Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Tag: hip

Le magasin de bérets

Quoi qu’on en dise, c’est le symbole du Français ; il est partout. Partout dans notre imaginaire, dans l’univers rêvé du bonhomme à la baguette en pull marinier. Il est sur la tête du gars au gros pif à qui la caricature fait refuser la réforme, peindre une Tour Eiffel ou manger du fromage. Le Monsieur-tout-le-monde de la Gaule éternelle, celle qui incorpore les nouveaux venus en leur mettant un béret sur la tête et en leur faisant jouer à la pétanque…. Hein ?!

Quoi qu’il en soit, ici c’est pas du béret de base qu’on vend. C’est du béret quali. Du béret de luxe, en quelque sorte. Le genre de béret qui ne se trouve pas sur la tête de votre grand-père. Oui, car ici, on a voulu le réhabiliter. Certes, il y en a qui s’y sont essayés dans les années 90. Vous vous souvenez des Kangol ? A n’en pas douter, la France reste l’un des premiers marchés au monde, et pour le créateur de cette boutique, il y a de la place sur le segment premium.

Mais passons sur le concept de marketing : décrivons le lieu. Ici, c’est parquet et fauteuil de cuir, ambiance Chesterfield. C’est étonnamment Nouvelle Angleterre pour un truc de franchouillard. Ou, disons, Cercle Inter-Alliés. Il y une jolie vitrine, une jolie boutique aux couleurs très masculines (« des sombres, c’est très masculin »). Les chapeaux sont exposés de manière éparse ; pas d’étagère.

Ils sont variés en couleur, du rouge au gris foncé, de la laine vermeille au tweed anthracite. Il y a de quoi faire. On vend aussi des cannes, mais c’est presque plus de la déco qu’autre chose. Il y a un tapis, rouge foncé, bordeaux, genre kilim, mais pas tout à fait. Ici, on n’épouse pas le genre, on l’essuie. De justesse. Pas la peine de s’y enfoncer, il faut être léger, il faut être partout mais n’être rien. Rien de caractérisable, rien qui puisse se nommer ; on échappe à la norme et à la définition. La moustache ancienne façon, nouvelle façon, du type qui s’assoit à la caisse. La typo années 50 de la vitrine (encore celle-là !). Les gants, les écharpes, les pull, entre le chic et le branché et le désuet, pour ne pas dire le ringard. Où est-on  ? Dans l’autre dimension, dans notre époque qui ne sait plus ce qu’elle est. On se croyait moderne, hein, on pensait ne plus vivre certaines choses, mais regardez le monde, finalement, on a l’impression de revenir au Moyen Age. Ca fait relativiser. Alors, les bérets osent les couleurs contradictoires, et jurer comme le rouge et le bleu. Ils peuvent être revisité ; ils peuvent même revenir à la mode. Dans ce monde incertain, on s’accroche à la tradition, en voulant la re-décorer, en espérant qu’en elle il y ait au moins du vrai. Les passants s’arrêtent peu car dans le quartier on met peu de bérets, mais on sait ici, qu’un jour, ils y viendront tous !

 

Paris, le 23 février 2015.
A tous les porteurs de béret, ancienne ou nouvelle façon.

Le magasin d’affiches

OK, c’est culcul, mais ça se vend.

La vendeuse et le patron parlent de l’affiche Titanic que l’on retrouve fièrement arborée en vitrine. Oui, c’est culcul, mais ça vend. Et à côté, pour la peine, on a mis du Metallica, pour la dureté masculine, et Les Visiteurs, pour le côté franchouillard. Tout est affaire d’équilibre. Le patron, fasciné par la philosophie asiatique (yin et yang, tout ça) en est persuadé. Savez-vous comment on dit crise en japonais (c’était en japonais, déjà ?) ? Problème – opportunité. Fascinant. Ils ont tout compris.

Donc la vitrine est quasi entièrement occupée par les affiches et les posters. Des cadres aussi, de la photographie « originale » (comprendre, qui change) avec des photos d’enfants et les inévitables chats. Il en faut vraiment pour tous les goûts. A l’intérieur, les murs sont eux aussi couverts d’affiches : Matrix (celle-là se vend assez cher), Tina Turner (une cliente l’a rencontrée une fois), Mylène (une icône), Johnny, Un Indien dans la Ville (beaucoup d’aficionados).

