Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

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Le magasin de parapluies

« Parapluies et cannes, oui. Mais oui, passez à l’heure que vous voulez, Monsieur ! »

C’est ainsi qu’on reçoit ici, dans ce magasin, au téléphone, avant même que l’on vienne. Tout pour le client, c’est ce qu’on aime à dire. Les objets que l’on commercialise ici sont importants : les cannes servent à nombre de personnes infirmes ou temporairement ou de façon permanente, et pour cela, il faut être prêt à faire des efforts, car leur démarche est rendue difficile par la gêne qu’ils éprouvent à marcher. D’autre part, on se plaît à dire, dans ce décor dix-neuvième, derrière les vitrines gravées en lettres dorées à la manière d’autrefois, que l’on est dans un temple du luxe, mais d’un luxe subtil et élégant, presque caché.

Tant mieux pour nous, ronronne dans sa barbe le client ou le patron lui-même, en se caressant le bout des moustaches, et une barbiche qui paraît sortir de Balzac. Les cannes sont protéiformes ; elles sont couronnées de têtes de chien ou de chat, de cerf, généralement d’animaux masculins car pour une raison obscure on assimile la canne à l’homme là où les femmes en portent aussi. Tous ces bâtons sont regroupés, debout et en faisceaux, sur des présentoirs à droite et à gauche du magasin, qui est un vaste couloir en L, où l’on entre et où l’on déambule avant de tourner à droite, et de faire face à un comptoir où l’on peut se mirer dans la glace pendue au mur. Les miroirs sont partout, de toutes parts, sur presque tous les murs, et à hauteur de pied déjà jusqu’au plafond ; ainsi, on peut s’admirer, contempler sa démarche auguste.

Ailleurs, mais pas en un endroit précis ; un peu partout, à vrai dire : on trouve les parapluies. Avec les têtes d’animaux, ils forment des totems habillés, de petites colonnes, habillées façon Christo. On trouve aussi des pierres, des cristaux, des boules, au bout des anses. Les robes des parapluies rassemblées sont comme un étal de soieries : du rouge bordeaux et du vert foncé le plus élégant à des motifs à pois roses, voire à cœurs. Des fleurs de lys pour les plus ultra. Le tout se dispense mais ne s’essaie pas. On n’ouvre rien dans la boutique, c’est un principe ancien et cela porte malheur. On vend, en revanche, plein de tailles différentes, et l’on est indulgent avec les clients qui veulent essayer sur le trottoir ; personne n’est jamais parti sans payer. De toute façon, remarque-t-on au fil des années, le décor opère une sorte d’antisélection et filtre les bons parmi les passants. Et puis, on a nombre de clients fidèles, qui reviennent depuis des années, et qui initient leurs enfants, lesquels reviennent encore éprouver les lates anciennes et souvent cirées du plancher de bois, couleur dorée, comme tout ce qui se trouve ici ; que ce soit le bronze, le bois ou encore les différents éléments de décoration que l’on a gardé au fil du temps. Quelques parasols beige, blanc et pastels, rarement vendus mais jolis comme tout, en bois et en dentelle, rappellent le passage des années et tentent les nostalgiques.

Le changement climatique, les étés pourris ; c’est bon pour les affaires ! plaisante le vendeur-en-chef avec le patron, car on est de plus en plus mouillé.

 

Paris le 24 août 2014.

 

Aux pâtisseries portugaises

Au Portugal, les choses vont mal. Crise, récession, et austérité. L’émigration est revenue. Il n’y a jamais eu autant de départs depuis trente ans. Les gens vont au Brésil, en Angleterre, en Angola et au Mozambique, voire en Australie. Ici, à Paris, les produits portugais s’arrachent aux vendeurs : sardines, gâteaux, confitures, miels, pasteis. Alors pourquoi pas Paris…

