Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Mois : janvier, 2013

Le magasin de vidéos

Les temps sont durs. Le DVD se loue, mais la VOD, le streaming, les vidéos sur le mobile, sans compter la survie des salles de cinéma, l’ordinateur, les tablettes, le téléphone, enfin, bref, les écrans omniprésents, à quoi bon le magasin ?

On a connu la belle époque de la vidéo. Les clubs étaient partout. Le commerce était lucratif, et intéressant. Aux Etats-Unis, Blockbuster Video faisait un tabac. Ils étaient dans tous les centres commerciaux.

Aviez-vous ce film ? Je vous l’aurais conseillé. Vous l’auriez emporté, rapporté le lendemain, mais trois jours après, il fallait payer une amende. Et à cause des retardataires, les nouveautés manquaient : la frustration était telle quand la petite languette manquait au bas du boîtier, indiquant que vous étiez cuit, qu’il fallait se rabattre sur le plan B, ou C, ou le vieux Western. Maintenant c’est fini, tout ça ; tout se télécharge, tout se visionne. Depuis quand redit-on visionner un film ? Ce n’était-il fini depuis les Lumière ?

Il fallait faire gaffe à la vidéo. La rembobiner. Attention à la bande magnétique. Je regardais pour m’assurer qu’elle était bien intacte. Vérifier avant de retourner au magasin. Les films en V.O. étaient consignés dans un rayon spécial, pas de choix au départ du film comme avec les DVD. Rayon spécial, justement, au fond, les cassettes « adulte ». La ligne rouge de la moquette, relevant le brun à carrés dorés, semblait presque y conduire le curieux. Les jeunes y jetaient des regards qui se voulaient discrets.

Du comptoir on voyait toute la vie des gens : vous étiez, ou plutôt vous viviez ce que vous empruntiez. Des cassettes de film sentimental, des cassettes de gym et de remise en forme, voire des films de cuisine et de savoir-vivre, il y avait le choix.

Puis sont arrivés les DVD justement. Plus fins, même principe, ça n’a rien changé. Sauf qu’il fallait maintenant veiller à l’entretien du disque. Et puis, au fond, c’est de là qu’a commencé la déchéance.

La solution, quand un marché dépérit, c’est la qualité. Donc, ici maintenant, c’est du film d’auteur. Des films aussi pour toutes les personnes qui ne sont pas équipées dernier cri. Mais reconnaissons-le : ça se meurt, petit à petit. Louer un DVD, ça se fait encore, mais moins. Les jeux vidéo, ça marche encore un peu, mais quand on n’est pas spécialisé, faut suivre. Et on n’est pas connu pour la location de films d’auteur, car pour cela il y a des magasins spécialisés, qui d’ailleurs tournent encore bien ! Petit à petit, le patron cherche un repreneur. Dites-nous si ça vous intéresse. Faites le 06….

Paris, le 28 janvier 2013

A Philippe G.

Le traiteur

Les cadres n’ont plus le temps de faire la cuisine, pas plus que les mères de famille ou les pères divorcés qui ont leurs enfants le weekend. Les personnes qui reçoivent, de plus en plus, achètent plus qu’ils ne préparent, et le bon goût consiste, non à cuisiner, mais à savoir où trouver les bons plats déjà prêts dont on vantera les qualités rejaillissant sur les hôtes.

C’est ainsi que va le monde, et c’est ainsi que le traiteur prospère. Chaque année le chiffre d’affaires augmente, petit à petit on grapille « l’univers » de la cuisine et de la gastronomie. Ce qui est important, et que l’on voit dans les vitrines diverses, c’est (que cela ait l’air) fait maison. On voit des terrines dans des faïences blanches, beiges et brunes, qui ne sont plus toutes neuves, des céleri remoulade, des hachis parmentier, des saucisses au raifort, de la moussaka, du canard aux petits fruits rouges, et des tomates confites, le tout qui semble sortir presque de la cuisine, à peine réfrigéré, mais si vite réchauffé. Il faut un peu de film plastique.