Quelques affiches d’occase, aussi ; il faut bien en reprendre, certaines ont de la valeur ! Ici, c’est le temple de l’affiche. On ne discrimine pas. A un moment, on a vendu des affiches de chevaux, mais ça ne se vendait pas tant, et il a fallu revenir aux fondamentaux. Chanteurs, films, et chats. Cadres photos. Tout ce qui décore, car en ces temps de signal culturel et de classisme, il faut pouvoir dire à l’autre qui vous êtes par l’affiche que vous avez. Ce sont toutes les mêmes structures, les mêmes reproductions grand format, les mêmes fabricants…, mais selon que vous ayez accroché Céline Dion ou Metropolis, vous n’êtes pas la même personne.

Alors croyez en vous, croyez en vos goûts. Ca fait beaucoup, la première nuit, de s’épargner les mots inutiles. Toi aussi tu aimes… ? C’est fou, on était vraiment fait pour s’entendre.

Il faut regarder ce que les gens rapportent parfois. Des affiches dégueulasses, hors d’usage, mais une fois, on en a acheté une vieille, déglinguée, et pour cause : c’était Les enfants du paradis. Ca aussi, c’est le rêve du patron. Arlety. Paris est si petit pour deux êtres qui s’aiment tant…

Ca tombe bien, on est en province, et une parole mythique comme celle-là vaut bien d’acheter une vieille ruine.

La concurrence s’intensifie, néanmoins : des sites proposent de faire des reproductions de vos photos de famille en grand ; du coup, on s’y est mis, aussi, via un confrère imprimeur. Et il y a les grandes surfaces, qui proposent, outre les fourchettes et le canap’, l’affiche qui fera sensation et cultivé. C’est pour ça qu’on dit aux gens : faites ce que vous voulez, mais si vous voulez de la qualité et du service, et surtout, un conseil de connaisseur, c’est ici qu’il faut venir. Sur la rue pavée dehors, la tête de Céline Dion se mire parfois sur les pavés mouillés, les soirs de pluie.

 

Rennes, le 10 novembre 2014.

A mes élèves.

A M.

Le magasin de parapluies

« Parapluies et cannes, oui. Mais oui, passez à l’heure que vous voulez, Monsieur ! »

C’est ainsi qu’on reçoit ici, dans ce magasin, au téléphone, avant même que l’on vienne. Tout pour le client, c’est ce qu’on aime à dire. Les objets que l’on commercialise ici sont importants : les cannes servent à nombre de personnes infirmes ou temporairement ou de façon permanente, et pour cela, il faut être prêt à faire des efforts, car leur démarche est rendue difficile par la gêne qu’ils éprouvent à marcher. D’autre part, on se plaît à dire, dans ce décor dix-neuvième, derrière les vitrines gravées en lettres dorées à la manière d’autrefois, que l’on est dans un temple du luxe, mais d’un luxe subtil et élégant, presque caché.

Tant mieux pour nous, ronronne dans sa barbe le client ou le patron lui-même, en se caressant le bout des moustaches, et une barbiche qui paraît sortir de Balzac. Les cannes sont protéiformes ; elles sont couronnées de têtes de chien ou de chat, de cerf, généralement d’animaux masculins car pour une raison obscure on assimile la canne à l’homme là où les femmes en portent aussi. Tous ces bâtons sont regroupés, debout et en faisceaux, sur des présentoirs à droite et à gauche du magasin, qui est un vaste couloir en L, où l’on entre et où l’on déambule avant de tourner à droite, et de faire face à un comptoir où l’on peut se mirer dans la glace pendue au mur. Les miroirs sont partout, de toutes parts, sur presque tous les murs, et à hauteur de pied déjà jusqu’au plafond ; ainsi, on peut s’admirer, contempler sa démarche auguste.

