, comme au temps de Champollion. Plusieurs rayons qui couvrent tout l’espace de la vitrine, de bas en haut, plusieurs étages d’yeux peints et de lèvres rouges, mais surtout, surtout, de chevelures diverses, de toutes couleurs, des plus naturelles aux plus colorées.

A l’intérieur, c’est comme en vitrine. Un espace, pas si grand mais pas si petit que ça, que le client peut parcourir aisément, car il n’y a qu’un présentoir central (des colonnes avec des bustes au pinacle), et à part ça, des murs et des murs de perruques. De bas en haut, quatre étages, organisés par couleurs et par longueurs, dans l’ensemble des perruques féminines, cheveux longs, drus, cheveux courts, coupe au carré, à la garçonne, ou au contraire, encore plus longs… extensions… (Il y a un mur d’extensions, autour de la caisse.)

C’est ici le haut lieu des perruquiers et des posticheurs, des perruquières et des posticheuses. La patronne est dans le métier depuis toute jeune. Ca fait trente-cinq ans qu’elle travaille. Elle a commencé en apprentissage, ici-même. Elle vend de tout : naturel, semi-, lisse, bouclé, avec toutes les nuances d’ondulations, mais aussi les perruques de mode et les perruques de fête (les rouge, bleue, rose, violette, mauve, on en fait, de la fantaisie !). On se dévoue ici aux femmes (et aux hommes) qui pour une raison ou une autre veulent changer d’identité, de visage, ou qu’un complément capillaire pourra aider. Madame n’a jamais aimé ce terme : prothèse capillaire. Ca sonne laid et c’est si loin de la beauté de ses clientes. En forme, ou malades, jeunes, ou âgées, minces, ou rondes, elles sont si belles, et elles peuvent changer de visage en une perruque. C’est le travail d’une vie ; c’est une fierté. Bien sûr, c’est un métier comme un autre, on ne va pas en faire un plat ; on n’est pas au journal de Jean-Pierre Pernaud (tellement démago, au passage). Et le métier de perruquier a de l’avenir, à l’inverse du ferronnier à chevaux. Tout à fait à l’aise dans le nouveau siècle, même si les visages anonymes sur les étagères dénotent un style délicieusement années 80. La patronne anime une page facebook, depuis un an ou deux. Elle y passe beaucoup de temps et annonce les promotions et les soldes, les nouveaux produits qui rentrent, sans compter les petits conseils dont les clientes sont friandes. Elle passe ses commandes, elle en reçoit ; la vie de la boutique a beaucoup changé depuis internet, qui selon elle a amélioré son chiffre d’affaires.

La décoration est des plus sommaires : un plancher, assez joli, les murs aux perruques, et puis rien. Ca suffit. On ne vient pas ici pour admirer des Picasso. Des miroirs, toutefois, car au fond c’est soi qu’on vient admirer, et on doit s’y sentir bien, comme dans boudoir. Il y a par conséquent un joli fauteuil club en cuir brun pour les personnes  qui viennent accompagner, et un guéridon de côté, pour poser ses affaires ou une tasse de café. Les perruques ne sont pas données ; pour nombre de femmes c’est un véritable investissement, plus cher que des lunettes, alors il faut mettre les gens en valeur. Et puis il faut le temps d’essayer : comment acheter si on ne s’y voit pas ? pas grave si vous prenez une heure, Madame, prenez votre temps, je suis là de toute façon. Les cheveux retombent sur leurs nouveaux propriétaires de façon naturelle, parfois ; c’en est étonnant, comme si le visage se cherchait une épouse. Qui croirait qu’ils viennent de l’autre bout du monde, d’Inde ou d’ailleurs, de chutes de coiffure, et dans cette industrie Madame croit toujours voir quelque chose de miraculeux.

Certains soirs, en particulier les samedi, on reste ouvert pour les personnes qui sortent. Soyez resplendissante à la soirée, vous le méritez bien.

Paris le 24 janvier 2014.

