Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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Le magasin de bérets

Quoi qu’on en dise, c’est le symbole du Français ; il est partout. Partout dans notre imaginaire, dans l’univers rêvé du bonhomme à la baguette en pull marinier. Il est sur la tête du gars au gros pif à qui la caricature fait refuser la réforme, peindre une Tour Eiffel ou manger du fromage. Le Monsieur-tout-le-monde de la Gaule éternelle, celle qui incorpore les nouveaux venus en leur mettant un béret sur la tête et en leur faisant jouer à la pétanque…. Hein ?!

Quoi qu’il en soit, ici c’est pas du béret de base qu’on vend. C’est du béret quali. Du béret de luxe, en quelque sorte. Le genre de béret qui ne se trouve pas sur la tête de votre grand-père. Oui, car ici, on a voulu le réhabiliter. Certes, il y en a qui s’y sont essayés dans les années 90. Vous vous souvenez des Kangol ? A n’en pas douter, la France reste l’un des premiers marchés au monde, et pour le créateur de cette boutique, il y a de la place sur le segment premium.

Mais passons sur le concept de marketing : décrivons le lieu. Ici, c’est parquet et fauteuil de cuir, ambiance Chesterfield. C’est étonnamment Nouvelle Angleterre pour un truc de franchouillard. Ou, disons, Cercle Inter-Alliés. Il y une jolie vitrine, une jolie boutique aux couleurs très masculines (« des sombres, c’est très masculin »). Les chapeaux sont exposés de manière éparse ; pas d’étagère.

Ils sont variés en couleur, du rouge au gris foncé, de la laine vermeille au tweed anthracite. Il y a de quoi faire. On vend aussi des cannes, mais c’est presque plus de la déco qu’autre chose. Il y a un tapis, rouge foncé, bordeaux, genre kilim, mais pas tout à fait. Ici, on n’épouse pas le genre, on l’essuie. De justesse. Pas la peine de s’y enfoncer, il faut être léger, il faut être partout mais n’être rien. Rien de caractérisable, rien qui puisse se nommer ; on échappe à la norme et à la définition. La moustache ancienne façon, nouvelle façon, du type qui s’assoit à la caisse. La typo années 50 de la vitrine (encore celle-là !). Les gants, les écharpes, les pull, entre le chic et le branché et le désuet, pour ne pas dire le ringard. Où est-on  ? Dans l’autre dimension, dans notre époque qui ne sait plus ce qu’elle est. On se croyait moderne, hein, on pensait ne plus vivre certaines choses, mais regardez le monde, finalement, on a l’impression de revenir au Moyen Age. Ca fait relativiser. Alors, les bérets osent les couleurs contradictoires, et jurer comme le rouge et le bleu. Ils peuvent être revisité ; ils peuvent même revenir à la mode. Dans ce monde incertain, on s’accroche à la tradition, en voulant la re-décorer, en espérant qu’en elle il y ait au moins du vrai. Les passants s’arrêtent peu car dans le quartier on met peu de bérets, mais on sait ici, qu’un jour, ils y viendront tous !

 

Paris, le 23 février 2015.
A tous les porteurs de béret, ancienne ou nouvelle façon.

Aux bières du monde

Il y a pas mal de bières sur les étagères de cette boutique, et elles viennent du monde entier. Bien sûr qu’on a les deux trois bières locales, look hipster branché, la typo années 50 qui s’impose. Bien sûr qu’on a ça, mais ça va beaucoup plus loin. On appelle comment une cave à vins… de bière ? La biérothèque ? La cave à cervoise ?

On dit que c’est bon pour la santé, le malt, le jus fermenté. Que ça entretient  la flore intestinale, que c’est nourrissant, qu’au moins c’est une eau qu’on peut boire, tout ça tout ça. On peut être santé et aimer la bière. D’ailleurs ça se prend aussi en cachets. Les magazines l’ont réhabilitée : votre partenaire, votre amoureux ou amoureuse avec son ventre rebondi, est en réalité un yogi. Vous découvrez la personne sous un autre jour. C’est elle qui avait raison…

Ici, on ne s’embarrasse pas de prétextes, on aime et c’est tout.