Ailleurs, mais pas en un endroit précis ; un peu partout, à vrai dire : on trouve les parapluies. Avec les têtes d’animaux, ils forment des totems habillés, de petites colonnes, habillées façon Christo. On trouve aussi des pierres, des cristaux, des boules, au bout des anses. Les robes des parapluies rassemblées sont comme un étal de soieries : du rouge bordeaux et du vert foncé le plus élégant à des motifs à pois roses, voire à cœurs. Des fleurs de lys pour les plus ultra. Le tout se dispense mais ne s’essaie pas. On n’ouvre rien dans la boutique, c’est un principe ancien et cela porte malheur. On vend, en revanche, plein de tailles différentes, et l’on est indulgent avec les clients qui veulent essayer sur le trottoir ; personne n’est jamais parti sans payer. De toute façon, remarque-t-on au fil des années, le décor opère une sorte d’antisélection et filtre les bons parmi les passants. Et puis, on a nombre de clients fidèles, qui reviennent depuis des années, et qui initient leurs enfants, lesquels reviennent encore éprouver les lates anciennes et souvent cirées du plancher de bois, couleur dorée, comme tout ce qui se trouve ici ; que ce soit le bronze, le bois ou encore les différents éléments de décoration que l’on a gardé au fil du temps. Quelques parasols beige, blanc et pastels, rarement vendus mais jolis comme tout, en bois et en dentelle, rappellent le passage des années et tentent les nostalgiques.

Le changement climatique, les étés pourris ; c’est bon pour les affaires ! plaisante le vendeur-en-chef avec le patron, car on est de plus en plus mouillé.

 

Paris le 24 août 2014.

 

Le supermarché asiatique

Au supermarché traditionnel, il y a quelques marques célèbres qui proposent depuis vingt ans les produits d’Asie : sauce soja, nems, ou chips de crevettes. Mais dans l’ensemble, cela reste pauvre et la qualité n’est pas au rendez-vous. Les connaisseurs viennent au supermarché astiatique. Asiatique, vous savez, cela ne veut rien dire… Aucun rapport entre la Turquie et le Japon. Mais on appelle ça asiatique, et on parle d’Extrême-Orient, et ça nous parle à nous, vu d’ici.

Au supermarché asiatique, donc, vous trouverez tout ce qu’il faut en fruits, sauces, desserts curieux. Commençons par le dessert justement : lait de coco, riz, taro, tapioca, herbes vert vif ! Haricot rouge, haricot mungo ; les légumes et les féculents les plus banals se transforment en délices ! Un peu comme notre pain perdu qui devient un plat sucré. Tout ça est conservé dans un frigo ouvert, où chacun peut se servir, et provient d’une fabrication ostensiblement artisanale, ce qui rassure certains clients et en effraie d’autres. Allez-vous vous essayer à goûter le dessert vert vif trempé dans le lait de coco ? Oserez-vous étonner les convives de ce dîner chez des gens un peu traditionnels ? Les plus audacieux feront le pas sans hésiter pour surprendre éduquer et provoquer.

Les fruits viennent de loin mais ils sont beaux à voir ; il y a quelque chose de dépaysant, comme un morceau de chaleur et de Tropiques, dans une mangue qui traîne sur une avenue en décembre. A se demander pourquoi les cafetiers ne décorent pas leurs tables d’ananas au lieu de les chauffer au gaz. Les pommes, poires, oranges, tout ce que vous croyez connaître et dont vous ne savez que la version espagnole sont toutes différentes. Venir ici c’est voir qu’ailleurs, on ne fait pas comme ici…

A l’intérieur, c’est propre, mais ça sent plus fort que chez X-marché ou Y-four. En fait, ça sent tout autant chez Super-V ou T-Mart, mais pour vous, le fromage, c’est normal, et ici, l’odeur du poisson, c’est normal. D’horribles néons éclairent tout d’une lumière froide de réfrigérateur. Supermarché oblige. Les carrelages au sol sont beiges. Supermarché oblige. Et comme dans le hard discount, vous avez le sentiment qu’entre le hangar et le lieu de vente, il n’y a jamais vraiment eu de transition. Qu’importe, car vous vous promenez avec votre panier, et avec lui, vous êtes en voyage.