Le magasin de costumes

Plein de couleurs dans la vitrine, des rêves, et de la fantaisie. Des soirées d’Halloween. De carnaval. Des soirées vénitiennes. Des anniversaires. Des bals costumés. Des surprises. Des soirées à deux, un peu relevées. La liste des souvenirs s’allonge et se censure facilement. Depuis l’apparition des réseaux sociaux, les costumes se vendent mieux, parce qu’on les prend pour les photos à venir. Ici, si vous voulez vraiment impressionner, vous pourrez vous déguiser en Egyptien, en Toutânkhamon, en pharaon d’Egypte. Ici vous entrez dans le monde théâtral des faux-semblants et des résurrections mémorielles, du passé qui se perd et se retrouve dans les manuels d’histoire de la parure. Sortez en princesse, ou en roi Arthur. Entrez dans la peau de Darth Vador. Venus ici pendant la pause déjeuner, le cadre ou la directrice de division auront le rêve de se transformer en vedette de cinéma, paradant sur un sphynx géant comme Elizabeth Taylor dans Cléopâtre.

Vous n’êtes pas obligé d’acheter. Vous pouvez tout à fait louer pendant une nuit, un jour, deux jours. Orientez vos amis, si vous le souhaitez, vers la boutique, et venez en groupe pour vous déguiser, vous travestir. On fait aussi des robes de salsa d’ailleurs, flamenco, drag queen. C’est écrit sur la vitrine, et sur le site web. On est tout à fait ouvert d’esprit, ici. Si vous voulez un accoutrement, on ne vous posera pas de questions ! Et notez bien ! on propose ici des locations de chaussures, tout à fait extraordinaires : chaussures de claquettes, chaussures hautes, chaussures renforcées, bottes de sept lieues, ballerines (qui s’usent vite), chaussures façon Cendrillon. Toutes tailles !

C’est dommage, trouve-t-on derrière le comptoir de verre, qui abrite une myriade de bijoux fantaisie et d’accessoires, portant une gamme de maquillage qu’on retrouve aussi sur les murs et sur des présentoirs, c’est dommage, disions-nous, que la France ne soit un grand pays du déguisement. De l’artifice, Georges de la Tour l’attestera. De la revue, allons, Paris est capitale, depuis les Folies jusqu’au Lido…mais point de grande fête. L’Allemagne, le Brésil, Cuba, les Antilles sont des hauts lieux du carnaval. Et Venise ! Que n’a-t-on ici de costumes, de masques vénitiens. Au fond, le rêve du patron ç’aurait été ça, lui et sa femme se seraient bien vus en doges, tournant et dansant lors d’un carnaval sur la place Saint Marc… (Chaque année, ils vont au carnaval de Venise, pour les congés, et ferment boutique.) Et les Etats-Unis, avec Halloween et les maisons hantées, les enfants qui demandent des bonbons ? La monnaie de tout cela, c’est le costume. C’est le déguisement. C’est parce que vous êtes autre qu’on vous offre tant de générosité sous formes de bonbons ou de baisers d’inconnus. C’est ici la banque du rêve et de la fantaisie, des nuits folles et des frayeurs d’enfant.

Pour cela, ça ressemble à la caverne d’Ali Baba revue par une couturière. Disons, peut-être, la caverne de la costumière d’Ali Baba. Ou, la costumière qui aurait succédé à Ali Baba à la tête des Quarante Voleurs, ne volant plus que les fringues, laissant les passagers du monde en petite tenue sur les bords des grands chemins. Vous voyez ce que je veux dire… Des vêtements pendent de toute part, suspendus dans les coins et aux murs. Là où il reste de la place, on a accroché des étagères, des présentoirs, et là, vous pourrez choisir vos « make-up », vos bijoux, vos chapeaux (ah les chapeaux !). Les chapeaux sont au-dessus du textile, sur le haut des murs, sur des bustes en polystyrène et sur des crochets. Le plus beau, de tous les avis, c’est celui du capitaine pirate. Ou de d’Artagnan, à voir.

Les costumes ne sont pas organisés. Aucunement. C’est par taille, et pour le reste, débrouillez-vous. Une section masques au fond du magasin permet de se retrouver entre les George Bush, qui se vendent de moins en moins, et les vénitiens, pour certains enfermés dans une vitrine. On va du super héros à l’homme des cavernes, de l’ours polaire au gorille, de la poule géante à la princesse Peau d’Ane. Oui, c’est le bazar, et les registres se mêlent, mais c’est ainsi, et c’est la rançon du succès. Parmi toutes ces couleurs, votre esprit virevolte d’une époque à l’autre, et en passant le seuil de la porte pour rejoindre le bureau, vous vous trouvez, décidément, bien réaliste.