C’est drôle de voir les amateurs se succéder. Il y a les rockers, les Allemands exilés, les Russes, Tchèques, et Brésiliens (vous seriez étonnés, d’ailleurs on vend de l’Antarctica). Des Asiatiques mais ils ont déjà accès aux marques chinoise et japonaise assez facilement ; ce qu’on trouve plus difficilement, ce sont les marques thaïes, par exemple, ou coréenne. Car ici, on a vraiment de tout. Des spots à la lumière jaune, presque comme dans un théâtre, mettent ça en valeur : on dirait une collection de musée.

La bière est universelle, non il ne faut pas choisir entre elle et le vin, elle et le jus ou entre la bière et le bien-être. J’ai un client qui adore la bière et qui boit de l’eau de coco après son jogging. Ca n’empêche.
La variété est là : bières rousses, blondes, vertes ( à la spiruline, ça vient des Vosges !… les bouteilles, grandes, petites, moyennes et de toutes les couleurs avec une myriade d’étiquettes de toutes fantaisies, depuis l’allemande et la belge décorées de moines à la bière énergétique en passant par la mexicaine frappée d’un cactus. S’il fallait refondre les Nations Unies, on pourrait faire appel aux bières, a pensé le diplomate fatigué. Mais l’intérêt réel, dit la vendeuse, de tout ce manège, c’est la conversation permanente que l’on a avec les clients. Ils adorent en parler, et partant de là, on parle de tout : de leurs pays, de leurs origines, de leurs aspirations et projets de voyages. De leurs souvenirs. De leurs ruptures et de leurs amours, de leurs amis et de ceux qui l’aiment ou la détestent. Moi, y a rien à faire, quand c’est amer, je n’aime pas, explique-t-elle en rangeant quelques bouteilles dans les cageots qui servent d’étagère. Le bois fait du bruit ; il travaille en permanence, surtout le parquet, un peu vieilli, un peu rayé, un peu grisé par les pas et les livraisons. J’ai beau être vendeuse de bière. Du coup, je préfère celle-là. Faut assumer. Pas de figure obligée.

Paris, le 16 février 2015
A Alex, qui aime bien la bière.

Le magasin de fruits secs

En Californie, les fruits secs c’est un mode de vie : en rando (sachets santé), au petit-déj (granola), enrobé (raisins au yaourt), en vrac (sur le marché de producteurs). En Allemagne aussi, ça se vend au grand public dans une parure sportive, un peu comme si c’était des chaussures Adidas (vous savez, ces paquets jaunes qu’on emmène en montagne…). Le fruit sec, c’est la rencontre du randonneur bio et de l’Iftar. De l’Atlas et de Big Sur. De la tarte pomme amandes et du brunch au soja. C’est là que ça se passe, aux rayons du soleil qui dorent cette denrée de l’avenir (enfin, quand c’est fait à l’ancienne), nourriture des astronautes et des stations spatiales, des Dieux grecs et des Pharaons (on retrouve des figues séchées dans les pyramides), tendance délicieusement chic qui a débarqué dans nos restaurants branchés… Le magasin, lui, n’est pas branché, mais on s’en fout, car les gens qui y entrent le sont. Y a pas de fioriture sur la devanture, la police d’écriture est banale, en fait il n’y a rien d’écrit sur la vitrine. Ici, on n’a pas vraiment de vitrine : elle donne sur les rayons et tout est vendu en vrac.

Le truc avec le fruit sec, c’est qu’il passe partout, l’air de rien, avant de se faire remarquer : sucré, salé (en tarte ou en salade, ou avec le gibier, tout ça – voire le livre de recettes sur le présentoir). Le dimanche, le patron vend au marché, rive gauche, car autrement, il ne fait pas son chiffre.
Il faut voir que s’il a une « base » de clients adeptes, il y en a aussi qui s’y arrêtent, l’occasion d’en faire un goûter. « Ici, pas de pub ni d’emballage, que du bon produit ».