Difficile, au début, de tout explorer. C’est comme dans une librairie : il y a trop à voir, ça finit par donner le tournis. Tout un rayon est consacré à des conserves qui proposent de merveilleuses choses à base de tofu et soja : fausse viande, tofu en sauce huileuse, tofu en sauce piquante, tofu en sauce salée, et le tout peut accompagner légumes ou viande, selon que vous soyez végétarien ou simplement amateur. Juste après, il ya les alcools : alcools de riz , bières chinoises, thaïes, japonaises, et puis des bouteilles aux colorations plus ou moins réussies : alcool de letchi, par exemple. Souvent le packaging est banal, mais les images, les caractères, les produits évoqués perdent le consommateur européen en un choix simple : t’essaies, t’essaies pas. Si c’est vendu, et si quelqu’un en mange, c’est que ça doit pouvoir se manger, s’est dit l’un ou l’autre des clients peu habitués un jour ou l’autre. On les reconnaît parmi les clients de tous les jours, qui conversent avec les dames à la caisse. Ils et elles prennent leur denrée comme vous et moi à la boulangerie ; sans façon. L’objet de l’attention n’est plus l’achat. Pour le curieux, il n’en est pas ainsi, et sa façon peu assurée de tenir ses achats, de les porter, et même de les poser sur le tapis et de les emballer lui donne un air puceau, comme quelqu’un qui irait au magasin pour la première fois. Imaginez l’impression ! t’es jamais venu dans une superette ou quoi ? — Je n’ai jamais vu ça…

Paris le 23 novembre 2013

Aux autres petits-fils d’Elie, en particulier Jérémie Bouaziz et Yoram Elkaïm.

Le magasin de mannequins

C’est un espace noir, comme un showroom. Dedans (on voit à travers la grande vitre, mal lavée) les mannequins sont nus ; ils ont pris des poses surprenantes, inattendues. L’un d’entre eux court, l’autre danse, on dirait qu’elle fait du karaté. Deux mannequins ont les mains dans les poches. Ils sont noirs de couleur ; ils ont des expressions presqu’humaines. Insufflez-leur un peu de vie, et ils parcoureront les zones piétonnes, donnant des renseignements, saluant les enfants, draguant les adultes. Ils sont prêts à envahir le monde, si vous leur donnez des armes ; prêts à nous servir, nous coiffer, faire la vaisselle, sortir le chien effrayé, si vous le leur demandez.

En attendant, ils sont en vente. Modèles d’exposition. On fabrique à demande. Vous nous dites ce qu’il vous faut. On travaille avec de très grandes maisons. En tout cas, pour les professionnels.

Entre les murs noirs (couleur de l’élégance et de la suggestion) on a su créer un espace, un lieu, qui permet de conceptualiser. Les créateurs ici n’auront aucun problème à concevoir leurs vitrines avec un regard nouveau. Le commerce souffre un peu de cette mode animale. Hermès y a recouru pour ses vitrines à New York l’année dernière. Mais il reste tant d’espaces d’exposition des vêtements, à l’intérieur des magasins, des grands magasins, tant de prétexte à déployer des humains artificiels. Chaque centimètre de cette peau de plastique, que vient caresser la lumière de petits spots au plafond, vaut une fortune. De l’argent anthropomorphique. Voyez-vous, on vend mieux, quand on arrive  se projeter. C’est pour ça qu’on fait des mannequins qui sont beaux, modèle, mais qui nous ressemblent quand même un peu. Pas d’anorexie dans les modèles de plastique ; ça n’est que pour les vivants. Pas de drogue non plus, et, corollaire, pas de rock’n’roll. Certains de ces hommequins, et femmequines, ceci étant, respirent une quasi joie de vivre. Il y en a une douzaine au total, dans l’espace d’exposition, et encore pas mal à la cave. Ils sont en société. Ca tient salon, ça discute ; on se croirait dans un vernissage ; dans une galerie.

Paris, le 28 octobre 2013.

A mes amis de Londres.

Chez le taxidermiste

Le concept, c’est d’avoir l’animal chez vous. Résurgence d’une nature qui disparaît par ailleurs, se réduit comme une peau de chagrin. Des chasseurs, l’animal empaillé est passé au hipster via le cabinet de curiosité ressuscité par les créateurs de mode et les bars branchés. Peu importe que ça attire les bestioles, que ça prenne la poussière ; ici, on vous dira que c’est traité.

Le produit d’appel, en vitrine, c’est un ours, assis à une petite table, qui prend le thé avec un chevreuil. Chasseurs, vous pouvez faire faire vos travaux de taxidermie ici, on fournit de grands noms, et même une ou deux têtes couronnées. Dedans, ce n’est qu’oiseaux, chevreuils, faune sylvestre d’Europe, mais il y a aussi un zèbre, et une ou deux pièces rares (une tête de tigre). Tout le plaisir est que oui, ce sont bien des espèces protégées, mais qu’on est à l’abris car ceci a été acheté avant l’interdiction. A une époque, songe parfois le patron, on pouvait vraiment tout faire. Aujourd’hui ce n’est que contraintes, lutte contre les braconniers, disparition des animaux et demandes du marché chinois pour des aphrodisiaques. Le paradis est perdu.