On vend ici des produits qu’on ne trouve pas ailleurs, il y a un rayon épicerie fine, derrière vous lorsque vous faites face aux plats : confitures extra de Dordogne, poires en conserve de l’Est, spécialités régionales (madeleines de Commercy, bêtises de Cambrai, etc.). Toute la France des saveurs, comme on dirait chez Leclerc, s’offre à vous. Bien sûr c’est un peu cher, mais si vous allez au restaurant, vous n’aurez pas meilleure qualité, et vous ne serez pas chez vous. Et puis ici c’est prêt : on peut même réchauffer quelque chose pour vous, mais on n’est pas non plus spécialiste de la cuisine à emporter, donc on manque de couverts, ce n’est pas prévu pour cela. On sait bien que les supermarchés proposent un rayon traiteur ; mais on sait bien que ce n’est que de l’industriel bien présenté…

On fait varier les plats ; Madame et Monsieur, les propriétaires, changent de fantaisie de semaine en semaine et font évoluer la carte. On veille à ne pas trop proposer, car trop proposer, c’est ne rien faire soi-même. On prend en compte les nouveaux goûts, on teste, mais au fond quand on va chez le traiteur on veut des valeurs sûres. Le sol est un carrelage brun années 70 qui est toujours impeccable ; par ces temps de neige une serpillère à l’entrée vous permet d’essuyer vos pieds, s’il vous plaît. L’hygiène c’est fondamental. Jamais eu un malade en trente ans d’activité. Tout est frais, archifrais, oui Monsieur. Goûtez donc.

A vrai dire, la tendance traiteur fait mouche : les supermarchés, les Asiatiques bien sûr, et depuis longtemps les Italiens s’y sont mis. Aux Etats-Unis, certaines familles ne mangent plus que des plats du traiteur et ne savent même plus cuisiner. Cependant, avec toute l’offre, il n’y au fond rien de bon, dans les rues.  Des sandwich, des pizzas pas fraîches. Ne vous y trompez pas. Ici, on vote plutôt… On ne dit pas ce qu’on vote.

Paris, le 21 janvier 2013

La rôtisserie

             Ils suintent leur jus qui dégoutte sur le fond des fours à broches, sur des oignons et des tomates entiers. A l’intérieur et sur le trottoir, des poulets tournent et dorent sous des lumières rouges qui les font cuire… La chaleur est continue dans la rotisserie, ainsi que l’odeur du jus de poulet, de la chair croustillante des dos de poules. On rôtit aussi des dindes, des coqs, des coquelets, des pintades, enfin toutes sortes de volailles, et au comptoir, vous pourrez acheter les épices, les condiments de rigueur. On reste cependant sur la cuisson. Ici, votre four et votre barbecue sont externalisés. Plus besoin d’odeurs de cuisine, pas besoin de faire la vaisselle. Venez ici chercher votre poulet rôti, régalez vos invités, vos petits-enfants qui viennent à déjeuner.  Le rôtisseur, patron de l’établissement, a commencé sur les marchés, rôtissant et vendant oiseau par oiseau à des dames avides, pour qui le jour de marché était synonyme de jour de poulet, voire de jour de liberté (pas besoin de faire à manger). Puis, il s’est installé ici, et ses broches tournent sans cesse comme les planètes d’un système solaire. A force de regarder les poulets tourner, on se dit qu’elles ressemblent à autre chose : à de petits hommes (Dante est tout proche), à des monstres mythiques, à des grenouilles jaunes. Tout est lancé le matin, car il faut que le midi ce soit prêt à manger.

L’odeur est importante : c’est parce que vous sentez ce bon poulet, cette bonne odeur de rôti que vous entrez pour la première fois. Pourquoi ne pas vous laisser tenter ? c’est déjà prêt. Ici, on a une préparation spéciale d’épices et de sauces pour que le parfum et l’odeur soient au mieux, comme il faut. Ce n’est pas le mélange du rôtisseur tout fait. Chacun ses secrets.