Pour attirer le passant, il multiplie les initiatives. Certes, on a la banane, l’abricot et la figue, mais maintenant, j’ai aussi de la mangue, du kiwi, des airelles, du goji, tiens, goûtez ça, c’est super bon à la santé, comme il dit… (Il est Vosgien, là-bas on dit « à la santé »…) Une dame, convaincue que le fruit sec est l’avenir de sa forme, repart avec une variété de petits sachets en papier. Son fromage blanc ne sera plus jamais le même.

Paris le 8 février 2015

Le coiffeur antiquaire

Dans le magasin, on écoute beaucoup de musique ; euh, je veux dire, dans le salon. Ou le magasin. (Ou le salon…)

La vitrine est, décidément, bien celle d’un coiffeur. Dedans, il y a bien des éviers, des chaises (anciennes, en bois, forcément) et un présentoir avec des shampooings de professionnel, que vous pouvez rapporter chez vous à bon prix. Il y a les miroirs coutumiers, et au fond, l’arrière-boutique où vous vous asseyez pour qu’on vous lave les cheveux. Les serviettes. Les photos de modèles désuètes, vous indiquant les bonnes coupes de cheveux des années 80 et 90, qui peuvent vous donner l’inspiration de votre prochaine coupe à la Etienne Daho. Remarque, ça revient à la mode ; peut-être que ça tombe bien. On a aussi un vieux tourne-disque ; ici, on écoute ce qu’on veut, mais on préfère sans la FM à deux sous qu’on entend dans les chaînes de coiffure. Dites-nous si vous avez une préférence. Quoi de plus normal, pense-t-on ici ? mais le normal, vous savez, ça dépend d’un endroit à l’autre. Les patrons sont d’abord coiffeur, et coiffeuse-esthéticienne, double compétence, elle-même doublée par trente ans de métier. Mais ils sont aussi passionnés de choses anciennes, et peu à peu, leur passion a envahi leur espace, s’est apposée sur leur vocation. Que vend-on ici ? de tout. Au départ, il y avait des bibelots de notre appartement, et peu à peu, on y a pris goût, raconte-t-elle. Moi, je collectionne depuis l’enfance. J’aime les bijoux surtout, les vases, les belles choses. Lui, il collectionne les affiches. (Sur le mur au fond, pas de photo de modèle d’autrefois, mais deux trois affiches de cinéma : Marcel Carné, Jean Cocteau, Jacques Tourneur—vous avez vu la Féline ? c’est un bar aussi maintenant, à Ménilmontant—).

Et puis, ça a rajouté du chiffre d’affaires. Point de vue coiffure, on a de la concurrence depuis quelque temps ; juste en face ! une chaîne a ouvert ses portes. Mais on a nos vieux clients, depuis toujours, dit-elle en soupirant et en tirant sur sa cigarette. Ici, c’est pas pareil, on peut boire le café, et acheter un vase ! rit-elle en vous l’expliquant. Moi j’ai acheté des chaises et je les ai fait repeindre, explique quelqu’un d’autre à qui on taille la barbe. On va rajouter un forfait « barbe » dans la vitrine Ils sont tellement nombreux, tout à coup.

Dans le quartier, autour de la placette, on se retrouve à quelques commerçants fidèles ; le boucher, à droite, d’ailleurs, il est de droite ; le bistrotier ; le boulanger et sa femme (ils tournent bien) ; la nouvelle, qui vend des vêtements pour enfants, des « créations » (on se demande comment elle fait). Une commerçante ambulante, qui vend du linge ancien, s’installe parfois sur le parvis, devant le café. Les gens de la chaîne sont sympa, mais ils tournent pas mal. On est bien mieux ici. Les murs sont jaunis par le tabac et le passage du temps et on circule de moins en moins bien dans le salon, mais après tout, qui dit qu’un salon de coiffure doit ressembler à une salle d’attente à l’hôpital ? On en a assez du blanc stérilisé ! lui a confié une vieille cliente qui rentrait d’un séjour au CHU. Paiement chèque, ou espèces, s’il vous plaît ; ici, on n’aime pas trop la carte bleue. D’ailleurs, personne ne l’aime, parmi les commerçants ; vous avez vu les frais qu’ils prennent ?!