L’espace est organisé de manière sommaire ; à gauche, une table ancienne qui sert de caisse, un peu comme dans une galerie d’art ou un magasin d’antiquités. Au fond l’arrière-boutique et un petit laboratoire (les travaux ne sont pas faits sur place). A droite, les grands animaux, à gauche une immense table d’oiseaux, en-haut des bustes muraux accrochés. Des étiquettes indiquent les prix, les références. Tout n’est pas à vendre, loin s’en faut. Ici on travaille, on récupère, on vend, on prend les dépôts en de certaines circonstances. L’an dernier, on a rentré un lion magnifique ; il n’est pas demeuré longtemps. On en a tiré un bon prix.

En termes de force commerciale, peu suffit ; il y a le patron, et parfois un assistant. Au-delà de cela, lui est à l’aise avec les défenseurs des droits des animaux. Ici, on ne travaille évidemment que sur des animaux chassés légalement et pour le reste ce sont d’anciennes pièces, des animaux déjà morts.

J’y suis pour rien.

Je me souviens, semblent répondre les bêtes au regard immobile.

Paris, le 16 septembre 2013.

 

Le magasin de caméras

Il y a une seule vitrine, remplie d’étagères d’objectifs noirs et gris, comme autant d’yeux qui vous regardent ou vous ignorent. La vitrine inversée. Ces objets sont déjà d’un autre siècle ; ils guettent nonchalamment le passant dans une conversation d’images à travers le temps. A l’intérieur, passée la porte de verre à cartes postales et affiches, à heures d’ouverture griffonnée au stylo sur une feuille de cahier rayée, scotchée à l’emporte-pièces, à panonceau OUVERT, vous trouverez une moquette rouge décatie, d’autres vitrines à étagères et à appareils divers, et un comptoir rayé à force d’être gratté par des appareils, objectifs, bandoulières, housses, pièces de monnaie, montres et trépieds. On vend quelques appareils neufs, numériques, des Leica, la grande marque allemande que tout le monde s’arrache. Image de cristal, tableaux de verre. Mais l’argentique a toujours sa secte, fidèle et dévouée, prête à dépenser toujours plus en pellicules, développement, abonnement en club photo, transformation de salles de bain, acceptation des odeurs chimiques, voire des rhumes et boutons, achat de papier Ilford ou autre. Car le grain de la photo à l’ancienne, la retraite de la chambre noire, dans cette époque d’iPhone infernaux et de flash infos continus, ça vous donne une épaisseur que les autres n’ont pas. Apprenez la photo, vous apprendrez à regarder le monde autour de vous, ses mille images permanentes, toutes passionnantes et paradoxales. D’ailleurs maintenant que tout le monde en fait, il vous faut l’appareil à l’ancienne, le ruban noir, la housse, la bandoulière, en somme l’habit, la cuirasse, la soutane du photographe. Plus c’est ancien, plus vous faites pro. Maintenant que chacun prétend être son propre Cartier-Bresson, il vous faut des pièces à l’appui.

Ce qui fait qu’ici, sous les affiches des grands photographes et les logos des grandes marques américaines, japonaises, allemandes, on voit le temps passer tranquillement. Bien sûr que le chiffre a baissé, que les gens ne sont plus les mêmes, mais le vintage touche aussi au loisir de l’image, et dans l’emportement généralisé à saisir chaque seconde qui passe, les appareils photos à l’ancienne se portent bien. Vous vous essayez à la photo, vous commencez avec votre téléphone, et un jour vous vous lancez, et on vous félicite, et c’est votre passion, et en plus ça se vend bien, le marché explose.

Paris, le 29 avril 2013.

A Jennifer Huxta, une « vraie ».

 

Le magasin de moutardes

Une fée de Shakespeare, dans le Songe d’une nuit d’été, porte le nom de Graine de Moutarde. Quoi de plus charmant ? Assurément, si j’avais une fille de la taille d’un pouce, je l’appellerais Graine de Moutarde (si c’était un fils, ce serait plutôt Grain de Poivre). Un peu piquante, très distinguée, élégante, bourguignonne à l’excès (car elle est dijonnaise, et faite au vin-aigre), la moutarde est chic. Elle est racée. Forte. Si j’étais une moutarde, laquelle serais-je ? se plaît-on à se demander.

