Le photographe

par Frédéric Benhaim

Peu de personnes passent la porte. On a connu de meilleurs jours. C’est drôle comme tout a basculé, pense le patron à voix haute en fumant sa cigarette. Fin des années 90, on pensait tenir le bon bout. Et on introduisait toujours de nouvelles innovations. J’ai connu l’arrivée en masse de la couleur ; j’ai connu une activité foisonnante.

Maintenant, ce sont essentiellement des photos d’identité et des agrandissements. On vend aussi des caméras et des flash, plein de matériel. Du numérique. Ca permet de compléter les revenus de la boutique. Là où avant les gens venaient pour le développement, ils viennent maintenant pour leurs propres besoins. Ce qu’on a perdu par un côté, on penserait le récupérer ailleurs, puisque maintenant désormais tout le monde est photographe, et tout le monde développe. Quel paradoxe qu’on fasse encore les photos d’identité ! C’est une activité rescapée comme les cafetières italiennes au pays de Nespresso. Et les photos de groupe, de famille.

Pour compléter surtout, le patron fait des mariages. J’en faisais avant, mais depuis dix ans, c’est 40% de mon chiffre d’affaires. Les murs sont pleins de portraits réussis, les vitrines de mariés. Ca ça ne bouge pas. Dans les années quarante à Strasbourg, mes grands-parents sont restés trois ans en vitrine. En noir et blanc.

Le papier Ilford, l’odeur prégnante et chimique de la chambre noire… Tout ça,  c’était beau, et ça devient rare. Tout le monde est passé au numérique. Quand Kodak a annoncé qu’ils arrêtaient la recherche en argentique, ça a été un choc.

La boutique est simple, en fait ; pas beaucoup de place pour manœuvrer. Il y a une vitrine simple et transparente où sont exposés, à hauteur de jambe, des appareils, des cadres et de jeunes couples. Dedans, le comptoir qui fait toute la longueur du magasin. Au comptoir, le patron. Au-dessus de nos têtes, les portraits. Derrière, des machines complexes, surtout de quoi imprimer. A gauche, des lampes de studio et un fond blanc, une sorte de drap. Au sol, une moquette grise qui a vu de meilleurs jours mais qui résiste vaillamment. Ils doivent avoir la même au siège de Toshiba. Voilà, c’est résumé. Itunes, et des tubes de rock années 80 (l’époque où ces mecs gothiques ne faisaient pas encore des balades…., et où la photo était différente). Quelques clichés de safari (le patron est allé au Kenya l’an passé).

On va s’en sortir, répète-t-il à ses clients fidèles. Il faut passer le cap.

Paris, le 7 décembre 2014.

A Jennifer Huxta, à mes amis photographes.

A Fermin Reygadas, pour l’appareil photo, il y a longtemps.

A Janet Delaney, pour le réveil de nos regards.