Où cela ira-t-il, pour nous ? dans l’avenir, entre une activité et l’autre ? Nulle part ! s’exclame-t-elle (lui parle peu). La retraite, j’espère ! reprend-elle en riant.

 

A Sonja Fercher, Stéphane et Michèle Gartner.

Vienne, le 25 janvier 2015.

Le magasin de foulards

Foulards, cravates, châles, spécialiste soie.

Les indications sommaires font l’économie de quelques centimètres de vitrine, juste ce qu’il faut pour faire tenir les grandes lettres visibles de loin. Sous elles se sont dressés des mannequins qui portent autour de cous esseulés des cravates et des foulards ; sur le plancher de la vitrine on a disposé de nombreux foulards à motifs variés.

La soie a trouvé ici son débouché, qu’elle vienne de Lyon ou d’Asie ; la soie est une merveilleuse matière, s’accorde-t-on à l’unanimité, vendeuse et clients, mais gare aux mites. La boutique est organisée simplement ; écharpes, châles, foulards, cravates ont chacun leur section. Les foulards sont à gauche de l’entrée, les écharpes, en face ; les cravates, à droite sur des portants qui longent tout le mur, d’un bout à l’autre, posées sur des tiroirs incrustés couleur noyer dont on ne voit pas la contenance…  Les châles et les foulards sont ensemble, partout ailleurs. Ca a du sens de tout vendre ensemble. Monsieur et Madame viennent le samedi ; elle s’achète un foulard, lui une cravate. Vous pouvez les accorder. His and hers. Oh, il y en a qui trouvent ça charmant, qui s’aiment tant ou pas assez pour souhaiter s’unir par les liens de la monochromie.

L’année a ses grands temps, ses points d’orgue : Noël, Pâques, la fête des mères et celle des pères, les soldes, d’été comme d’hiver, la Saint Valentin, la rentrée… Les gens achètent moins depuis quelques années ; on voit qu’il y a la crise. Certaines pièces plus frivoles ne se vendent plus, ou au contraire, se vendent davantage. En vrai, il n’y a pas de règle, si ce n’est que le client semble avoir moins d’argent, semble angoissé par les conséquences de son achat. Certaines personnes y réagissent paradoxalement en se repliant sur le superflu au détriment du nécessaire. Qui suis-je pour juger, pense la patronne en pliant les châles. S’ils pouvaient éviter de me les froisser. Le magasin dépense une fortune chaque année en pressing. Oui, car certaines pièces doivent être nettoyées par un professionnel, et même si on a une centrale à l’arrière, ça ne suffit pas, on ne peut pas tout traiter.

Les impôts cette année ont augmenté, raconte chacun, mais, répond la patronne, les pièces défectueuses aussi. Ils ne se rendent pas compte que la qualité c’est moins de gaspillage et d’ailleurs ça vaut pour vos achats. Rendez-vous compte : vous achetez un châle de moindre qualité dans une enseigne à bas coût. Certes, vous allez payer moins. Mais quand ça craquera ou que ça trouera au mauvais moment, que ferez-vous ? c’est comme les frigos, il faut prendre ce qui tient. Et puis, regardez-moi cette belle qualité. Sentez comme c’est doux. Increvable ça. Mon mari en a un, le même tiens, il l’use et ça ne bouge pas ; il l’a depuis vingt ans.