Dans ce magasin tenu par une grande maison française, il n’y a pas le choix. Tout est de la même marque, et tout est rangé là où il faut : les pots de toutes tailles s’imitent dans des alcôves de bois noir. Mille moutardes : bavaroises, rémoises, dijonnaises, lisses, ou à graines… On vend aussi du vinaigre, et d’autres condiments. On innove (vinaigre à la cerise, de cidre, de vin rouge, de vin blanc, huiles de noix et d’olive, vinaigre de Xérès, vinaigre de je ne sais quoi). Vos salades ne s’en remettront pas. Vos invités seront surpris, c’est tout le jeu.

Pour faire « genre », les vendeurs ont des napperons, histoire de vous montrer qu’ici, c’est comme chez Pierre H., mais qu’il s’agit d’assaisonner votre bifteck. Vous aimez le fort, le doux ? Nous aussi. Des lumières doucereuses vous rappellent aux hôtels-restaurants en vue dans les années 90, au coin de la rue, où tout était tamisé, suggéré, où on préférait le bordeaux et le noir aux couleurs vives, et les assiettes carrées au Limoges. Un vendeur parle russe, un autre japonaise. On aime bien vendre aux gens des pays à piment, car ils s’y connaissent et n’ont pas peur du goût. Mais la crème de la crème ce sont les mères comme il faut, qui viennent pour le coffret vinaigres. Moutardes. Tout se transmet, à commencer par le bon goût, et quoi de mieux qu’un coffret vinaigres pour Noël, pour le mariage d’une lointaine nièce ou cousine, et pour rappeler aux dames que leur devoir est bien… à la cuisine ?

Paris, le 10 mars 2013.

Guitares électriques

Ca y est la barbe est à la mode, mais plus les cheveux longs. Ca n’a pas d’importance ; ici Steven Tyler d’Aerosmith a toujours quarante ans à peine. INXS, Iron Maiden, etc., c’est par ici que ça passe, à Paris. Vive La Fête. Pussy Riot (libérez-les). Ah oui. Ramstein. C’est aussi un château en Alsace.

C’est la boutique des guitares électriques. Elles pendent des murs, comme elles pendront de vos épaules, comme des fusils, longs rifles. Ca devient dur à casser en concert. C’est blanc, noir, rouge, des formes incroyables ; comme un dessin d’extraterrestre. Les murs sont en brique, et sur cette toile de fond, certaines des guitares ressemblent à des armes de science fiction, disais-je, à des avions furtifs, à des drones. Noir, rouge métallique, vert turquoise années 50, jaune canari branché, marron couleur de bois. Forme gothique, forme classique style LA 1959. La quintessence du design, c’est pas chez le fabricant de haut-parleurs danois, c’est ici, en terre californienne. Quelques mètres de Californie dans la grisaille européenne, un gars aux cheveux longs qui est sympa sans sourire (comment fait-il ?), et un voyage vestimentaire dans le tourbillon de la fin du XXième siècle : jeans troués, t-shirts à squelettes, look grunge, look néo-sixties, look skater, look, look, look….

Un sol en béton poli ; on va pas s’embarrasser, mais c’est bien pensé. Ca pourrait vous rappeler le magasin de motos. C’est le même type d’achat. Parfois, les mêmes montants à quatre chiffres. Enfin presque.

Comme c’est un lieu d’habitués, au comptoir la conversation prédomine. Les galères, le loyer, la dernière relation, ce que fera X après sa dernière démission. L’étranger qui pénètre dans la boutique est forcément un semblable. Il est un peu comme vous, un peu comme moi, il joue, il aime le son ; il aimerait peut-être percer aussi. C’est pour ça qu’on le tutoie. Ibanez, Ibanez, Ibanez, la grande marque de guitares, on l’a. Y a aussi les amplis, les multiples gadgets de la musique électrifiée, les pédales, les prises. Les amplis. Les amplis. Les amplis. Je répète parce qu’il y a des couleurs, des styles différents. L’ampli marron et jaune, style 60s, comme quelques guitares qu’on a oublié d’énumérer… L’ampli orange. L’ampli noir, le classique. Vous croyez que vous savez ? Vous ne savez rien. Passez devant la vitrine alors, ne vous arrêtez pas, mais demandez-vous si ce que vous écoutez, c’est vraiment du son ; de la musique ; de la mélodie. OK, convient le hard rockeur, parfois on lui pose la même question. Qui est-on pour dire ; les goûts et les couleurs…