C’est comme là-bas. On vend une petite sélection de produits ; des choses à manger. La deuxième vague de la cuisine portugaise à Paris s’adresse à une clientèle différente. D’anciens vacanciers nostalgiques, des compatriotes exigeants, des citadins en goguette, des gens bien comme il faut qui veulent essayer autre chose. On fait exister ici un coin du pays, un concentré de souvenirs qui fait dire parfois que c’est « cliché ». Normal, on a rassemblé le meilleur ; bien sûr que ce n’est pas exactement ainsi au pays ; que les boutiques ne sont pas toutes d’épicerie fine et qu’on y vend aussi des Snickers. Mais l’Europe se construit aussi à travers le goût. C’est lorsqu’il y aura des spécialités de tous les pays, de petits gâteaux à la mode ; lorsque les Parisiens s’arracheront le curry wurst et les Berlinois le chou à la crème (qui fait son grand retour), qu’on pourra se dire : c’est bon. N’attendons pas l’Europe de la défense ! ou bien, mettons que quand les food courts d’Europe existeront, c’est qu’on y sera de longue date.

En tout cas ici ça marche bien. Les gens se succèdent, et ils veulent tous la même chose. Ces gâteaux qu’on fait nulle part ailleurs. Le gâteau à la pâte de riz. Le gâteau qui n’est pas un flan. La patronne veille patiemment sur le flot des clients de tous les jours. C’est ouvert aussi le weekend : on aime travailler, et pour réussir, il n’y a que ça qui marche. On a pensé l’espace comme un gâteau ; il est petit, il est exiguë, efficace : on va droit au but, pas de temps à perdre. C’est ça l’Europe nouvelle : pas de temps à perdre, fini le temps des empires gras. Il faut pouvoir compter sur soi, trouver les ressources, les épargner, et penser à ce que les autres ne voient pas. Ouvrir un magasin à Paris. Une pâtisserie d’un genre un peu spécial. Laisser entrer les gens, leur proposer de la cannelle, des cafés, des thés, et se dire qu’avec ça et un peu d’ingéniosité, on aura de quoi vivre. Il faut une démarche, que ce soit classe, pas quelconque. Et ça marche.

Paris, le 2 mars 2014.

Aux peuples ukrainiens et russes.

A Mourad Maher, pour m’avoir remonté le moral un soir il n’y a pas si longtemps.

Elections européennes le 25 mai 2014.

L’atelier d’encadrement

Du dehors on voit les travaux de dedans ; la boutique a précédé ces boulangeries où l’on montre le personnel en train de façonner les petits pains.

Le lieu est exigu. Il n’y a pas d’espace de vente distinct ; vous entrez directement dans l’atelier, où travaille Monsieur l’encadreur. Ici depuis quarante ans, il officie devant vous, et vous explique le prix au moyen de son équerre. Du dehors, vous le voyez à l’œuvre ; il a fait ainsi bien avant les boulangeries à la mode qui ont mis leur personnel en vitrine. D’ailleurs, du dehors, on le voit, lui, et quelques tableaux fétiches qu’il a faits récemment ou encadrés et conservés. Il peint aussi, c’est un artiste ; il y a donc de ses compositions sur les murs et dans l’un ou l’autre des pans de vitre. Des portraits fleuris, des rabbins, de vieilles dames, des champs à la façon impressionniste. Monsieur a fait de la copie aussi, dans sa jeunesse, mais aujourd’hui, ça le fatigue.

Ici on pratique la restauration, aussi, de vieux tableaux s’amoncellent dans un coin. Dans l’ensemble, on ne sait pas ici si on est chez un artisan ou chez un peintre : devant soi, lorsqu’on entre, une table de travail, grand plateau comme une table d’architecte. A droite les tableaux en travaux, à gauche, posés verticalement et sur de grandes planches, des dizaines de cadres. Au mur, au-dessus de la table de travail, les modèles de cadre : bâtons, ioniens, dorés, simples, couleurs, couleurs vivres, pastels, compositions diverses.

C’est vraiment à vous de voir ; on peut faire de tout. Mais pour une esquisse, une estampe, parfois quelque chose de simple est préférable, comme un simple pourtour au papier cartonné. Ca ressemble à un encadrement et c’est —si vous le le permettez—moins cher. Au sol, un béton poli par les âges,  des bouts de bois, de la colle solidifiée, des morceaux de carton, des bouts de fil, des traces de peinture, de la poussière et de la sciure. C’est un lieu de travail, et le travail a laissé sa trace, sous vos pieds. Le vieux tabouret lui aussi est usé ; le bois est lissé par le temps. L’atelier est lumineux, et la peinture blanche un peu jaunie par les travaux, les gaz et un peu de tabac (Monsieur a arrêté) reflète tout de même le soleil qui entre du dehors.