Oui, acheter c’est penser à soi, bien sûr ! ânonne-ton ici. Les lainages sont magnifiques cette année ; au niveau couleurs, ils ont assuré ! on a de belles marques, et ça donne presque envie d’être en hiver, tant on a envie d’en porter ! il règne dans la boutique une certaine odeur de lavande, l’arme utile contre les mites. Les huiles essentielles flottent dans l’atmosphère fraiche (autre astuce anti-mites, la température…), tandis qu’une musique douce est diffusée, tantôt par RFM tantôt par une playlist concoctée par le fils de la patronne (Ambiance repos, clients heureux : tu as un avenir dans le marketing ! lui-a-t-elle dit). Car vous savez, le client est roi, nous, ici, on reprend toujours. Ah le châle c’est personnel, d’ailleurs ça se porte autour du cou, et idem côté cravate ou écharpe, c’est quelque chose qui doit plaire, donc si ça ne va pas, revenez.

Le 26 décembre, il y a généralement du monde. Si seulement les gens se connaissaient un peu mieux, pense-t-on derrière le comptoir…

Paris, le 3 novembre 2014.

Le magasin du plongeur

 

Quand point l’hiver c’est dans ce magasin qu’on trouve le dépaysement et la chaleur des îles. En vrai, dans nos contrées, la plongée se pratique dans les mares et les piscines. Ici, on vend de quoi. Des combis, noires, grises, rouges, jaunes, de toutes tailles et des lunettes. Des tubas. Des palmes. Des gants spéciaux, même des harpons. Des barres énergétiques, protéinées. Des appareils photos spéciaux pour aller sous l’eau, de fausses écailles de poisson, des gourdes, de tout, en somme. Tout ce dont vous pourriez rêver pour aller sous l’eau ou en mer.

Ou dans la mare. En tout cas, sous l’eau on oublie tout. On devient poisson ; mammifère aquatique, ce que voulez, on s’en fout, il n’y a que la surface inversée de l’eau en miroir, façon couverture de Nirvana, façon Nevermind (il paraît que le gamin a trente ans), et là-dessous, votre femme ne peut pas vous atteindre, ni votre mari, ni votre ex, ni votre patron, ni votre voisin, votre frère, votre sœur, votre qui que ce soit. C’est l’interdépendance même, diront les langues de bois, l’esprit de solidarité, tout ça… la vérité c’est qu’on vous fout une paix royale et que vous êtes aussi seul avec vous-même, dans le silence et dans l’eau. Là, l’enjeu est d’être en paix avec vous-même. Sinon, restez à la surface.

Dans ma petite liste, j’ai oublié quelques éléments clés. Les bouteilles d’air. LE canapé en tweed qui permet aux autres de s’asseoir, ou aux amatrices – amateurs de tester les palmes. Le look plongeur/plongeuse ? Souvent un piercing au nez pour les femmes, à l’oreille ou au sourcil pour les hommes. Des tatouages bien entendu. Un côté peuple de l’Atlantide. Avez-vous déjà lu Namor ? Le Grand Bleu, alors ? non ? pourtant c’est un film, c’est déjà plus commun. Bien sûr qu’on a des portraits de Cousteau. Faut pas être snob de ce côté-là ; respect pour les grands maîtres. On a besoin d’eux ; cela suscite des vocations, de même que les documentaires océaniques, les documentaires animaliers, les productions Disney filmées dans les bancs de poissons, les projets fous, les Sea Orbiter, les hordes de biologistes marins, d’océanographes, d’océanologues, tous ces gens qui viendront un jour ou l’autre acheter quelque chose dans ce magasin ; un compas ; des lunettes de soleil, ou juste des lunettes de nage. A vrai dire, le sujet de ce commerce est infini, comme l’océan lui-même, sans fin connue, soixante et onze pourcent de la planète Terre et seulement trente mètres carrés de boutique et un peu d’éclairage néon.

 

Paris, le 12 octobre 2014.

La baraque à frites

Sur la Grand’Place, la baraque a fière allure. Elle trône comme un carrousel, et rappelle qu’à côté de la grandeur et de l’histoire de la vieille ville, il y a le besoin de se nourrir. Et celui-ci est aussi un plaisir quotidien ; une affaire de parfums et de saveurs.