Ce que les gens ne savent pas, c’est que les machines doivent être nettoyées sans cesse, et qu’il ne doit rester aucune graisse. Impeccable. Que les poules sont vraiment fermières, mais que l’approvisionnement peut parfois poser des problèmes, que tout est à faire pour que cela semble si naturel aux yeux du client, du passant. C’est comme au théâtre : le naturel a un prix, et il est le fruit d’un travail ; tous ces poulets qui tournent, comme les danseurs au Lido, ces cuisses qui virevoltent, c’est du boulot, toute la minutie et la mise en scène du maître rôtisseur.

Il y a quelque chose de très tradi à la rôtisserie, mais là encore, tout se règle désormais, tout est automatique, numérique. Il faut du bon matériel de bons rôtissoires (à bois, gage de qualité), pour bien bosser…pics simples, pics doubles,… tout un ensemble d’instruments de torture pour volailles rôties qui rendent le travail plus facile. Sur un rôtissoir moderne à bois, mettez 80, 100 poulets !

On vous sert dans un beau sac brun, anti-gras, que vous pourrez jeter aisément avec les restes, avec des pommes de terre, des tomates…

 

Paris, le 14 janvier 2013

Le magasin de cigares

La boutique est étroite. On se croirait dans un placard élégant. Un dressing. Une valise à tiroirs, à miroirs, du genre des représentants de commerce d’autrefois. Du sol au plafond, ce ne sont que tiroirs, avec pour seule interruption des vitrines et des alcôves pour présentoirs éclairés par de petites lampes, à hauteur de vue. Ces tiroirs, protégés à l’ouverture par des vitres, on n’en voit que les boutons dorés, deux par deux en rangée sur le bois ciré qui sert de doublure aux parois internes. Ouvrez un tiroir : vous trouverez des cigares, mille sortes de tabac momifié et certifié par ces petites étiquettes ou ces petits rubans. Trouvez aussi dans les vitrines, sur de petits chevalets : allume-cigare (objet qui a connu un succès fulgurant de par le monde, créature qui a dépassé son parent le cigare…), ciseaux à cigare, boîtes à cigare… Mais on ne vend pas que du tabac ou des choses qui s’y rapportent : des parfums, des boutons de manchette, car nous sommes au temple de la coquetterie masculine. Cuba est loin, avec son régime communiste. Ici ne déambulent que des hommes à embonpoint, à cravates et à nœud papillon. Le cigare, c’est un plaisir, c’est un style. Ca pue, pensent certains (certaines). Ca teinte l’haleine, ça colle aux habits, ça hante une pièce, un bureau, comme dans les films policiers, les bureaux du détective privé. C’est comme le dessert d’un homme au régime, ou qui voudrait varier les plaisirs. Et puis il y a l’objet par lequel le scandale arrive, invétérablement phallique, le cigare de la puissance fantasmée.

Bien sûr, ça sent le tabac. Un tabac fort et parfumé, une odeur refroidie par la climatisation qui doit fixer la température idéale pour la conservation des feuilles. Les vendeurs sont exquis, polis, serviables et savent faire la conversation. Ils sont bien habillés, en costume sombre, vous servent comme à la maison. Une simplicité désarmante, mais si urbaine, courtoise. Certains clients viennent en coupé de province (disons, 200 kilomètres à la ronde). D’autres viennent de plus loin, et profitent de leur weekend à Paris, avec ou sans la famille. De nombreux fils ont, par le vol des cigares de leurs pères, forcé ces derniers à venir s’approvisionner en urgence ; de tels petits délits sont légion ; les pères courroucés ou amusés accourent alors pour renouveler leurs emplettes.

Avec les années, on connaît le client. A la fin, c’est plus.

Ce magasin est un maillon, dans une chaîne qui tient en plusieurs lieux : le barbier ancienne façon, le cordonnier de la rue de Sèvres, etc. C’est un circuit, tout le monde se connaît. L’union s’est faite par le bas, c’est-à-dire par la clientèle. Il y a chez les vendeurs et les chefs un sens aigu du rang : on le tient parce qu’on l’occupe ; on le cultive. Côtoyer les puissants, c’est, déjà, l’être un peu soi-même.


Paris, le 5 décembre 2012.

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