Retour au magasin. Dedans, vous avez aussi le catalogue. Dans le catalogue, de célèbres chanteurs posent avec « leur » guitare. L’une ressemble à Courtney Love (la veuve de Kurt Cobain, vous savez, Nirvana). L’autre porte un masque de tête de mort. Dans cet univers fantasmatique, c’est la force masculine, subvertie par le maquillage, les cheveux longs et les masques ; un univers de musiciens, de passionnés ; de technique ; de gamins qui vident leurs économies pour s’acheter ce truc et passer des heures à essayer, avant. Les filles chantent aussi, elles jouent, elles prennent des risques, c’est pas la question, confère les Pussy Riot. Dans un garage, un appart’, un HLM, plus d’un conflit de voisinage, rébellion et guerre familiale, tout ça existe ; pourquoi cela devrait-il forcément mal finir ?

La guitare électrique, c’est comme le saxo, ça reviendra dans le mainstream (si vous dites que ça y est déjà, je me tais) mais en attendant nous on se porte pas plus mal.

En Finlande, dans les films de Kaurismäki, la guitare électrique fait partie de la culture populaire. Ici, comment ne pas se demander : se maquiller, faire du bruit, faire de la musique avec du bruit, que vous appelez bruit, c’est peut-être un signe de civilisation.

Paris, le 29 octobre 2012. 

A tous les gars et les filles de la Rue de Douai,

A  V., qui aimait bien mes « magasins ».

Le Concept Store

Ce n’est pas une boutique, c’est un lieu. Peint en blanc, de la tête aux pieds, les rayons, les vitrines, les murs, au-dessus, en-dessous, même la cave, dit-on : tout est blanc. L’argent, le chromé, les couleurs métalliques, une ou deux touches d’or insolentes scintillent et brisent la profondeur de l’espace, carré d’arctique ou de voie lactée.

Dedans, deux personnes travaillent, parfois debout, parfois assises, sur une marche (la seule marche du magasin, au fond) ou sur une chaise (métallique, design). Cheveux blonds, cheveux bruns. Ils sont vêtus de noir, souvent, particulièrement en hiver, comme des metteurs en scène, comme des acteurs au studio. L’été, ce sont plutôt des couleurs, vives, des turquoise, des rouge, particulièrement du pantalon rouge—le pantalon rouge, c’est le nouveau jean bleu. Lunettes noires ou de couleur, avant les autres. Ils sont aimables, courtois, mais n’entrent pas dans votre intimité.

Certaines parties de la boutiques sont laissées vides. On ne veut pas acheter, ou vendre à tout prix. Ily y a des objets bizarres, enfin bizarres au yeux des gens qui ne comprennent pas. Un cube (théière). Un cône (fourchette). Il y a une démarche, dit-on, d’élégance, de design—le design, réponse de l’art à l’industrie (ou le contraire !), avenir de l’artisanat, des savoirs-faire—. Les Italiens l’ont compris, les Scandinaves aussi, la France est en retard. A ce rythme, on ne pavoisera plus très longtemps, et ç’en sera fini du fabriqué en France. Ici, on s’est affranchi des frontières, on se moque du lieu, on vise l’excellence.

Objets divers, divers usages. On trouve des tasses blanches, à dessin, tirage limité (on ne peut boire dedans, ou bien il faut les commander). Des bougies en forme de femme enceinte. En ce moment, on joue beaucoup avec ce concept, de creux, de courbe, de maternité, de douceur, de lait. Un ou deux animaux empaillés—dernière mode, presque passée : ils retourneront bientôt chez l’antiquaire. (Même ici, on ne peut être parfait.) Des magazines à diffusion limitée  : Monocle, Art 30, etc. où l’on trouve beaucoup de photographies, d’interviews avec des photographies en noir et blanc, et des phrases définitives, sur la vie, l’amour, la mort, l’art et le sens de la vie en société. Les édits des sommités.

Deux trois paires de chaussures très particulières (on ne croirait pas !), créateur.

Une écharpe moche, jaune et brun années 70, revisitée.

Ca a ouvert l’année dernière. Ca pourrait mieux marcher.

%d blogueurs aiment cette page :