La baraque est blanche ; elle est préfabriquée ; on dirait une installation de chantier. Elle est ouverte devant, tout le long, et l’ouverture est protégée par un auvent ; elle a une porte sur le côté, fermée à clé (sait-on jamais) ou au contraire ouverte (c’est plus pratique). Quand vous approchez, l’odeur de la friture vient ravir vos narines. C’est si bon ! et si peu sain, mais qu’importe ; certains disent qu’il est sain de se faire plaisir. Et c’est pratique ; à toute heure, et quand on est pressé, on mange un cornet en passant, en allant, en faisant autre chose, ou assis sur un des bancs de la grand’place dont les corbeilles sont comme des annexes à détritus pour la baraque à frites.

Il y a plein de parfums, plein, plein ! ça va de la brésilienne à l’arménienne en passant par la flamande ou l’albanaise. Dit autrement, ananas, (…), carbonnade, (…). Ca s’ajoute. C’est cumulatif. L’effet d’empilement des sauces fait tout le frisson des adolescents. Plus tard, vous savourez ça nature, ou avec un peu de sel. Le secret, c’est la graisse, qu’on ne trouve pas ailleurs. Le patron a un peu d’embonpoint mais pas trop ; sa femme, c’est pareil. Ils font tous les deux attention, malgré tout, et puis travailler dans une baraque à frites, c’est comme travailler dans une boutique de chocolats ; à force, on s’habitue, et on n’est pas tenté tout le temps.

Le tout se mange comme ça, avec de petites fourchettes dans votre cornet de papier. En hiver, quand le froid vous mord les os, ça réchauffe un peu, et d’ailleurs, ici, on vend aussi du café. Café frites c’est original et c’est parfait contre les basses températures et surtout l’humidité. Pour une raison qui nous échappe, pourtant, la friture est universelle. On dit qu’elle était une façon commode d’assurer la désinfection des aliments, un peu comme l’eau bouillante. Mais, remarquent les passants en nombre, elle a plus de goût ! même les adeptes de la santé s’y arrêtent. Ca ne vaut, la santé, que si on y déroge de temps en temps.

Paris, le 7 juillet 2014.

A Claire Marynower, pour m’avoir donné l’idée.

L’institut de beauté

C’est ici qu’on vend la fameuse crème allemande. Créée par un médecin bavarois spécialiste des plantes, il y a un siècle, les femmes et les hommes se l’arrachent.

Pour une peau aplanie, pour des rides effacées, même le temps d’un soir ou d’une application, pour une main rajeunie…

L’ambiance est feutrée. Elle se doit d’être le contraire sensoriel et visuel à tout votre quotidien, à tous notre quotidien. Une petite fontaine coule, car le bruit de l’eau apaise. On a privilégié les tons légers. Blancs et pastels. Et on a mis de la verdure : ainsi, vous êtes dans une oasis, une zone polaire adoucie, un endroit retiré du brouhaha comme un refuge de bien-être. Vous qui n’allez pas à l’église ou dans les lieux de culte, ici ce doit être votre lieu de recueillement alternatif. Ca se paie, mais qu’importe. Le calme, donc. La sérénité. Dans la voix de ces hôtes et hôtesses, on entend poindre cette conscience des temps, qui sait qu’il faut nous prendre avec douceur, vous soigner rien que par le ton et par le son des mots. La musique en est le prolongement : c’est une variation celtoïde qui tourne au ralenti. Harpe remixée. Easy.

Ca se présente ainsi : il y a un mur d’étagères pour les produits, à votre droite de l’entrée. Le bois est clair. La gamme y est présentée, mais chaque crème est isolée, comme au  musée. Les crèmes visage, de jour, de nuit. La crème « mains »—autrement dit pour les mains—. La lotion du soir, le baume après-rasage, l’huile de massage. Tout cela en notes florales, en variations végétales. Tournesol, rose, violette, calendula, thym. Vous n’imaginez pas ce que les plantes peuvent faire pour vous.