Les tarifs sont abordables ! c’est du travail ! et pour autant les gens vont quand même faire ça dans les grands magasins. Tant pis, pour eux, si leurs salons se ressemblent encore plus.  De toute façon, ici ce n’est pas éternel. Les loyers sont impayés depuis des lustres et ça finira par péter avec le propriétaire. Il fait ses recours, et ça traîne, mais un jour ça va aboutir. Ca fait déjà deux ans que le patron avertit ses clients : je ne vais pas tenir. Vous voyez, je vous fais un prix, mais…

Sur la table, les outils de la beauté et de l’art, sont posés : marteaux, scies, pinceaux, outils de mesure, clés, pinces, bouts de bois, tout ce que Léonard de Vinci utilisait sûrement, lui aussi, est ici. La beauté a ses instruments ; ciseaux, couteaux à bois, palettes, limes, lames, brosses. Sa cire, ses couleurs, sa parure. C’est une palette de couleurs, un coffret d’objets et de tons, de décoration. Dans le travail accompli, on oublie les soucis.

Paris le 6 janvier 2013.
A l’encadreur du  9e qui a fermé boutique.

Le traiteur

Les cadres n’ont plus le temps de faire la cuisine, pas plus que les mères de famille ou les pères divorcés qui ont leurs enfants le weekend. Les personnes qui reçoivent, de plus en plus, achètent plus qu’ils ne préparent, et le bon goût consiste, non à cuisiner, mais à savoir où trouver les bons plats déjà prêts dont on vantera les qualités rejaillissant sur les hôtes.

C’est ainsi que va le monde, et c’est ainsi que le traiteur prospère. Chaque année le chiffre d’affaires augmente, petit à petit on grapille « l’univers » de la cuisine et de la gastronomie. Ce qui est important, et que l’on voit dans les vitrines diverses, c’est (que cela ait l’air) fait maison. On voit des terrines dans des faïences blanches, beiges et brunes, qui ne sont plus toutes neuves, des céleri remoulade, des hachis parmentier, des saucisses au raifort, de la moussaka, du canard aux petits fruits rouges, et des tomates confites, le tout qui semble sortir presque de la cuisine, à peine réfrigéré, mais si vite réchauffé. Il faut un peu de film plastique.

On vend ici des produits qu’on ne trouve pas ailleurs, il y a un rayon épicerie fine, derrière vous lorsque vous faites face aux plats : confitures extra de Dordogne, poires en conserve de l’Est, spécialités régionales (madeleines de Commercy, bêtises de Cambrai, etc.). Toute la France des saveurs, comme on dirait chez Leclerc, s’offre à vous. Bien sûr c’est un peu cher, mais si vous allez au restaurant, vous n’aurez pas meilleure qualité, et vous ne serez pas chez vous. Et puis ici c’est prêt : on peut même réchauffer quelque chose pour vous, mais on n’est pas non plus spécialiste de la cuisine à emporter, donc on manque de couverts, ce n’est pas prévu pour cela. On sait bien que les supermarchés proposent un rayon traiteur ; mais on sait bien que ce n’est que de l’industriel bien présenté…

On fait varier les plats ; Madame et Monsieur, les propriétaires, changent de fantaisie de semaine en semaine et font évoluer la carte. On veille à ne pas trop proposer, car trop proposer, c’est ne rien faire soi-même. On prend en compte les nouveaux goûts, on teste, mais au fond quand on va chez le traiteur on veut des valeurs sûres. Le sol est un carrelage brun années 70 qui est toujours impeccable ; par ces temps de neige une serpillère à l’entrée vous permet d’essuyer vos pieds, s’il vous plaît. L’hygiène c’est fondamental. Jamais eu un malade en trente ans d’activité. Tout est frais, archifrais, oui Monsieur. Goûtez donc.

A vrai dire, la tendance traiteur fait mouche : les supermarchés, les Asiatiques bien sûr, et depuis longtemps les Italiens s’y sont mis. Aux Etats-Unis, certaines familles ne mangent plus que des plats du traiteur et ne savent même plus cuisiner. Cependant, avec toute l’offre, il n’y au fond rien de bon, dans les rues.  Des sandwich, des pizzas pas fraîches. Ne vous y trompez pas. Ici, on vote plutôt… On ne dit pas ce qu’on vote.