Paris, le 20 janvier 2014.

Le magasin de bricolage

Depuis quelque temps, cette enseigne a ouvert en centre ville et la clientèle afflue.

C’est ici que viennent les trentenaires qui emménagent, les grand-parents qui améliorent, les familles qui aménagent, les célibataires qui choisissent et s’installent. Plusieurs étages s’offrent à votre découverte. Plusieurs niveaux de magasins. Plusieurs hangars en un. Le génie de la Chine industrielle se déploie devant nos yeux.

L’entrée est grise. La lumière vient de néons. Le sol est gris-noir, couleur de poussière. Ca sent le plastique brûlé, la peinture, le caoutchouc, le bois, la cire, les produits de nettoyage. De partout, ça pend : luminaires, fils, objets en vente, panneaux, flèches, prix, indications de sécurité. Pourtant, c’est vivant, et plein de personnes enthousiastes. Dans l’achat il y a l’avenir, les espoirs et les attentes des clients, ou leur soulagement : enfin, on va changer ce parquet ! finalement, l’épouvantable lunette de toilette s’en va ! il est temps aussi de se débarrasser de cet évier… L’ampoule qui pend du plafond va pouvoir être parée. L’adolescente un peu brouillonne va pouvoir se choisir une déco au grand plaisir de ses parents conservateurs. L’étudiant un peu attardé s’achète enfin un canapé digne de ce nom, signe qu’il a évolué. Ici, on a de tout, du meuble jusqu’au morceau de meuble. En gros, l’amélioration de sa demeure, le home improvement, c’est ici qu’il trouve son haut-lieu, et disons-le, nous y aspirons tous. Georges Pompidou lui-même commanda une antichambre à l’Elysée à Yaacov Agam. Ce n’est pas une question de classe ou de catégorie sociale, pas tout à fait de personnalité : vous qui avez un nid, vous voudrez y travailler sans cesse, comme ces oiseaux qui ramassent branchages et brindilles pour renforcer chaque jour la structure de leur demeure, jusqu’à composer ces immenses nids de cigognes, d’aigles ou les cottages suspendus des hirondelles. Voyez-vous, nous ne sommes pas si différents, mais nos brindilles sont ici, fabriquées en Chine, disais-je, et prêtes à changer notre façon d’ouvrir une porte, d’allumer la lumière, de nous allonger, de reposer notre tête, de nous asseoir, peut-être de faire l’amour. Cette passion de la demeure, c’est l’œuvre d’une vie dont le produit ne sera plus la maison pétrifiée des anciens. Il y a un siècle, on trouvait quatre cents objets dans une maison, aujourd’hui, dix mille. C’est ici que vous comprenez pourquoi. Venez pour une poignée de porte, vous repartirez avec une lampe. Venez pour un clou, vous prendrez aussi le marteau. Vous voyez, vous avez beaucoup vous consacrer au moindre achat à l’économie et à l’efficacité des ressources, ici tout se perd, votre maison se transforme en château de Louis II qu’il faut édifier.

Ensuite, il faut la transformer, tout le temps, comme Pompidou à l’Elysée. Votre salon était rouge : il passe au jaune. Il était jaune : il passe au rouge. Remplacez la salle de bain, changez la baignoire. Avant ça durait ; maintenant, un intérieur, c’est comme un iPhone, ça se jette et ça se remplace. Il faut bouger, il faut être dans le mouvement, regarder de l’avant. Et donc, vous voici de nouveau ici. Ca a cassé. Ca s’use. Ou tout simplement, vous vous êtes lassé. Quand vous voulez changer de vie, c’est idiot, mais au fond, vous avez le choix : changer de coupe de cheveux, redécorer votre appart’, ou partir à Tahiti. A Shanghai. A New York. En province*. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Et au final, vous voilà revenu au magasin.

Pour changer justement, pour bâtir, on donne des cours de bricolage. Qui n’est plus marqué socialement ; bricoler, c’est très bien. Comme il y a un siècle, en 14-18, les classes aisées s’approprient les codes des autres. A l’heure des gym et du sport quotidien, tous l’avouent : c’est sexy de mettre la main au plâtre !