Derrière le comptoir, des tiroirs pleins d’échantillons, qu’on vous remet en remerciement de votre chère et docile fidélité. Derrière tout ça, il y a l’espace bien-être, où vous pouvez vous faire masser, dorloter, épiler. Encore l’antidote furtive d’une vie trop affairée. Et à travers cela, un doute : en m’occupant ainsi de « moi », est-ce que j’éteins le feu, ou est-ce que je le propage, en lui laissant, pendant quelques instants de repos, l’air d’une combustion nouvelle ?

Une heure de massage alors, en attendant le prochain burn-out.

Paris, le 17 mars 2014.

AUX CIGARETTES ÉLECTRONIQUES

Sur le boulevard en bas de chez vous, la boutique a ouvert voici peu. Dans une ambiance musicale de boîte de nuit ou de salon de coiffure branché, elle vous vend l’antidote à des années d’accoutumance, la fin d’une servitude, d’un tribut, la perspective d’une haleine rafraîchie et de la paix des ménages.

Votre collègue, votre beau-père, puis votre femme…l’étrange porte-cigares a fait son apparition puis s’est répandu dans votre entourage comme les insignes d’une nouvelle religion. L’électrification et l’informatisation de nos vies jusqu’aux gestes les plus simples s’est portée jusqu’à la drogue. Drogue adoucie, ceci dit ; drogue pure, nicotine moins les saloperies, disent les clients, qu’on trouve dans les cigarettes que tout le monde soupçonne d’être trafiquées. Ils rajoutent des trucs, disent certains, et chacun a son opinion sur la marque la plus coupable.

Dans ce magasin, on est bien décidé à vous aider à vous en sortir. Sortez du gouffre pour gagner le précipice. C’est déjà un progrès. La vitrine est peu en objets et toute en lettres. Il faut savoir de l’extérieur ce qui se vend ici, et promouvoir le produit, car la culture n’est pas faite. Dedans, derrière les lettres incitatives et les promos, il y a le magasin, organisé autour de présentoirs latéraux, le long des murs, et d’un comptoir en verre, au fond, au centre. Là vous trouverez à discuter les nouveaux modèles, que voici, prenez-le en mains. Différentes couleurs. Les liquides. Les recharges. Les petites trousses, les accessoires. (Les adaptateurs, c’est là-bas.) Tout ce qu’il vous faudra pour essayer. En général, on ne revient pas en arrière.

Et vous respirerez mieux.

Le patron au comptoir de verre a flairé le filon. Il est venu directement de la téléphonie mobile, et d’ailleurs, comme ça se fait en Chine, il rêve de faire les deux. L’innovation, c’est d’abord le concept. Il passe des journées entières à lire la presse spécialisée : Franchises magazine, Commerces et Boutiques, Retail Today, ou même à lire ce blog. Faut regarder ce qui se fait à New York, à Dakar, à Shanghai, explique-t-il. C’est eux qui vont nous apprendre. La France, on est en regard, eux ils sont en avance.

Ca fleurit partout. Sept cents boutiques en France, et ce n’est qu’un début. En un an, des chaînes sont apparues, mais connaissez-vous le nombre de consommateurs ? La taille du marché ? On en parlait sur Capital la semaine dernière. C’est une mine d’or, qui profite souvent aux Asiatiques, nous là-dedans, on est con, on devrait fabriquer. Peut-être avec les imprimantes 3D. Ce disant, il fait des nuages, vapote, comme si c’était un narguilet. Comme la chenille d’Alice au pays des merveilles ; si Lewis Caroll avait vu ça, il aurait imaginé une chenille artificielle branchée sur une prise, brillant de toutes parts en polychromie.

Derrière le comptoir,  une insigne religieuse ; ici les préceptes et les hygiènes se côtoient. Nous sommes entrés dans l’âge de la drogue mécanique.

Paris, le 3 février 2014.