Paris, le 21 janvier 2013

La pharmacie

            On dit que le modèle social français est en panne. Y a plus de sous, profitez-en car ce sera bientôt fini. Les Asiatiques, les Sud-américains aussi veulent leur part du gâteau, et ici, il n’y a plus d’argent. Le social, ça se paie, et quelqu’un devra passer à la caisse. Trente ans de déficit…

Ici, justement, on a tout vu : le carnet de santé, la carte vitale, le ticket modérateur, la fin du ticket modérateur, les remboursements, les déremboursements, les re-remboursements, le recyclage, la fin du recyclage, les soins alternatifs, la critique des soins alternatifs, le retour des soins alternatifs, les génériques, les marques, les génériques, les marques, etc. Tout ce qui est essayé chaque jour pour faire face. Les gens sont de plus en plus vieux, de plus en plus malades. Ou du moins ici, on en voit beaucoup.

On peut tout traiter. Enfin, traiter, vous comprenez. Pathologies lourdes (cancer, VIH, Alzheimer, Parkinson, vieillesse et fin de vie, troubles neuronaux, troubles des os, on voit de tout). On peut vous avoir les médicaments cet après-midi, dans la journée, oui, pour 17 heures, et même avant, je peux les appeler, je vais les appeler si vous voulez. Pathologies légères. Doliprane, Immosel, Immodium, machin contre la migraine, Nuro- et autres Fen, autres Doli en tous genre, aspirine, les classiques. Certains sont chers à l’achat, d’autres sont chers à la collectivité. Crèmes indispensables et crèmes à tout faire. Le fameux baume du tigre, qui soigne tout depuis le rhume à l’inflation au mollet. Mais vous n’avez pas tout vu.

Dans cet univers blanc et pastel, il y a deux mondes. Le monde du libre achat : choses diététiques, crèmes, choses limites en impact pour l’homme et la femme pressés, ou disons de moyen-long terme, gelée royale, compléments alimentaires, choses controversées, comme les pilules amaigrissantes, la crème qui fait vraiment disparaître les rides, le produit miracle (on essaie d’éviter le registre du miracle), ou même l’huile de foie de morue, qui se vend encore, à des grand-mères répressives.  Derrière le comptoir commence le monde de l’interdit, le monde de l’ordonnance et de la prescription médicale, où certains tentent de puiser par la négociation en promettant un fax du médecin. Généralement, c’est niet. C’est ce monde qu’approvisionne un autre monde de livreurs et véhicules, bientôt cyclistes et coureurs, le monde du médicament en flux tendu. C’est de ce monde qu’une ordonnance offre la clé, des boîtes à étiquette bleue, des formulaires de soin ou autres mutuelles complémentaires, de la paperasse, le cas échéant, de l’Etat providence, en somme.

Un couple gère l’affaire, ils ont plusieurs pharmacies, mais généralement ils sont ici, la maison mère. Des lunettes grises, fines, pour faire sérieux et élégant, léger. Des cheveux grisonnants, mais on reste jeune : on respire la santé. De jeunes assistants pharmaciens stagiaires et fraîchement émoulus de la faculté, préparateurs etc. Les notables, les experts, les griots de demain. Combien de dames âgées pour qui le pharmacie est une autorité finale dans la vie ? De patients malades ? D’incontinents ? De jeunes angoissés, lycéens à problèmes, lycéens à succès, étudiants drogués ou des classes préparatoires—c’est tout un ? De cadres stressés ? D’ouvriers fatigués ? D’hommes épuisés par leur femme, ou le contraire ? De femmes épuisés par leurs enfants, d’enfants épuisés par leurs parents, leurs profs, leurs cours de maths, leurs notes, leurs cours de sport, de lotions contre les douleurs musculaires, de pilules pour aller mieux, se sentir mieux, se prémunir, prévenir, contre la grippe, contre le rhume, contre l’insomnie, contre la mort ?

Entrez ici, et prenez soin de vous.

Paris, le 26 novembre 2012.