Regardez tous ces autres citoyens, réunis. Ce ne sont pas vos collègues. Ce ne sont pas vos voisins. Ce ne sont pas vos amis. Vous les voyez à la fête de la musique peut-être, au 14 juillet. Ce sont les gens qui comme vous, sont venus au magasin de bricolage. Une immense communauté humaine qui réaffirme son pouvoir, le pouvoir de faire soi-même.

Paris, le 12-13 janvier 2014

A Thomas A. pour un moment glamour au magasin de bricolage.

A mes fantastiques amis, merci et très belle année !

L’atelier d’encadrement

Du dehors on voit les travaux de dedans ; la boutique a précédé ces boulangeries où l’on montre le personnel en train de façonner les petits pains.

Le lieu est exigu. Il n’y a pas d’espace de vente distinct ; vous entrez directement dans l’atelier, où travaille Monsieur l’encadreur. Ici depuis quarante ans, il officie devant vous, et vous explique le prix au moyen de son équerre. Du dehors, vous le voyez à l’œuvre ; il a fait ainsi bien avant les boulangeries à la mode qui ont mis leur personnel en vitrine. D’ailleurs, du dehors, on le voit, lui, et quelques tableaux fétiches qu’il a faits récemment ou encadrés et conservés. Il peint aussi, c’est un artiste ; il y a donc de ses compositions sur les murs et dans l’un ou l’autre des pans de vitre. Des portraits fleuris, des rabbins, de vieilles dames, des champs à la façon impressionniste. Monsieur a fait de la copie aussi, dans sa jeunesse, mais aujourd’hui, ça le fatigue.

Ici on pratique la restauration, aussi, de vieux tableaux s’amoncellent dans un coin. Dans l’ensemble, on ne sait pas ici si on est chez un artisan ou chez un peintre : devant soi, lorsqu’on entre, une table de travail, grand plateau comme une table d’architecte. A droite les tableaux en travaux, à gauche, posés verticalement et sur de grandes planches, des dizaines de cadres. Au mur, au-dessus de la table de travail, les modèles de cadre : bâtons, ioniens, dorés, simples, couleurs, couleurs vivres, pastels, compositions diverses.

C’est vraiment à vous de voir ; on peut faire de tout. Mais pour une esquisse, une estampe, parfois quelque chose de simple est préférable, comme un simple pourtour au papier cartonné. Ca ressemble à un encadrement et c’est —si vous le le permettez—moins cher. Au sol, un béton poli par les âges,  des bouts de bois, de la colle solidifiée, des morceaux de carton, des bouts de fil, des traces de peinture, de la poussière et de la sciure. C’est un lieu de travail, et le travail a laissé sa trace, sous vos pieds. Le vieux tabouret lui aussi est usé ; le bois est lissé par le temps. L’atelier est lumineux, et la peinture blanche un peu jaunie par les travaux, les gaz et un peu de tabac (Monsieur a arrêté) reflète tout de même le soleil qui entre du dehors.

Les tarifs sont abordables ! c’est du travail ! et pour autant les gens vont quand même faire ça dans les grands magasins. Tant pis, pour eux, si leurs salons se ressemblent encore plus.  De toute façon, ici ce n’est pas éternel. Les loyers sont impayés depuis des lustres et ça finira par péter avec le propriétaire. Il fait ses recours, et ça traîne, mais un jour ça va aboutir. Ca fait déjà deux ans que le patron avertit ses clients : je ne vais pas tenir. Vous voyez, je vous fais un prix, mais…

Sur la table, les outils de la beauté et de l’art, sont posés : marteaux, scies, pinceaux, outils de mesure, clés, pinces, bouts de bois, tout ce que Léonard de Vinci utilisait sûrement, lui aussi, est ici. La beauté a ses instruments ; ciseaux, couteaux à bois, palettes, limes, lames, brosses. Sa cire, ses couleurs, sa parure. C’est une palette de couleurs, un coffret d’objets et de tons, de décoration. Dans le travail accompli, on oublie les soucis.

Paris le 6 janvier 2013.
A l’encadreur du  9e qui a fermé boutique.