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Le magasin de perruques

Une vitrine de bustes, de mannequins aux allures féminines mais finalement androïdes, à la figure blanche de polystyrène, rangés les uns à côté des autres, comme dans un musée ou dans la remise d’un groupe d’égyptologues. Il y a même de petites étiquettes, comme au temps de Champollion. Plusieurs rayons qui couvrent tout l’espace de la vitrine, de bas en haut, plusieurs étages d’yeux peints et de lèvres rouges, mais surtout, surtout, de chevelures diverses, de toutes couleurs, des plus naturelles aux plus colorées.

A l’intérieur, c’est comme en vitrine. Un espace, pas si grand mais pas si petit que ça, que le client peut parcourir aisément, car il n’y a qu’un présentoir central (des colonnes avec des bustes au pinacle), et à part ça, des murs et des murs de perruques. De bas en haut, quatre étages, organisés par couleurs et par longueurs, dans l’ensemble des perruques féminines, cheveux longs, drus, cheveux courts, coupe au carré, à la garçonne, ou au contraire, encore plus longs… extensions… (Il y a un mur d’extensions, autour de la caisse.)

C’est ici le haut lieu des perruquiers et des posticheurs, des perruquières et des posticheuses. La patronne est dans le métier depuis toute jeune. Ca fait trente-cinq ans qu’elle travaille. Elle a commencé en apprentissage, ici-même. Elle vend de tout : naturel, semi-, lisse, bouclé, avec toutes les nuances d’ondulations, mais aussi les perruques de mode et les perruques de fête (les rouge, bleue, rose, violette, mauve, on en fait, de la fantaisie !). On se dévoue ici aux femmes (et aux hommes) qui pour une raison ou une autre veulent changer d’identité, de visage, ou qu’un complément capillaire pourra aider. Madame n’a jamais aimé ce terme : prothèse capillaire. Ca sonne laid et c’est si loin de la beauté de ses clientes. En forme, ou malades, jeunes, ou âgées, minces, ou rondes, elles sont si belles, et elles peuvent changer de visage en une perruque. C’est le travail d’une vie ; c’est une fierté. Bien sûr, c’est un métier comme un autre, on ne va pas en faire un plat ; on n’est pas au journal de Jean-Pierre Pernaud (tellement démago, au passage). Et le métier de perruquier a de l’avenir, à l’inverse du ferronnier à chevaux. Tout à fait à l’aise dans le nouveau siècle, même si les visages anonymes sur les étagères dénotent un style délicieusement années 80. La patronne anime une page facebook, depuis un an ou deux. Elle y passe beaucoup de temps et annonce les promotions et les soldes, les nouveaux produits qui rentrent, sans compter les petits conseils dont les clientes sont friandes. Elle passe ses commandes, elle en reçoit ; la vie de la boutique a beaucoup changé depuis internet, qui selon elle a amélioré son chiffre d’affaires.

La décoration est des plus sommaires : un plancher, assez joli, les murs aux perruques, et puis rien. Ca suffit. On ne vient pas ici pour admirer des Picasso. Des miroirs, toutefois, car au fond c’est soi qu’on vient admirer, et on doit s’y sentir bien, comme dans boudoir. Il y a par conséquent un joli fauteuil club en cuir brun pour les personnes  qui viennent accompagner, et un guéridon de côté, pour poser ses affaires ou une tasse de café. Les perruques ne sont pas données ; pour nombre de femmes c’est un véritable investissement, plus cher que des lunettes, alors il faut mettre les gens en valeur. Et puis il faut le temps d’essayer : comment acheter si on ne s’y voit pas ? pas grave si vous prenez une heure, Madame, prenez votre temps, je suis là de toute façon. Les cheveux retombent sur leurs nouveaux propriétaires de façon naturelle, parfois ; c’en est étonnant, comme si le visage se cherchait une épouse. Qui croirait qu’ils viennent de l’autre bout du monde, d’Inde ou d’ailleurs, de chutes de coiffure, et dans cette industrie Madame croit toujours voir quelque chose de miraculeux.

Certains soirs, en particulier les samedi, on reste ouvert pour les personnes qui sortent. Soyez resplendissante à la soirée, vous le méritez bien.

Paris le 24 janvier 2014.